Après les révolutions de l’année 1917 les Juifs, qui avaient été discriminés par le régime tsariste, se sentaient en tant que groupe ethno-national protégés d’un antisémitisme étatique soviétique. Incontestablement, de nombreux Juifs se sont trouvés dans les premiers cercles du pouvoir bolchévique. L’antisémitisme est alors stigmatisé par le nouvel État comme une réminiscence du passé tsariste et comme étant le fait de « contre-révolutionnaires ».
Etre Juif, appartenir à une « nationalité »
En URSS, tous les citoyens soviétiques sont constitutionnellement égaux, toutefois il existe des différences entre les « nationalités » en fonction du territoire auquel elles sont rattachées – si territoire il y a1. Parmi les peuples constitués en « nationalités », certains ne sont que des « nationalités », quand d’autres sont aussi des nations. Ainsi en est-il des Russes, des Biélorusses, des Ukrainiens ou encore, par exemple, des Géorgiens qui, en tant que nations titulaires d’une République fédérée, ont des avantages que n’ont pas les autres groupes ethniques minoritaires au sein des Républiques fédérées. De plus, la supériorité numérique des citoyens soviétiques de nationalité russe s’est progressivement transformée en supériorité politique en dépit de l’égalité affirmée entre les groupes nationaux. Les Juifs d’Union soviétique, dont le statut de groupe sans territoire agite les têtes pensantes du bolchévisme, obtiennent en 19342 une région autonome juive, le Birobidjan, aux confins de l’URSS et de la Chine. Néanmoins, les Juifs soviétiques continuent d’être considérés comme une « nationalité » et non une « nation ».
Le critère national sous sa forme de la « nationalité » est un des éléments clefs de l’identification en Union soviétique : celle-ci doit figurer lors de l’enregistrement de l’état-civil à la naissance puis dans le passeport intérieur, introduit en 1932 en URSS. L’usage de cette rubrique comme instrument de stigmatisation ethnique se généralise plus tard et notamment après la Seconde Guerre mondiale. Le premier changement important allant dans ce sens, au moment même où d’importantes répressions visent précisément des nationalités diasporiques3, date de 1938. Si de 1933 à 1938, la mention de la « nationalité » était au libre choix de l’intéressé sur simple déclaration orale, celle-ci doit, à partir de la circulaire du NKVD n°65 du 2 avril 1938 , être attestée par un document écrit, « à partir des copies des registres permettant d’identifier ethniquement les parents ». Dès lors, on n’écrit plus Juif sur un passeport parce qu’on l’a choisi, mais en vertu d’une hérédité. Le passeport soviétique peut devenir un instrument de discrimination ethnique – ce qu’il sera.
Politique antireligieuse, antisioniste, et lutte contre l’hébreu
Dans les années 1920 et1930, l’heure était pour l’État soviétique de crier haut et fort qu’il luttait contre l’antisémitisme – au point où Staline en 1931 déclara à l’agence de presse juive américaine que l’antisémitisme représentait une « forme extrême de chauvinisme racial » qu’il apparentait à « un résidu dangereux du cannibalisme »4 puni en URSS de la peine capitale.
A partir des années 1930, la politique soviétique condamne toute expression considérée comme nationaliste et impose l’assimilation à la culture soviétique. La culture juive était alors opprimée, au même titre que les autres cultures nationales. Des perquisitions et des arrestations sont entreprises contre les organisations sionistes, l’enseignement de l’hébreu est interdit qualifiée de langue « nationaliste », les partis sionistes fermés, leurs membres arrêtés. Les écrivains de langue hébraïque sont blâmés, arrêtés, exilés ou expulsés d’URSS. Cette lutte contre les « organisations sionistes bourgeoises » est menée et contrôlée par des sections juives du parti communiste5 . Mais, dès lors que le régime conclut que ces sections ont pleinement accompli leur tâche, elles sont fermées. Le mouvement en faveur du développement de la langue yiddish6, instrumentalisée par les autorités soviétiques, ne recule pas; le Théâtre juif de Moscou avec Solomon Mikhoëls à sa tête, prospère et monte des pièces en yiddish. C’est à cette époque qu’est apparue une littérature juive soviétique, nationale par sa forme, mais socialiste par son contenu. A des tirages importants sont alors publiés des livres d’écrivains juifs communistes comme David Bergelson, Leib Kvitko, Peretz Markish, Itsik Fefer.
L’antisémitisme comme outil dans un jeu politique complexe
Derrière l’expression « hostilités antijuives de l’État soviétique », nous entendons une série de campagnes, plus ou moins déguisées, durant laquelle des Juifs deviennent individuellement puis collectivement des cibles dans les plus hautes sphères de l’administration soviétique. Ces campagnes ont pour forme soit la stigmatisation à travers la construction de complots visant les Juifs (qualifiés comme tels par leur nationalité, leurs noms de famille ou différentes expressions euphémistiques) soit l’épuration de certains secteurs de la vie sociale soviétique, par l’éviction ou l’assassinat. Cette hostilité à l’encontre des Juifs doit être pensée comme une partie visible ou cachée d’une politique globale de terreur menée au sein de la société soviétique où la croyance en des ennemis intérieurs ou extérieurs est omniprésente.
L’analyse de l’antisémitisme en URSS avant-guerre est rendue complexe par l’attitude ambivalente de Staline avec des logiques au coup par coup. À titre d’exemple, avant le début des campagnes antisémites, la même année 1935, le journaliste Ilya Ehrenbourg qui couvre le procès des Protocoles des Sages de Sion à Berne pour le journal Izvestia, verra – dans le secret – son reportage tronqué de toute mention du procès ; au même moment, sous les feux des projecteurs, Staline ovationne les acteurs Solomon Mikhoëls et Benjamin Zouskine au théâtre Bolchoï. L’année suivante, celle des procès de Moscou est aussi celle du procès Wulfson7 – procès de l’antisémitisme, qui se veut exemplaire, avec pour procureur Vychinski8. Ainsi, la politique de l’URSS à l’égard des Juifs est au cœur de manipulations et de jeux propagandistes très subtils.
Bien que plusieurs témoignages confirment que Staline était personnellement antisémite, cela ne peut pas être la clef d’explication de cette attention accrue sur les Juifs dans la décennie 1940 et surtout après 1946. L’antisémitisme de Staline est d’abord stratégique : à la différence de celui d’Hitler, il n’est pour lui ni un principe ni une doctrine. Staline savait louvoyer en jouant de la judéophobie selon la politique qu’il souhaitait mette en œuvre entre « amitié entre les peuples » et chauvinisme russe.
Les vagues d’antisémitisme renvoient aux relations complexes entre, d’un côté, la politique intérieure de l’URSS – qui jongle entre héritage marxiste, nationalisme grand-russe et antisémitisme populaire – et, de l’autre, la politique étrangère. Celle-ci, loin d’être cohérente, va de la condamnation véhémente du régime national-socialiste à partir de 1933 à l’alliance amicale avec Hitler en 1939 ; d’une position favorable à la construction d’un État juif en Palestine et au soutien militaire à Israël dans le conflit de 1948 jusqu’au point de rupture des relations diplomatiques en 1953.
De l’alliance à l’invasion : 1939-1941
Les mécanismes qui vont déclencher les campagnes antisémites virulentes – mais aussi les raisons de l’omission de la spécificité du génocide des Juifs sont donc complexes : ils changent selon les périodes et ne peuvent pas s’expliquer uniquement par un antisémitisme intrinsèque à l’État ou à celui qui en occupe la plus haute responsabilité. L’antisémitisme d’État, lancé « d’en haut », a trouvé du soutien et du renfort « en bas » dans un antisémitisme populaire vigoureux. Il est arrivé également que des répressions qui n’avaient pas un caractère antisémite à l’origine soient interprétées « en bas » comme tel. Ainsi, lors des purges de 1936-1937, quand Staline entreprit d’éradiquer la « vieille garde » bolchévique, la propagande n’eut pas recours aux thèmes antisémites. Cependant, le nombre important de Juifs parmi les victimes des procès de Moscou n’a pas échappé à l’attention de Soviétiques qui ont applaudi à l’élimination de la soi-disant emprise juive dans le parti. La proportion importante des Juifs parmi les accusés s’explique, en fait, par le grand nombre de Juifs dans les appareils de l’État et du parti sur lesquels s’est abattue la Grande Terreur.
Les premières mesures antijuives promues par Staline se déploient au moment où l’URSS commence à mener un jeu d’alliance ambivalent avec Hitler. En mai 1939, Staline force à la démission le commissaire du peuple aux Affaires étrangères, Maxime Litvinov9, d’origine juive, fervent défenseur du rapprochement avec les démocraties occidentales face à l’Allemagne nazie, et purge le Commissariat aux affaires étrangères des citoyens de nationalité juive. À ce moment-là, Hitler annonce la dispersion de la « synagogue soviétique » et déclare que cette exclusion des Juifs des postes dirigeants lui permet de changer sa politique envers elle .
Après que, le 23 août 1939, l’alliance soviéto-allemande a été scellée, l’influence de la politique hitlérienne sur l’URSS devient encore plus prégnante. Les germes de l’antisémitisme officiel soviétique reçoivent l’apport idéologique du nazisme. Par exemple, toutes les mentions de répression par les nazis contre les Juifs disparaissent de la presse, tout comme les films antifascistes. La tendance à l’expulsion des Juifs des échelons supérieurs de l’État s’intensifie, en gagnant plusieurs institutions, y compris culturelles.
Le 22 juin 1941, la rupture du pacte de non-agression surprend l’Union soviétique qui n’a nullement anticipé l’invasion allemande (malgré les rapports envoyés par les agents de ses services d’espionnage) et ses conséquences sur les populations civiles en général et sur les Juifs en particulier. 70% d’entre eux se trouvent en territoire occupé. Le 22 juin encore, la loi martiale déclarée par Staline, interdit tout déplacement de population dans les zones frontalières. Le 24 juin, soit deux jours après les débuts de l’Opération Barbarossa, le pouvoir soviétique crée un Conseil d’évacuation dans le but d’organiser une politique d’éloignement des usines et des hommes loin des lignes du front : sont autorisés à partir « les ouvriers qualifiés qui doivent suivre leur usine ; les familles des officiers de l’armée, des membres du NKVD et des hauts fonctionnaires de l’État et du Parti ; et les enfants de moins de quinze ans ». Alors, l’évacuation des grands centres urbains – Moscou et Leningrad en tête – est considérée comme prioritaire.
L’évacuation limitée à certaines catégories de la population a deux conséquences majeures. Tout d’abord, les Juifs, en tant que nationalité particulièrement ciblée par l’armée d’occupation, ne sont pas prioritaires ; aucune politique de sauvetage à grande échelle de la population civile juive ne permet d’épargner des vies. Ensuite, les Juifs qui appartiennent aux catégories citées précédemment, peuvent se retrouver éloignés des massacres et des lignes de front. Mais dans les territoires où ils sont évacués, ils sont aussi ciblés par un antisémitisme, certes pas éradicateur, mais virulent. La figure du Juif « planqué », qui se cache à l’arrière quand les autres meurent sous les balles, va être en Union soviétique un topos antisémite majeur alimenté par le pouvoir.
La rupture du pacte de non-agression fait changer l’État soviétique de politique extérieure : l’Allemagne hitlérienne, d’amie et d’alliée, redevient l’adversaire à abattre. Les démocraties occidentales, elles, se transforment en frères d’armes. Désormais, il devient nécessaire pour l’URSS de tenir compte des États-Unis et de la Grande-Bretagne, dont elle dépend à maints égards. L’État soviétique change aussi de politique intérieure : les épurations sur critère national sont en pause. L’État cherche à mobiliser les troupes et ne rechigne pas pour ce faire à se rapprocher de l’Église orthodoxe, des communautés musulmanes et juives. Le patriotisme soviétique – au-dessus des nationalités – passe alors lui aussi au second plan. L’État est trop jeune pour disposer de symboles installés. Afin de donner un nouveau souffle au patriotisme, les écrivains, y compris de langue yiddish, sont autorisés et même encouragés à revenir aux idées nationales, à rappeler la grandeur de leur histoire et à déplorer les souffrances des victimes juives. Le poète yiddish Peretz Markish loue en ces termes le vaillant soldat juif de l’Armée rouge : « Toi Juif ! Citoyen ! Soldat ! Toi ! Juif ! Soldat rouge ! »
Janus ou la politique soviétique vis-à-vis des Juifs de 1942 à 1945
Deux mois après le début de l’occupation du territoire soviétique, le 24 août 1941- l’organisation à Moscou d’un « meeting des représentants juifs » retransmis par la radio soviétique aux États-Unis et au Royaume-Uni atteste de ce revirement à l’intérieur comme à l’extérieur du pays : l’État encourage l’alliance avec les Juifs du monde entier, y compris des « ennemis » idéologiques, dans la mesure où cette alliance peut contribuer à l’effort de guerre. C’est au début de l’année 1942 que naît le Comité antifasciste juif (ensuite : CAJ) afin de permettre la mobilisation juive hors des frontières de l’Union soviétique et une levée de fonds. C’est le pragmatisme et une politique d’affichage à l’international qui permet l’approbation de la création du CAJ qui a les yeux tournés vers l’Amérique et ses 2 millions de Juifs. Cependant, le Sovinformburo10 cantonne les informations sur les massacres perpétrés par les nazis aux journaux en yiddish (et en particulier le journal du CAJ, Eynikeit) ou aux cas où il était dans l’intérêt soviétique d’attirer le regard des alliés.
Par ailleurs, le 17 août 1942, Alexandrov, idéologue en chef du parti, au moment où les troupes nazies marchent sur Stalingrad, rédige une note intitulée « De la nomination et de la promotion des cadres dans le secteur artistique », adressée aux secrétaires du Comité central, Malenkov et Chtcherbakov. Il y indique que
des « non-Russes » [euphémisme pour dire des Juifs] « [s’étaient] retrouvés dans les diverses directions du Comité Central pour les questions artistiques et dans de nombreuses institutions artistiques russes ».
En donnant les noms de ceux qui les occupaient, il énumère les postes de direction du Bolchoï, des conservatoires de Moscou et de Leningrad, des journaux dont les titulaires juifs avaient « supplanté des critiques russes, des enseignants russes, des journalistes russes de talent… ».
Ce mémorandum, ainsi que les listes des noms, ont été tout de suite publiés par les journaux Pravda et Izvestia et marque le début de la campagne pour la « pureté de l’art russe ».
Cette campagne s’inscrit dans une conception hiérarchique des populations en URSS où la nation russe devient la nation qui cimente les peuples de l’URSS, la nation-mère de l’URSS qui prévaut sur les autres. Ajoutons que dans un contexte de conflits internes aux milieux littéraires et artistiques, cette campagne – à laquelle s’opposa toutefois une partie de l’élite musicale – est la première purge explicitement antijuive de l’époque stalinienne. Cette campagne ne touche pas uniquement à l’art ; elle se répand vers d’autres domaines. Au début de 1943, après la bataille de Stalingrad, on exige de David Ortenberg, le rédacteur en chef de la revue de l’armée, Krasnaïa Zvezda [L’Étoile rouge], qu’il « débarrasse la rédaction des Juifs ». Quelques mois plus tard, le 30 juillet 1943, il est lui-même remplacé à la tête de la rédaction sans qu’on lui explique la raison.
La ferveur et la rage d’Alexandrov ne sont pas dirigées uniquement à l’encontre des Juifs, mais également contre toute forme de renforcement du sentiment national réveillé par la souffrance de la guerre.
Lettre adressée à Molotov en 1944 à propos du massacre de Babi Yar
A DESTINATION DU CAMARADE MOLOTOV
Je vous adresse le projet de rapport de la Commission Extraordinaire d’État sur les destructions et les atrocités des envahisseurs germano-fascistes dans la ville de Kiev.
Le Camarade Aleksandrov a donné son accord au projet de texte.
Je vous demande de donner votre accord à sa publication.
N. Chvernik
Les bandits hitlériens ont exécuté de manière massive et atroce la population juive. Ils ont mis sur les murs une affiche demandant aux Juifs de se rendre le 29 septembre 1941 à l’angle entre les rues Melnikov et Dokterev en prenant avec eux leurs papiers d’identité, leur argent et leurs objets de valeur. Les Juifs rassemblés ont été poussés dans Babi Yar, leurs biens leur ont été pris, ensuite ils ont été fusillés.
En février 1944, le président de la Commission extraordinaire de l’État chargée d’établir les crimes commis par des nazis sur le territoire soviétique, envoie à Viatcheslav Molotov 11un projet de rapport, (préalablement relu et corrigé par Alexandrov) sur les exactions commises dans la ville de Kiev avant publication dans la presse. Dans le document revu, c’est très probablement Alexandrov qui barre la phrase « les bandits hitlériens ont exécuté de manière massive et atroce la population juive » et la remplace par « [les bandits hitlériens] ont rassemblé des milliers de citoyens soviétiques pacifiques ». Dans la phrase « les Juifs rassemblés ont été poussés dans la fosse de Babi Yar » les mots « les Juifs » sont supprimés. La mention de la « nationalité » des victimes disparait par conséquent complètement du document.
Babi Yar est un énorme ravin situé aux environs de Kiev. Les 29 et 30 septembre 1941 – d’après les rapports officiels allemands – 33 771 Juifs y ont été fusillés. Dans les mois qui suivent, les exécutions continuent dans ce lieu. Après les fusillades de masse, un camp de concentration, le camp de Syrets, y est créé où un grand nombre de détenus s’attèlent au travail d’exhumation et de crémation des cadavres pour faire disparaître toute trace de l’exécution.
Babi Yar est le symbole de l’occultation de la Shoah par le gouvernement soviétique – occultation dont les exemples sont nombreux sur le territoire et dans la littérature 12. La question de la commémoration de la Shoah en Union soviétique est souvent « l’histoire d’un adjectif » , car la principale revendication énoncée par ces communautés est de faire figurer l’adjectif juif sur les mémoriaux, au nom de la spécificité du crime nazi à leur encontre, du cas particulier dans la logique de la guerre. Mais cette revendication reste largement lettre morte – puisque seule Minsk aura après-guerre, en 1946, à l’emplacement d’une fosse commune du ghetto, un obélisque certes modeste, mais avec une inscription à la fois en russe et en yiddish faisant explicitement allusion au génocide.
La formule « citoyens soviétiques pacifiques » dans ce document de 1944 qui met pêle-mêle toutes les catégories de victimes dans un ensemble plus large, s’est implantée et s’est installée durablement dans le langage officiel soviétique – dans les documents officiels comme dans la mémorialisation des exactions commises par les nazis. L’historien Guennadi Kostyrchenko date sa première occurrence d’une note de la main de Molotov du 27 avril 1942, faisant état de massacres d’« habitants pacifiques » en Ukraine et en Biélorussie.
Cette volonté d’omettre la spécificité du génocide des Juifs ne trouve pas, encore une fois, comme seule explication l’antisémitisme d’État.
Dans les pays d’Europe orientale, quoique les Juifs aient été les premières victimes des massacres, les « Slaves » étaient aussi supposés appartenir également à une « race inférieure ». Les nazis avaient pour objectif de réduire, moyennant le travail forcé dans des conditions pénibles, et plus tard d’exterminer la population slave dans la « zone de l’est ». Les pertes parmi la population civile, toutes nationalités confondues, ont été énormes sur le territoire de l’Union Soviétique. Un citoyen soviétique de nationalité biélorusse sur quatre est mort pendant les années d’occupation13 . L’importance de ces morts parmi les civils a servi de justification aux idéologues soviétiques qui ne niaient pas les massacres mais refusaient une hiérarchie des victimes dans laquelle les Juifs occuperaient la première place.
La politique envers les Juifs est à relier à la politique du Kremlin sur la « question nationale » ; à la fin du conflit, les autorités commencent à promouvoir le mythe d’un peuple soviétique uni avec une mémoire de la guerre commune à tous les citoyens. Ce mythe n’aurait pas pu acquérir la même force si le génocide des Juifs avait été traité séparément. Il a aussi pour fonction de passer sous silence la collaboration de groupes nationaux avec les nazis. Ainsi, le département de censure reprochait en octobre 1947 aux rédacteurs du Livre noir :
Dans les récits présentés, on s’étend de façon excessive sur les actes ignobles perpétrés par les traîtres ukrainiens, lituaniens et autres, ce qui réduit la force de l’accusation portée contre les Allemands, qui doit être le but central de l’ouvrage.
Cité par Ilya ALTMAN , « Histoire et destinée du Livre noir », EHRENBOURG, Ilya et GROSSMAN, Vassili, (sous la direction de), Le livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupés de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945, [traduit du russe par Michèle Kahn] Solin Actes Sud, Arles, 1995, p. 22
Malgré la condamnation des groupes collaborateurs par le régime en tant qu’éléments antisoviétiques, il demeurait important de ne pas rompre l’unité artificielle du peuple, cimentée par le pouvoir de Moscou. Ces collaborateurs ont donc souvent été présentés comme des fascistes de l’ouest niant implicitement la présence de ces collaborateurs au sein même du peuple soviétique.
De plus, en expurgeant la Shoah de la mémoire après-guerre, le Kremlin voulait faire obstacle à une forme de désassimilation. La catastrophe qu’a représenté cette tentative d’extermination a pu provoquer une prise de conscience identitaire nationale.
Dans la politique antisémite de l’URSS, il faut aussi tenir compte des enjeux soviétiques à l’égard de la Palestine, puis, après sa création en 1948, envers l’État d’Israël.
Le jdanovisme dans un nouveau contexte international
Dans l’après-guerre, l’URSS va à nouveau connaître des purges et des campagnes stigmatisant une partie de la population. La Guerre froide va donner un nouveau souffle aux campagnes conspirationnistes dans les domaines de la recherche, la médecine, la culture avec la construction artificielle d’affaires et de complots. Cette époque sombre, dénommée « jdanovisme » d’après le nom de son leader Alexandre Jdanov est celle de l’épanouissement du chauvinisme, de la glorification de tout ce qui est russe et de la prohibition de tout ce qui est étranger.
Le 14 août 1946, quelque mois après le discours de Churchill sur le « rideau de fer » Jdanov, clouait au pilori en première page de la Pravda les écrivains Anna Akhmatova et Mikhaïl Zotchenko, les accusant de vulgarité, de vacuité et leurs œuvres d’être « étrangères » à la littérature soviétique (le mot « étranger » est martelé 7 fois le long du texte). Ainsi, Jdanov déclarait
[Ces] œuvres <…> cultivent l’esprit impropre aux Soviétiques d’obséquiosité à l’égard de la culture bourgeoise occidentale.
Le même Jdanov utilisera, en janvier 1948, l’expression « cosmopolite sans racines » lors d’un congrès des musiciens soviétiques au sein du Comité central. Alors, être un « cosmopolite sans racine », c’est perdre sa spécificité nationale, « perdre son visage ». Le « jdanovisme » conçu initialement comme une campagne contre l’étranger, change assez vite de vecteur et prend une tonalité antijuive tout en gardant pour slogan le « cosmopolitisme », dans le sens d’antipatriotisme.
L’année 1946 marque un tournant dans l’attitude soviétique à l’égard du problème palestinien : l’URSS entreprend une politique articulant déstabilisation des puissances occidentales – en particulier de la Grande-Bretagne – et exploitation des « contradictions impérialistes ». En 1947, l’URSS s’engage pour la création d’un État juif en Palestine et mise, à la surprise générale, sur la carte sioniste. Dans son livre, Staline, Israël et les Juifs, Laurent Rucker estime que le désir de saper les positions britanniques au Moyen-Orient est la principale motivation en faveur de la création de l’État juif. Selon lui, l’espoir d’en faire un bastion socialiste dans la région n’est pas sérieusement entretenu par le Kremlin. Staline a l’espoir de s’insinuer entre les acteurs principaux du camp occidental, les États-Unis et l’Angleterre, en les opposant sur la question de la Palestine.
Le 17 mai 1948, l’URSS est un des premiers pays à reconnaître l’État d’Israël, créé trois jours plus tôt. Mais déjà début novembre 1948, le président Truman, nouvellement élu aux USA et soutenu par les milieux sionistes américains, prononce devant le Congrès un discours dans lequel il s’apprête à soutenir Israël et lui promet aide et assistance. Au début de 1949, Israël accepte un prêt américain de 100 millions de dollars ; pour le Kremlin, c’est la preuve directe qu’Israël est en train de basculer dans le camp capitaliste. Le monde plonge dans une longue guerre froide, où l’espoir soviétique de la domination communiste sur l’État d’Israël est en faillite. En parallèle, en septembre 1948, la visite de Golda Meir – en tant qu’ambassadrice en URSS – accueillie chaleureusement par les Juifs moscovites attise les braises de l’antisémitisme stalinien.
Les répressions contre le CAJ, qui ont commencé en septembre 1946, se poursuivent en 1948 avec l’assassinat de Solomon Mikhëls en janvier. Le Comité est dissout le 20 novembre 1948. La vague d’arrestations massives de novembre 1948 à janvier 1949 décime la culture yiddish soviétique et en particulier le journal Eynikeit et la maison d’édition Di Emes. Les membres de premier plan du CAJ sont arrêtés, soupçonnés de comploter contre l’URSS et d’être des espions à la solde des puissances étrangères.
Les représentants de la culture yiddish, ainsi que les hauts fonctionnaires du Birobidjan 14, propulsés sur le devant de la scène par l’État soviétique dans les années 1920 afin d’éliminer la culture hébraïque, sont accusés de « nationalisme bourgeois juif ». Cette inculpation reprend fidèlement l’accusation utilisée durant la persécution de l’idéologie sioniste dans les années 1920 et 1930. Ceux qui s’attachaient au yiddish et participaient activement à la construction du communisme sont anéantis avec la même violence et dans les mêmes termes que les partisans de l’hébreu.
Unes des journaux Pravda et Literatournaia Gazeta les 28 et 29 janvier 1949
Le 28 janvier 1949, au moment même où sont menées à bas bruit les arrestations des membres du CAJ, la Pravda publie l’article « À propos d’un groupe antipatriotique des critiques théâtraux », point de départ à la « lutte contre le cosmopolitisme » où les termes « cosmopolite » ou cosmopolitisme sont utilisés 18 fois.
À l’heure où les missions de la lutte contre le cosmopolitisme sans racine se présentent à nous, la lutte contre des manifestations de l’influence bourgeoise étrangère à notre peuple, ces critiques ne trouvent rien d’autre à faire que discréditer les grandes avancées de notre littérature.
L’article, qui s’inscrit dans la même veine que le jdanovisme, attaque les critiques théâtraux, en dévoilant leurs noms, en leur reprochant leur manque de patriotisme et de « fierté nationale soviétique ». Blâmés pour être « des cosmopolites sans racines », donc sans attaches à la Patrie soviétique, ils sont accusés d’être tombés sous l’influence de l’esthétique bourgeoise.
Dans cette double-page de la revue satirique Krokodil, tous les domaines de la (grande) culture russe sont présentés comme mis en danger par le cosmopolitisme : le théâtre, la musique, le cinéma, la littérature, la peinture et la sculpture. Dans chaque vignette les « cosmopolites » apparaissent comme des êtres petits face à la grandeur de l’art russe, mais avec une forte puissance de nuisance. Sous le titre « Des pygmées et des géants », on voit à gauche dans le rôle des « cosmopolites » des rapaces voulant tirer sur une pauvre mouette qui représente, bien sûr, la pièce de théâtre d’Anton Tchekhov ; la première légende dit : « cosmopolites-pygmées ont voulu attaquer la Mouette du théâtre officiel (Mkhat) ». En dessous, le schéma se reproduit mais la victime est la musique classique russe : des « cosmopolites » déshumanisés en forme d’ânes veulent nuire aux vénérables musiciens russes dont les portraits sont accrochés : Tchaïkovski, Glinka et Borodine. C’est avec un saxophone – et donc par l’importation d’une musique venue de l’occident telle que le jazz que les trois musiciens sont agressés. Ces images sont une illustration de la campagne lancée par l’article de la Pravda où les mêmes expressions sont utilisées telles « obséquiosité à l’égard de l’Occident » ou la déclinaison du mot cosmopolite en cette fois-ci « snob-cosmopolite ».
Il faut distinguer dans cette période funeste deux campagnes antisémites : l’une souterraine et particulièrement violente contre les « nationalistes bourgeois », l’autre ouverte, mais relativement inoffensive, contre les « cosmopolites ». Les représentants de la culture yiddish, les hauts fonctionnaires du Birobidjan sont inculpés de « nationalisme ». Quant aux Juifs qui étaient parfaitement soviétisés et qui s’efforçaient d’oublier ou de cacher leurs origines juives, ils sont accusés d’être des « cosmopolites sans racines », des ennemis masqués sous des noms russes, qui cherchaient détruire la culture russe. Les répressions contre les « nationalistes juifs » sont menées secrètement, sans appel à la réprobation publique, sans révélations médiatisées et sont couvertes par le bruit de la campagne mouvementée qui stigmatise les cosmopolites. Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman sont alors sur le qui-vive, ils s’attendent à être arrêtés. Mais comme d’autres auteurs non yiddishistes, proches du CAJ, ils ne sont pas arrêtés. Les « nationalistes » eux sont emprisonnés, éliminés ou enfermés dans des camps ; les « cosmopolites sans racines » perdent leur travail, sont exclus du parti, mais ils ne sont pas criminalisés comme les « nationalistes ». Le Kremlin garde les « cosmopolites » en liberté, il les expose à la fureur des masses et mobilise ainsi la société. A la fin des années 1940, les journaux s’ornent de caricatures de Juifs grimaçants. Partout en URSS, on se met à débusquer les « cosmopolites » et à divulguer leurs noms juifs véritables. Les Juifs soviétiques sont désormais rangés dans la catégorie des ennemis du peuple et du régime, présentés par la propagande comme des espions, des traîtres potentiels, comme une diaspora ethnique attachée à un État étranger, le jeune État d’Israël. Entre le 8 mai et le 18 juillet 1952, alors que la campagne contre le cosmopolitisme bat son plein, c’est dans le plus grand secret que se tient le procès d’une quinzaine d’accusés parmi les membres du CAJ.
Le 13 janvier 1953, la Pravda dévoile le « complot des blouses blanches » – les « médecins-assassins », comploteurs, qui viennent d’être arrêtés. Israël compare cette campagne au procès Beilis15, mais personne ne soupçonne qu’à ce moment, des membres du CAJ, parmi lesquels se trouvaient les écrivains et les poètes de langue yiddish les plus importants du pays, ont déjà été éliminés. Ils ont été tués par balles dans les caves de la Loubianka le 12 août 1952. Cette date est nommée par ceux qui en garderont la mémoire « la nuit des poètes assassinés ». C’est en mars 1956 que le secret de cette tragédie est dévoilé.
Le discours soviétique officiel recourt aux figures classiques de l’antisémitisme : d’abord celle du complot et plus tard, durant la campagne des « blouses blanches », celles du meurtre rituel. Cet antisémitisme populaire était censé mobiliser la société soviétique, il en pénétrait les couches les plus profondes, encourageait les masses, principalement rurales, dans les régions annexées en 1939 – 1940 où les sentiments antisoviétiques restaient toujours puissants. Cet antisémitisme vociférant, mais superficiel, répandu par les slogans de l’antisémitisme populaire, servait également à cacher à l’opinion mondiale et à l’État d’Israël le véritable antisémitisme d’État.
Bibliographie
En français
- KOSTYRCHENKO, Guennadi, Prisonniers du Pharaon rouge, traduit du russe par Michèle Kahn, Actes Sud, Arles, 1998.
- RUCKER, Laurent, « L’Union soviétique a-t-elle sauvé des Juifs ? », Les Cahiers de la Shoah, 2002/1 (no 6), p. 59-87. URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-shoah-2002-1-page-59.htm
- RUCKER, Laurent, « Le « Jdanovisme », une campagne antisémite (1946-1949) », in Pour une nouvelle historiographie de l’URSS, Les Cahiers de l’Institut d’Histoire du temps présent, Nicolas Werth (dir.), n°35, 1996, pp. 83-95.
- RUCKER, Laurent, Staline, Israël et les Juifs, PUF, Paris, 2001.
- SALAMONI, Antonella, L’URSS et la Shoah, La Découverte, 2007.
- VAKSBERG, Arkadi, Staline et les Juifs. L’antisémitisme russe : une continuité du tsarisme au communisme, Paris, Robert Laffont, 2003.
Assia Kovriguina et Lisa Vapné, « Les formes d’hostilités antijuives de l’État soviétique à l’époque stalinienne : quelques jalons », RevueAlarmer, mis en ligne le 12 décembre 2020. URL : https://revue.alarmer.org/les-formes-dhostilites-antijuives-de-letat-sovietique-a-lepoque-stalinienne/
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