Fin novembre, la RTBF diffusait le documentaire “Les enfants de la collaboration“.
On s’attendait, comme en Flandre, à un grand débat public, mais une certaine indifférence semble régner. Pire, ce pilier de la démocratie qu’est le devoir de mémoire se révèle bien fragile, voire inexistant chez les plus jeunes.
Tout passe, tout casse, tout lasse. Même la guerre, même la Shoah, même les bourreaux, même les héros. Alors que certains voudraient que la Belgique affronte enfin ses démons collaborationnistes (une bonne idée), la nouvelle génération ne possède même plus les informations élémentaires pour en appréhender les tenants et aboutissants.
Pourtant, la pandémie a ressuscité des concepts comme le couvre-feu, et a même déclenché une vague de délations sans précédent depuis les années 1940… Cette période hautement fondatrice de notre histoire est censée nous raconter tous les barbarismes, passés mais surtout présents, et à venir. Alors que l’on se cherche d’urgence un nouveau modèle, les enseignements à tirer de ce trauma sont primordiaux. En serons-nous capables?
Amnésie et antisémitisme: le devoir de mémoire aujourd’hui dans les classes
Que savent encore les jeunes en 2020, qu’est-ce qui est dans le programme, comment aborde-t-on ces questions, quelles sont les réactions, quels liens les élèves font-ils avec aujourd’hui?
Interview croisée de deux enseignantes (français et histoire)
Qu’est-ce qui est au programme?
Véronique Valentin (français) – On nous demande de former des citoyens responsables, éclairés, dotés d’un esprit critique. Former un citoyen, c’est large. C’est une porte d’entrée. Là, c’est la sensibilité du professeur qui s’exprime.
Estelle Trotin (histoire) – Dans l’enseignement général, la Seconde Guerre mondiale fait encore partie du programme. Dans le professionnel et le technique, elle a disparu au profit de la mondialisation ou de l’Union européenne. Il faut l’aborder via des thèmes, comme la montée des totalitarismes. Personnellement, j’ai beaucoup de mal avec ça. Dans le général, on a gardé une logique chronologique, ça arrive en fin de 5ème, mais ils n’ont plus rien eu depuis le primaire. Ils arrivent, c’est le néant. Ils ont l’image de Hitler, un dictateur, mais à peine. Une image très floue.
“Dans l’enseignement général, la Seconde Guerre mondiale fait encore partie du programme. Dans le professionnel et le technique, elle a disparu au profit de la mondialisation ou de l’Union européenne.”
Idéalement qu’est-ce que l’élève va en retirer?
Estelle Trotin – Un éveil, qui va le suivre toute sa vie. La manipulation, l’oppression, l’abus de pouvoir, comment on se retrouve otage d’un système. Le racisme et la haine de l’autre comme terreau d’une idéologie. C’est très vaste. Essentiel.
Véronique Valentin – Ce qui me frappe chaque année, c’est qu’ils ne font pas du tout de lien entre aujourd’hui et la Seconde Guerre mondiale ou la Shoah. Mes élèves vont souvent bientôt voter. On ne peut pas leur parler de politique actuelle, des partis, mais on essaie de former leur esprit. Étudier les grandes idéologies (fascisme, communisme, nazisme) ça aide à comprendre les enjeux modernes.
C’est une matière très particulière, parfois traumatisante ou polémique, par quoi commence-t-on?
Véronique Valentin – Pour créer la prise de conscience, on avance progressivement. On lit souvent “Si c’est un homme” de Primo Levi (ouvrage autobiographique de Primo Levi, détenu dans le camp d’Auschwitz de février 1944 à janvier 1945, publié en 1947 en Italie, NDLR), ou “L’ami retrouvé” de Fred Uhlman (roman paru en Angleterre en 1971, qui relate l’amitié entre deux enfants allemands, l’un juif et l’autre vivant dans une famille pronazi). Celui-là fonctionne très bien, c’est progressif, on découvre petit à petit la discrimination d’avant-guerre, que ça touche des jeunes de l’âge des élèves. Ils s’identifient.
J’ai essayé “La mort est mon métier” de Robert Merle, mais comme on partage le point de vue d’un officier nazi, beaucoup ont eu du mal à “avaler” le livre. C’est un choc, ça va les suivre toute leur vie, et donc les structurer, mais d’autres vont décrocher. C’est une matière compliquée, il faut doser.
Estelle Trotin – Le problème majeur, c’est qu’ils n’ont plus de repères. Sur une ligne du temps, avant de placer la guerre, je leur demande de placer leurs grands-parents, même ça ce n’est pas toujours évident. L’absence de vrais cours ex cathedra au profit des “compétences” crée des lacunes qui sont visibles ici.
Quelles sont les premières réactions?
Véronique Valentin – Certains élèves sont clairement en résistance par rapport à cette matière. Ils ont l’impression d’en savoir déjà beaucoup. Alors qu’ils ne savent pas grand-chose. Les 6 millions de morts, aucune idée. Ou alors beaucoup de stéréotypes circulent. “Pourquoi les Juifs? Ah parce qu’ils étaient riches et arrogants. Ils avaient tout entre leurs mains, Hitler n’était pas content.” Ensuite, ça change au fur et à mesure des discussions, des lectures, des visites. Mais cette idée erronée (l’immense majorité des victimes du génocide était des familles pauvres) a la vie longue.
Estelle Trotin – J’essaie de remettre l’antisémitisme dans son contexte, la peur de l’autre, expliquer que déjà au Moyen Age on leur faisait porter la faute pour tout, jusqu’aux épidémies.
Véronique Valentin – J’ai remarqué qu’ils écrivent plus facilement des horreurs que de les dire. J’avais proposé un texte sur la notion de héros, “qui est votre héros et pourquoi ?”. Un élève musulman a écrit que c’était Hitler parce qu’il avait tué beaucoup de juifs. J’en ai parlé seule à seul avec lui, pour comprendre. Il faut savoir que certains élèves musulmans trouvent bien qu’il y ait moins de juifs sur la terre. Il faut repartir de là, ce n’est pas évident. “Certains élèves musulmans trouvent bien qu’il y ait moins de juifs sur la terre. Il faut repartir de là, ce n’est pas évident.
D’où vient cet antisémitisme? Est-ce culturel?
Véronique Valentin – Oui, des problèmes modernes viennent brouiller les cartes. Du coup, cette année-là, je leur ai parlé du conflit isréalo-palestinien, pour les aider à ne pas tout mélanger. Parfois les réactions d’élèves demandent qu’on s’adapte. Pas évident car aujourd’hui, on vous demande de certifier un certain nombre de compétences, ça oblige à faire des détours.
Estelle Trotin – Beaucoup d’élèves rongent leur frein, ne disent rien, mais ne croient plus ce qu’on leur dit. Ils ont construit une carapace, ils attendent que ça passe. Certains vont chaque week-end dans des institutions religieuses où ils suivent des cours d’arabe classique pour le Coran, on sent clairement qu’ils prennent leur distance avec notre vérité historique, scientifique. On n’a pas la même ouverture d’esprit quand la religion est au centre de tout. En tant que prof, on a l’impression d’être intrusif. Je leur ai posé la question. Non, ils ne me trouvent pas intrusive. Mais ce que je leur raconte n’entre pas vraiment dans leur réalité. Pour beaucoup, ça reste un récit.
Qu’est-ce qui fonctionne?
Véronique Valentin – Quand on va aux Territoires de la mémoire à Liège (voir carte), ça frappe clairement. Ce n’est pas Auschwitz mais les amoncellements d’objets (valises, vêtements), ça fonctionne souvent. Après, ça dépend très fort de la sensibilité des élèves.
Estelle Trotin – Quand je leur montre un texte, ils le comprennent beaucoup moins qu’il y a 10 ans. Je dois aller vers du visuel. La visite nous sauve, c’est la force de l’évidence. Dans certaines écoles, elle fait partie du projet pédagogique. Dans d’autres, elle est sujette à un concours, il faut postuler, elle est “offerte” par un organisme extérieur. Mais dans beaucoup, elle n’existe pas du tout. On la programme en avril, après les totalitarismes, mais avant la guerre, j’ai simplement donné un contexte en classe. “Quand je leur montre un texte, mes élèves le comprennent beaucoup moins qu’il y a 10 ans. Je dois aller vers du visuel. La visite de la Caserne Dossin ou de Breedonck nous sauve, c’est la force de l’évidence. Ils en reviennent différents.”
Ensuite, je laisse la journée faire son travail. Souvent, on va à la Caserne Dossin le matin, et à Breendonk l’après-midi (voir carte). Ils en reviennent différents. La journée laisse des traces. Voir les objets, les portraits en gros plan, écouter la visite guidée… Là, ça éteint l’incendie, vous n’entendez plus d’allusions au fait que les juifs étaient soi-disant privilégiés. Les cheveux, les valises, les effets personnels à Dossin… Vous êtes baignés dans un grand silence. La salle de torture et le wagon à bestiaux, à Breendonk en sortant du camp… La photo du chien, le berger allemand du directeur du camp, dressé pour l’attaque. Il s’appelait Lump. La photo est immense.
C’est une matière qui provoque de la frustration chez l’enseignant aujourd’hui?
Estelle Trotin – C’est une matière compliquée, avec beaucoup de couches, et le contexte familial et social est déterminant. C’est la raisons pour laquelle elle devrait être plus centrale dans le programme, par sécurité. La confession religieuse peut avoir une influence, raison de plus pour accorder du temps, défaire les stéréotypes. Le devoir de mémoire, c’est un mélange entre de l’affect, la compréhension d’idéologies complexes, c’est un apprentissage qui demande du temps, le temps de l’école plus le temps de la famille. Si on réduit le temps de l’école, on est foutu.
Source: L’Echo. 2 janvier 2021
Pour info, Extraits:
“« Je lui en veux parce que finalement, j’ai raté mon enfance, mon adolescence, ma vie de jeune femme, de femme. Et maintenant, en étant plus âgée, ça va mieux. J’aurais pu avoir une autre vie.» Yolande Keil est la fille de Raymonde Defranes et de Rodolphe Keil. À l’âge de 18 ans, elle découvre, par hasard, que ses parents se sont livrés à des activités d’espionnage au profit des Allemands. Sa mère aurait pu être condamnée à mort mais Raymonde était enceinte de Yolande. Elle est condamnée à perpétuité. 👉 En Belgique, quelque 100.000 personnes ont, d’une manière ou d’une autre, été sanctionnées après la guerre pour des faits de collaboration. Mais le sujet de la collaboration est tabou à Bruxelles et en Wallonie. 🎥 Les enfants de la collaboration est un documentaire exceptionnel, qui donne la parole à des descendants de personnes ayant collaboré au régime nazi durant la Deuxième Guerre mondiale, en Belgique francophone et germanophone. Pour la première fois, sept témoins racontent les choix et les actes de leurs parents qui ont façonné leur vie. Ils ont accepté de partager leur histoire et d’expliquer comment l’on se construit sur un tel héritage. Grâce à leurs témoignages et à des archives, ce documentaire aborde la guerre et ses conséquences d’un point de vue inédit !”
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