Dans une envolée aussi triste que drôle, un commissaire politique de la gauche radicale entend prouver que Paty a bien cherché sa décapitation. Le problème est que Brossat est fêté comme un penseur. Ce qu’il est, d’ailleurs. Mais de quoi ?
Alors arriva Alain Brossat, à qui on ne la fait pas. Dans un texte écrit après la décapitation de Samuel Paty, il ne peut rien dire de l’assassinat et de l’assassin. Rien, car ce serait « participer au concours d’adjectifs et de superlatifs qui vaut ce que valent tous les concours de crachats ». On s’inscrirait ainsi « dans le diagramme de cette correction morale qui est le ciment de toutes les unions sacrées et de vous assigner votre place dans le troupeau ». Nan. Brossat est bien au-dessus de cela.
Le monsieur en a assez qu’on parle de notre vieux Charlie, et pour lui, la liberté d’expression est « un thème impulsé par les sommets de l’État ». Ce n’est pas un principe, ce n’est pas une cause, c’est une manipulation. Elle consiste à « enraciner dans la pâte molle des jeunes cervelles » l’idée que « la liberté d’expression, en général et en particulier, c’est la question de Charlie Hebdo ». Du coup, Paty, « un peu formaté comme tant de ses collègues par les consignes tombées du ciel, donc, a une prédilection pour Charlie Hebdo – allez savoir pourquoi ».
Samuel Paty, « enseignant pyromane »
Le texte complet, qu’il faut bien sûr lire en entier, va plus loin s’il est possible, présentant Paty comme un « enseignant pyromane », ce qui le désigne, sauf grave erreur d’appréciation, comme le responsable de sa décapitation. L’obsession complète de Brossat, dont on ne connaît l’origine, c’est ce qu’il nomme lui-même la République. Dans son esprit, il y aurait semble-t-il une « pauvre et détestable engeance », qui voudrait imposer « l’esprit républicain » à des dominés « réfractaires ».
Charlie, « torchon raciste »
Bien entendu, et il était temps de l’écrire, notre journal est « un torchon raciste ». Ce pourrait être seulement ridicule, et même drôle – on y reviendra –, mais c’est un poil plus compliqué, car Brossat n’est pas un homme isolé. Ce professeur retraité de philosophie – il approche des 75 ans – a été l’un des responsables de la Ligue communiste d’Alain Krivine dans les années 1970, et continue de cheminer avec ce qu’il appelle peut-être la gauche radicale. Il écrit dans des revues comme Lignes ou Asylon(s), et siège au comité de lecture de la maison d’édition La Fabrique, dont le propriétaire est Éric Hazan, autre grand ennemi de Charlie.
Bien entendu, en excellent matérialiste qu’il est, Brossat n’a jamais lu une ligne de Charlie, où il aurait découvert depuis les origines des milliers d’articles et dessins antiracistes. Évidemment, comme il sait sans avoir besoin de connaître, il n’a pas cherché à explorer plus avant sa pré-science, ce qui l’aurait conduit à admettre que Charlie est sans flonflons un journal viscéralement antiraciste, féministe, écologiste. La philosophie à la Brossat n’a pas besoin de la réalité, car elle gêne la formation de concepts.
Il n’a pas cherché à explorer plus avant sa pré-science
On pourrait s’arrêter là, mais ce ne serait pas rendre justice à un tel esprit. Le courant trotskiste auquel il a longtemps appartenu n’a tout simplement rien compris à la nature des deux grands totalitarismes passés : le fascisme hitlérien et le stalinisme. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ses petits copains d’alors opposèrent bravement les impérialismes français et anglais d’une part et l’impérialisme allemand d’autre part, refusant de trancher entre les deux. Poussant même l’imagination jusqu’à refuser les attentats contre les soldats allemands, au motif étincelant qu’ils n’étaient, au fond, que des « travailleurs sous l’uniforme ». Quant au stalinisme, les mêmes estimeront qu’il fallait à tout prix défendre un « État ouvrier dégénéré » contre l’ordre capitaliste, à l’heure même où Staline envoyait des peuples entiers et des millions d’innocents au goulag. Cela laisse quelque trace : en décembre 1979, lorsque Brossat est encore l’un des chefaillons de la Ligue, celle-ci soutient bel et bien l’invasion de l’Afghanistan par la glorieuse Armée rouge, estimant que l’intervention permettait « un certain nombre de mesures antiféodales ».
Mais est-ce bien grave ? Quand Brossat se trompe et trompe, quand ses idées prennent l’eau et font des naufragés, il a encore raison. On a même l’impression qu’il a de plus en plus raison. On hésiterait presque à lui dire qu’il existe, dans cette gauche qu’il dit tant apprécier, une tout autre tradition. Celle du Russe Victor Serge, victime directe de Staline, qui mourut en clamant son engagement définitif pour la justice sociale, mais aussi le respect de la personne, et la liberté. D’expression, mais oui.
Celle également de ce grand ancêtre qu’est George Orwell, que les philistins à la mode Brossat accommodent à toutes les sauces. Ce visionnaire et grand socialiste – non social-démocrate – créa en 1945 le Freedom Defence Committee, pour défendre explicitement ce qui permet à Charlie d’exister : « le droit à la liberté de s’exprimer, d’écrire et d’agir ». Ces braves-là, qu’on se le dise, ont toute leur place autour de notre table. À savourer autour d’un verre de vin la fameuse – et désormais galvaudée – notion de common decency. Soit une décence ordinaire, un certain maintien moral dont un Brossat semble bien n’avoir jamais entendu parler.
Orwell toujours. Le 20 mai 1946, dans un article de The New Republic, il note, guilleret : « Est-il politiquement condamnable de soutenir que, bien souvent, la vie vaut davantage la peine d’être vécue grâce au chant d’un merle, au jaune d’un orme en octobre ? » Sans aucun conteste, Orwell était un écologiste, constatant dans la revue The Adelphi de l’automne 1948 « cinquante autres années d’érosion des sols et de gaspillage des ressources énergétiques du monde ».
Quel mot employer ? Celui de décadence ? De continuité dans le désordre intellectuel ?
Et Brossat ? Rions un peu. Cet éminent philosophe n’aura pas eu un mot en plus de cinquante ans de « travaux » pour la crise écologique planétaire, qui est de loin l’événement de plus marquant de la longue histoire des hommes. Rien. Cela n’existe pas, car ce n’a pas été inscrit au programme. Il n’aura pas daigné, au reste, expliquer pourquoi les rêveries de jeunesse – le rôle clé de la classe ouvrière, l’imminence de la révolution sociale dans l’Europe des années 1970, après un Mai 68 analysé comme « répétition générale » – n’étaient que billevesées.
Non, Brossat est nettement au-dessus de ces interrogations, et pour mieux nous le faire comprendre, il emploie une langue aux limites du fantastique, aussi rigolote, malgré les apparences, que celle de Diafoirus chez Molière. Extrait : « Aux premiers temps de la République, l’instruction civique était patriotique et revancharde, elle véhiculait aussi tout un catéchisme moral – aujourd’hui, elle est citoyenniste et la liberté d’expression en est le mantra – ce qui sert à tracer la ligne de partage entre le monde de l’autochtonie axiologique et culturelle et celui de cette cinquième colonne plébéienne aux contours variables, suspecte d’être allergique et rétive aux « valeurs de la République ». »
Pouah, non ? Quiconque parle une langue morte devrait d’abord prouver qu’il est vivant, mais dans le cas de Brossat, c’est loin d’être gagné. Il est douteux que plus de 500 personnes en France soient volontaires pour une telle épreuve.
Quel mot employer ? Celui de décadence ? De dégénérescence d’un esprit jadis universaliste, ou prétendument tel ? De continuité dans le désordre intellectuel ? On hésite un peu. Mais reste cette certitude : la vieillesse est un naufrage, tout le monde le sait, mais il arrive qu’elle soit une franche rigolade.
© Fabrice Nicolino
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