Karin Albou. En attendant l’Appel

Le verdict est tombé après cinquante-quatre jours de procès et tous les accusés ont été reconnus coupables. Mais à différents degrés de responsabilité. Pour sept des onze accusés présents, la qualification terroriste de l’association de malfaiteurs n’a pas été retenue car leur affiliation à un groupe djihadiste semblait peu probable. Leurs peines ont donc été minorées par rapport au réquisitoire et requalifiées de simple association de malfaiteurs.

Parmi eux il y a Métin Karassular (8 ans de réclusion) un kurde alévi qui a rencontré Coulibaly, le preneur d’otages de l’Hyper-Cacher, lors de la vente d’une voiture et selon le réquisitoire « a participé a minima pour avoir fourni des armes ». Etant kurde, non pratiquant (et selon le rapport du QER, quartier  d’évaluation de la radicalisation,  subissant des « conflits dans la cour de la prison car il ne fait ni le ramadan ni la prière ») il semble peu probable qu’il adhère à une idéologie djihadiste. De même que son comparse, Michel Catino, (5 ans de réclusion) un septuagénaire italien, féru de jeux, qui a transporté un sac d’armes et gardé à son domicile une carabine et un fusil à pompe à la demande de Métin Karassular.

Il y a aussi Abad (10 ans) et Farès (8 ans), deux trafiquants de drogue, qui selon le verdict ont trempé dans un trafic d’armes mais n’avaient pas de lien direct avec les trois tueurs (Coulibaly et les frères Kouachi). Quant à Saïd Makhlouf, (8 ans) un ambulancier n’ayant jamais été condamné, il fit un transport d’armes : une trace de son ADN fut retrouvée sur la lanière d’un taser de Coulibaly. Christophe Raumel, lui, a aidé son comparse Prévost dans des achats pour Coulibaly mais ne connaissait aucun des terroristes, raison pour laquelle il a reçu la peine la plus légère (4 ans) sans la qualification terroriste. Miguel Martinez (redescendu de 15 ans à 7 ans de réclusion) a aidé Abad pour le trafic d’armes mais il est le seul qui a une vie de couple stable, deux enfants, une femme qui le défend bec et ongles. Il est un peu celui que l’amour sauve, comme  le personnage qu’interprète Val Kilmer dans Heat, ce grand film sur la solitude, le seul parmi les truands à échapper  à la mort grâce à la fidélité et à l’amour de son épouse.

De son côté, Willie Prévost, bien qu’il ait affirmé tout au long du procès ne s’être jamais converti à l’islam, a été condamné pour association de malfaiteurs terroriste à 13 ans de réclusion : « Il est le dhimmi », comme l’a plaidé son avocat Me Lévy, « le souffre-douleur sur lequel on peut écraser ses mégots« . Cet homme de 34 ans -habitant Grigny comme son supposé ami Coulibaly qui l’a un jour tabassé dans une forêt- a joué un rôle dans l’achat du matériel (des couteaux) pour Coulibaly.

Ces accusés reconnus coupables font partie d’un  « deuxième cercle » évoluant à distance des trois assassins, contrairement au « premier cercle » (Polat, Ramdani, Pastor) condamnés à des peines plus lourdes  (trente, vingt et dix-huit ans)  pour association de malfaiteurs terroriste (AMT) ou complicité pour Polat. Ce dernier et Ramdani ont déjà déclaré qu’ils feraient appel, et on sait que le Parquet a formé un « appel incident » à ceux des deux condamnés pour donner à la Cour d’assises amenée à les rejuger la possibilité d’aggraver les peines prononcées en première instance. Il y a aussi les absents, condamnés à perpétuité pour Mohammed Belhoucine et à trente ans pour Hayat Boumédienne.

La Cour a aussi reconnu que l’attentat  de Hyper-Cacher  « revêt incontestablement un caractère antisémite » et que « seul un motif procédural lié à l’application de la loi dans le temps a empêché de retenir la circonstance aggravante d’appartenance à une religion déterminée pour le crime de séquestration« . En effet cette loi, promulguée en Janvier 2017, est postérieure à la mise en examen de la plupart des accusés. Cette reconnaissance est tout de même une victoire lorsqu’on constate la lenteur avec laquelle l’état français a reconnu le caractère antisémite d’actes et de meurtres commis depuis 2003.

La question de la « responsabilité »

Pendant ces cinquante-quatre jours d’audience, plusieurs questions furent soulevées dont celle de la responsabilité. En effet, les accusés de ce  deuxième cercle  avaient été qualifiés dès le départ de « petites mains« . Lorsqu’on a tenté de retracer le cheminement des armes que Coulibaly et les frères Kouachi avaient utilisées pour perpétrer les attentats, on a constaté qu’elles passaient entre les mains de plusieurs personnes (pas toutes présentes dans le box des accusés) ayant une fonction bien déterminée, comme les pièces d’une machine bien huilée : il y a celui qui vend les armes démilitarisées en Belgique, celui qui les achète et va les chercher en voiture,  celui qui ouvre la route, celui qui les remilitarise à Lille, celui qui les cherche et demande un devis, celui qui fait un devis, celui qui les vend remilitarisées, celui qui les achète, celui qui commet des escroqueries pour pouvoir les payer, celui qui les transporte, celui qui les remet, celui qui les cache, celui qui les transmet  aux tueurs. Et ces derniers qui tirent et tuent.

Les onze accusés fonctionnaient de la même manière : chacun avait une tâche spécifique et indépendante, comme s’ils endossaient une fonction pour un travail à la chaîne : acheter des armes, des gilets tactiques, des couteaux, transporter les armes, les cacher, trouver une voiture, fournir des faux papiers pour une moto, enlever un tracker, monter une escroquerie, chercher un appartement, etc. Chacun avait un rôle dans ce rouage, cette machinerie, faisant penser à « la division du travail » du philosophe Gunther Anders (1902-1992), de son vrai nom Stern, premier époux de Hannah Arendt, qui essaya de penser le Mal et le Monde après la Shoah et Hiroshima.

Gunther Anders

Selon lui c’est la division du travail et le morcellement des tâches en résultant qui est la source du totalitarisme moderne et l’une des deux racines du mal. Le mal découlerait d’un décalage entre notre capacité à fabriquer, induite par la technique moderne et notre capacité à se représenter le produit de notre fabrication, l’effet final : « Entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert (…) les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir sans parler de les identifier comme nôtres. »

Autrement dit, l’homme, par cet échec de représentation, risque de ne plus reconnaître ses actes.  Le philosophe en déduisait que l’idée de « responsabilité » s’en trouvait par conséquent profondément pervertie, diluée.

Toute proportion gardée, il semble bien que ce décalage soit aussi en jeu au procès  lorsque certains accusés et le trafiquant d’armes Hermant n’arrivaient pas à faire le lien entre le fait qu’ils aient militarisé, acheté ou transporté des armes et le fait que des hommes les ait utilisées pour tuer. Lorsque, pour justifier qu’il ne connaissait pas le dessein terroriste de Coulibaly, Prévost (qui a acheté des couteaux) déclara : « Je pensais qu’il allait faire un braquage« , le Président lui rétorqua que « même un braquage peut aussi mal tourner, il peut y avoir des morts« . Lorsque Hermant affirma qu’il ne vendait plus d’armes mais des duvets et des couteaux, le Président lui opposa  qu’on « peut tuer avec des couteaux. Coulibaly en avait et ce n’étaient pas des petits couteaux opinel pour couper le saucisson », c’est bien à cette capacité de représentation de la finalité des actes que le Président fit appel. L’empêchement ici n’est pas dû  à la technique moderne, au « caractère machinique de notre monde actuel » dont parle Anders, mais à quelque chose qui a empêché la conscience des accusés d’accéder à la représentation de leurs actes. Et qui les a presque réduits au rang de pièces d’une machine sans conscience.

Anders ajoute que la morale du travail étant la « performance particulière au sien de la division du travail » et non la représentation de son résultat final, les travailleurs subalternes « bien que complices du monstrueux demeurent des complices innocents ».

Néanmoins ici, ni Hermant ni les accusés de ce procès ne peuvent être considérés comme des travailleurs subalternes ou des « petites mains » car le transport d’armes n’est pas un travail subalterne tel la maintenance d’un train allant vers les camps de la mort, tel celui du petit personnel d’une centrale nucléaire fabriquant une bombe ayant la capacité de tuer des millions de personnes. Dans l’objet arme, qu’il soit une kalachnikov ou un couteau, sa fonction (tuer) apparaît, pour peu qu’on fasse l’effort de se la représenter. C’est pourquoi tous les accusés, même si certains ont affirmé ne pas être au courant du projet terroriste, ont été jugés coupables. Il n’y a pas eu d’acquittement car tous ont joué un rôle  plus ou moins important dans cette chaîne de responsabilités.

Mais, poursuit Anders, cet échec à se représenter les effets, cette « expérience de notre impuissance  elle même constitue encore une chance, une opportunité morale positive » car « il existe, inhérente au choc de notre impuissance, une force qui nous avertit ». Pour Gunther Anders la morale se situe dans cet avertissement qui nous dit que nous venons d’atteindre une limite où deux voies se dessinent : celle de la responsabilité ou celle du cynisme sans scrupule. Si je ne peux imaginer l’effet de mon action, c’est que cet effet est monstrueux. Je ne peux donc pas l’assumer. Si je ne peux pas assumer les effets de mon action je dois ré-examiner si je peux ou non la faire.

La question centrale de ce procès fut de savoir si les accusés étaient responsables du résultat final monstrueux de leur activité délinquante, à savoir les attentats. La projection le 07 Septembre de la scène de massacre de Charlie Hebdo, malgré la technicité du langage administratif désignant les cadavres par corps A, B ,C, fut une plongé dans l’horreur, une irruption brutale de la représentation de la finalité des actes. Les accusés avaient là, sous leurs yeux, la représentation de  ce qu’on pouvait faire avec les armes qu’ils avaient, chacun à leur mesure, contribué à acheminer vers les assassins. A l’issue de cette projection et du témoignage des victimes, le Président donna la parole aux accusés qui, tous décomposés, qualifièrent les attentats de monstrueux. Effectivement c’est bien le monstrueux qu’on leur avait mis sous le nez avec ces images insoutenables, ce monstrueux dont ils n’arrivaient pas auparavant à s’imaginer complices.

Certes acheter ou transporter une arme ce n’est pas s’en servir. Certes, un attentat, si monstrueux soit-il, n’est pas la Shoah, car ni le contexte historique ni le niveau de technicité -« le caractère machinique » dont parle Anders- ne sont comparables. Néanmoins la pensée de Anders sur cette déficience de la représentation du résultat reste de nos jours pertinente : dans notre monde, pourtant saturé d’images, qu’est-ce qui empêche cette représentation de prendre place ? Qu’est-ce qui empêche de se représenter que l’arme qu’on transporte pourrait tuer c’est à dire de relier un objet à sa fonction ? Est-ce la saturation d’images, la banalisation de la  violence ? A l’hyper-Cacher, Amédy Coulibaly a filmé avec une GoPro « son attentat », il a filmé son carnage. Il a voulu, comme  la vidéo tournée en Syrie de Abaaoud (l ‘un des terroristes du 13 Novembre) de ces corps traînés par une voiture qu’il conduit hilare, en faire un spectacle, une représentation. Ces djihadistes répondent à la représentation (intolérable à leurs yeux) du Prophète par la représentation (intolérable à nos yeux) d’un massacre. Leur réponse est folle, barbare, totalitaire : ils ne sont pas capables de supporter la représentation d’une figure symbolique, (nouvelle figure du père idéalisé ?) mais sont capables d’initier la représentation d’un corps mort et d’un carnage.

Ces trois modalités de rapport à la représentation (échec à se représenter le résultat d’une action, impossibilité d’accepter la représentation du prophète, filmer un massacre) sont-elles liées ? Sont-elles les symptômes de ce nouveau totalitarisme ?

Les malaises répétés de l’accusé principal Polat, en proie à des nausées et vomissements, ayant ajourné les audiences à mesure que se rapprochaient le réquisitoire et le verdict final, sont peut-être la manifestation d’une sorte de prélude, un début de représentation de la portée de ses actes et de la crainte du verdict. Ou encore une déclinaison ce que Anders souligne lorsque il rapporte que Eichmann avouait que parfois il se sentait mal et que son estomac se révulsait : « L’estomac était devenu le dernier refuge de la morale et de la pitié ».

En conclusion, c’est une victoire de la justice d’avoir pu et su juger les accusés en fonction de leur degré d’implication (complicité de planification/être un simple rouage) et de leur possibilité à envisager la finalité de leur acte. La non-égalité des peines (de quatre à trente  ans de réclusion) correspond à ces différents degrés de responsabilités. Et peut-être dans ce procès « la chance » dont parle Anders a été précisément pour les accusés de comprendre la portée de leurs actes, de ressentir a postériori cet avertissement, de trouver une voie vers une positon morale, même tardive.

© Karin Albou

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Karin Albou

Karin Albou, auteur et réalisatrice, a écrit et réalisé dès 2002, à un moment où personne n’avait pressenti l’ampleur des actes antisémites qui allaient frapper la France,  » La petite Jérusalem« , qui sortira en salles en 2005 et raconte… Sarcelles. Elle a également écrit et réalisé « Le chant des mariées » qui se situe pendant l’Occupation nazie de la Tunisie. 

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