Michèle Chabelski. Souvenirs, Souvenirs ( XXV-XXX)

Bon dimanche…

Résumé des épisodes précédents

   Le test est positif.

   Michèle est enceinte.

    Une grâce divine a touché les Cohen, une transe muette les unit à l’annonce de la nouvelle.

   Sonnés comme des boxeurs.

   K0

Après les cris, les larmes, les pirouettes de derviches tourneurs, un soulagement céleste, s’installe sournoisement une terreur diabolique…

   Paul, averti au cours d’une réunion professionnelle importante, reste silencieux quelques secondes.

  Puis murmure, d’une voix sourde venue des profondeurs d’une espérance rendue inerte par les multiples déceptions :

   J’arrive

    La suite

     Le choc est terrible …

     L’incrédulité d’abord…

       Quand ?

       Comment ?

   Un rendez-vous médical, un test en laboratoire devront confirmer le résultat…

    Le linceul qui enfermait les désespoirs répétés se déchire…

    J’appelle Papa. Ma voix est bouleversée. Il croit qu’il est arrivé quelque chose de grave. Il s’inquiète. Je le rassure. Un silence. J’entends le sanglot sec.

  Je te rappelle Papa

Je n’ose lui dire que je l’aime…

A l’époque ça ne se faisait pas…

    Je peux le dire aujourd’hui

      Je t’aime Papa…

    Paul est là…

       On ose à peine se regarder…

   C’est comme une caresse divine qui nous laisserait groggy.  Ivres, stones, détachés de notre corps, dans une sorte de lévitation qui nous arrache à notre enveloppe charnelle…

   Les mains jointes…

     En larmes…

      Et puis le réveil tout doux…

      Nous émergeons de ce brouillard dans un crépuscule qui ombre les fenêtres, des images se télescopent, une petite fille -je sais que c’est une petite fille-, garder le silence encore, poursuivre les préparatifs de la fête, transformer la chambre d’amis, arrêter de fumer, aie !!

   J’ai rappelé mes parents, ma mère est ravie, la vie range enfin les quilles tombées en vrac, un mariage, un enfant, tu deviens mère de famille tu sais ce que ça veut dire ? Ben non je ne sais pas bien encore, mais j’apprendrai, Maman…

  Je ferai des erreurs, comme tout le monde…

   On prend la voiture, direction belle-maman, elle mérite mieux qu’un coup de fil, on la sort de sa cuisine, on la fait asseoir, on lui balance l’uppercut, Enceinte, un bébé, tout ça, pas encore confirmé, elle est la première à accueillir la nouvelle, elle est pâle, m’embrasse, étreint fougueusement son fils, répète comme une litanie Un petit garçon Un petit garçon… essuie ses yeux d’un mouchoir fripé, beau-papa somnole en attendant son dîner qui sera servi en retard, Non merci nous on dîne chez des amis, ce n’est pas vrai, on rentre, je voudrais que cette journée ne s’arrête jamais, enceinte, enceinte…

    Le laboratoire confirmera le diagnostic de quelques chiffres sèchement alignés, se taire jusqu’au troisième mois, se balader une main sur le ventre ou commencer ses phrases par un irrépressible Moi qui suis enceinte…

Ce ventre mettra du temps à pointer, ce qui me vaudra une remarque brutale d’un célèbre politicien qui m’invitait courtoisement à dîner… Je décline poliment l’offre, précisant que j’aurais été ravie, honorée même, mais que j’étais mariée, enceinte et que…

  Enceinte ?

   Il jette un rapide coup d’œil à mon ventre et lâche :

   Un simple non aurait suffi, Madame. Inutile d’en rajouter…

   Le Madame est plein de morgue…

     Ne rien dire mais dire quand même sans le dire tout en disant qu’on ne dit pas…

 Un travail de trapéziste de haute précision et sans filet…

   Superstition ancestrale contre le mauvais œil qui unit ashkénazes, séfarades et probablement d’autres cultures …

   On a adoubé le gynéco qui recueillera le premier cri dans un acte de responsabilité et de confiance absolues dont nous chargeons son art et sa conscience…

   My kingdom for a horse !!!

  My life for a baby…

      Je suis référencée grossesse précieuse sur la fiche médicale.

  Elles le sont toutes, mais certaines néanmoins un chouïa plus que d’autres…

    En dehors de la cigarette qui me manque finalement moyennement, du café qui provoque d’incoercibles nausées, Lena se prépare tranquillement.

   Lena ?

    Bien sûr.

 J’ai su dès la première seconde que ce serait Lena.

   Les échographies ont fait leur apparition, médiocrement sûres sur le pronostic du sexe du futur bébé, mais le docteur P. qui balade son pinceau sur mon ventre gras de gel regarde Paul du coin de l’œil.

   Vous voulez savoir ?

   Oui.

 C’est une fille.

    Sa voix pleine d’assurance déroule devant les yeux de Paul des images de mère consternée pestant contre cette bru infoutue de procréer décemment…

   Ils finiront copains, Paul pardonnera cette incartade au docteur P., une fille !!!!

   Moi j’exulte…

   De là à dire que je l’ai fait exprès…

     Mais le ventre met du temps à pousser et pourtant le 10 ème anniversaire me trouve épaissie, ce qui me vaut mille flatteries.

 Tu es bien mieux comme ça, ça te donne meilleure mine, je peux enfin cracher le morceau, Enceinte

    Paul s’est jeté à corps perdu dans le travail…. Dame !!! Une nouvelle responsabilité, une nouvelle pression, une nouvelle motivation…

   Ça l’éloigne certes du foyer conjugal, mais il est sans inquiétude, moi et mon ventre, on se tient compagnie, on lit Laurence Pernoud, on se gave de Françoise Dolto, de Bruno Bettelheim, de Maria Montessori, je peux même envisager d’ouvrir un cabinet de psy, si compétente désormais, nous équilibrons les rôles, moi dans ma caverne, lui chassant le mammouth du dîner…

    Je l’accompagne parfois, prenant soin d’enfiler une tenue qui mette mon nouveau statut en valeur, mais j’ai surtout l’air d’avoir grossi.

    Il est heureux.

    Soulagé plutôt.

  Et très attentif à mon bien-être, d’une prudence de Sioux quand il rentre très tard pour éviter de me réveiller…

   Et il rentre souvent tard…

    Ma silhouette un peu alourdie me rejette dans le camp des femelles, ce gynécée où volent recettes de cuisine, anti-vomitifs et implacables astuces pour contrecarrer les coliques des nouveau-nés.

   Oui.

  Ok

   Mais c’est tout ?

    Non, j’assiste encore à certains dîners, où mon époux sidéré se rend compte que la tête n’a miraculeusement pas été touchée, je suis capable de remiser le temps d’un repas Péridurale, Episiotomie, Couffin, Landau et Biberons anti régurgitations… et de parler Cinéma, Littérature, Politique ahhhh on est en 1981….

   Je n’ai pas de nausées, je suis en pleine forme, je me sens presque un humain normal, la future mère est un homme comme les autres, piquée parfois de désirs libidineux, ben cet enfant on l’a fait comment ?

   Mais l’époux reste précautionneux, attentif à ne pas déranger le bébé qui dort peut-être, qui se fait des bras, des jambes, un nez, une bouche, des ongles même, et qu’il vaut mieux laisser à ses préparatifs de sortie…

   Connaissances anatomiques réduites, mais bon, il a peut-être raison ce futur papa, et sa prudence signe une vigilance qui…

    Une vigilance ….

    Bref…

      Lena par ci, Lena par-là, pour le moment, le trousseau est larvaire, on n’achète rien sauf des rubans rouges que je colle partout pour éloigner le mauvais œil dont on connaît les ravages pour les avoir affrontés pendant près de dix ans…

   Je regarde fumer les copines sanglées dans d’étroits tailleurs aux épaules démesurément gonflées, j’ai beau cesser de respirer, je ne ferme plus grand chose, ce sera un jean à la taille élastique couvert d’un large pull…

    Et des chaussures à talons très hauts, vestiges d’une vie passée à espérer pouvoir jeter aux orties les souliers hauts assortis au ventre plat…

   On n’est pas à une contradiction près…

   Je laisse Lena terminer sa toilette, ongles, cheveux, épaules rondes et pieds dodus, petites mains de soie et joues de satin…

    Moi j’attends…

      Avec tant d’exaltation qu’elle devinera mon impatience et…

Bon

Lundi

   La suite

    Entre accès de joie et bouffées d’inquiétude, les trois premiers mois installent la nouvelle sur un socle parfois instable : Nous allons avoir un enfant

   Evidemment, on ne bouge pas un cil, la chambre d’amis restera en l’état, landau haut perché et poussette confortable n’apparaîtront qu’après la naissance.

   Je vois des grenouillères roses la nuit, je vois des babygros dragée le jour, des draps brodés de petits lapins traversent mon assiette, des biberons dansent la gigue dans la marmite où mijote la blanquette, la quantité de cerveau disponible a un peu rétréci à la nouvelle, mais je fais des efforts -vains- pour le dissimuler…

   Mitterrand a été élu et plébiscité dans une vague rose qui n’a rien à envier à la mienne…

   Un soir de mai, lascivement vautrée sur le canapé, j’entendrai la voix de Jean-Pierre Elkabbach annoncer sur une image qui dessine en pointillés le visage du vainqueur la victoire de Mitterrand…

   Ce sera mon seul malaise…

     La nuit entendra les vociférations de satisfaction des aficionados, les interminables bruits de klaxon, j’imagine que la Libération a provoqué un élan de joie collective proche de ces manifestations…

   La liesse est presque totale.

    Biberonnée à la terreur des Bolcheviques qui ont décimé la famille maternelle sans attendre l’arrivée des nazis, l’Union de la Gauche entre socialistes et communistes me trouvera à la porte d’entrée le lundi matin, guettant l’arrivée des Rouges venus régler leur compte aux bourgeois de l’ouest parisien…

  Parenthèse

   On a célébré à grand bruit et à gros sanglots la mort de Giscard il y a quelques jours, en oubliant l’exultation du pays quand les urnes lui ont botté l’arrière train sur l’air de Ça Ira, les aristocrates à la lanterne, Pour moi la vie va commencer…

   Vilipendé, haï, il a eu la chance de n’être pas Louis XVI…

   Et le voilà canonisé sous la plume et les pleurs des journalistes qui rappellent la loi sur l’IVG…

    Mitterrand portant sa rose comme le Saint Sacrement sur le chemin du Panthéon, je pose les mains en bouclier sur mon ventre pour protéger des forfaitures à venir le petit être qui se bâtit paisiblement dans le ressac du liquide amniotique…

   On craint le pire…

    Amis de gauche, ne fuyez pas en hurlant au fascisme renaissant…

   Je ne fais que cracher les peurs mémorielles qui ont éclos des lamentations bourdonnant le dimanche dans la salle à manger familiale…

   Bolchéviques

   Nazis

    Un panier unique suffisait pour y jeter ces suppôts du malheur, le rôle des partisans communistes occulté sous les exactions de Lénine et de Staline…

   Bref

   1981 donc…

    Paul est en miettes, il n’a pas eu d’oncle pendu par les Rouges, mais il s’agite et s’inquiète, Tout ce travail pour rien, des lois iniques en perspective, et Ô comble de la trahison, des amis se découvrent des affinités avec les socialistes…

    Mon ventre l’intéresse, certes, mais, bon, faut sérier les préoccupations…

  On a annoncé la nouvelle à belle-maman qui décrète qu’elle offre le coussin et la robe du bébé pour la circoncision, vu que le parrain sera son époux…

  La messe est dite, si je puis me permettre cette image osée…

 Mais une robe pour un garçon ? Même pour un baptême !!

   De toute façon, ma fille et moi, on rigole en loucedé, mon ventre s’agite des soubresauts de son hilarité, elle nage dans sa mini piscine, les échographies sont de plus en plus formelles, c’est Lena, contents, pas contents, dentelles et broderies valsent au rythme de ma joie.

    Je grossis peu, mais à force de le morigéner, le ventre a fini par pousser, Ah ! Enfin ça se voit !!

   Mais je marche droit, cette démarche particulière des femmes enceintes alourdies d’eau et de bébé me sera épargnée, j’entends néanmoins avec plaisir les Il arrive quand ce jésus ? Ah qu’elle est jolie, la petite dame, un jésus dans la crèche !!

   On fera avec…

    Les Ashkénazes disent Mazel Tov

   Les Séfarades brandissent devant moi une main aux doigts écartés   555, contre l’œil

   Je prends tout.

     La situation politique inquiétante conduit Paul à…

    Ben je sais pas trop où en fait…

      Mais dans des lieux où il s’occupe de protéger l’avenir du bébé et le mien.

   Tu pourrais essayer de comprendre…

 C’est pour toi que je me déplace si souvent…

  Et pour moi, tu pourrais pas rester un peu ?

   J’essaie…

     J’ai vendu ma boutique, mes visées carriéristes ont pris un coup de plomb dans l’aile, ma grossesse occupe le devant de la scène et de mes inquiétudes, je ménage mon tout petit, j’écoute pousser mon ventre, et après les trois mois d’apnée sociale, je commence à m’ennuyer un peu, le gynéco rigole, Vous n’êtes pas malade, Vivez normalement bon dieu !!

   On vit donc normalement ma fille et moi, un peu trop peut-être, car l’idée de cette vie trépidante et joyeuse impatiente la petite qui a bien envie d’aller voir de plus près les éclats d’or et les paillettes qui dansent sur les années 80, malgré Marcel Rigout, Jack Ralite, Charles Fiterman et Anicet Le Pors, les ministres communistes…

  Elle prépare le toboggan de la descente qui signera à jamais sa nature pressée et impatiente, contrairement à sa sœur Melissa qui n’est que réflexion et raison, et me voilà contractant prématurément et sommée de me coucher et de serrer les jambes pour l’empêcher de sortir.

    Hôpital, perfusion, on rit moins, nous terminerons ce voyage siamois en contemplant ensemble le plafond de la chambre puisqu’il m’est interdit de bouger, la grossesse commence à me peser, des fourmillements brûlent mes doigts que démange un désir éperdu de toucher et de caresser mon bébé…

   Elle arrivera avec trois semaines d’avance, la dernière échographie déjà bien précise indiquant un poids qui me paraît suffisant au regard de l’inertie imposée par l’homme de science…

   Je me lève, des contractions me soulèvent, j’appelle Paul, Allez on y va Quoi Déjà Reste encore allongée Trop tard Je suis debout, il saisit la valise, la clinique  n’est pas loin, j’annonce à la sage-femme que je peux accoucher, le poids du bébé est suffisant, mon aplomb la met en rage Depuis quand les femmes décident de la date de leur accouchement, Non mais ma petite Pas de ça chez moi, couchée, perfusion pour endiguer les contractions et vous allez rentrer chez vousHa Ha trop tard, ça bouge, ça saute, ça  tressaute, ça explose, ça crépite, ça traverse les entrailles d’une infâme brûlure,  ça moleste la peau d’une révoltante  morsure, aie, ouille, ça fait un mal de chien, elle est où la péridurale, la sagefemme me jette un regard sévère, on a appelé le médecin,  On ne pourra plus arrêter les contractions, dit-elle, la voix pleine de ressentiment, le travail a commencé.

  Ah non !

 Ça s’appelle pas du travail, ça !!

  Je sais ce que c’est le travail, moi.

     Mais ça, c’est un supplice, une mortification, un bagne en milieu hospitalier, une sorte d’inique exécution, la facture lourde d’une féminité consentie, ratifiée, agréée, Quel péché ai-je commis, quel crime ai-je exécuté, aie ouille, je vais mourir…

  Mais non vous n’allez pas mourir, grogne la gorgone en blouse blanche…

Le médecin arrive…

  Entre temps Paul est revenu me voir, il va se prendre une giclée de coups de poing dans l’épaule qu’il supportera, stoïque et un peu désemparé.

   ´tain…

  Ben les bonnes femmes dis donc.  Ça déguste sévère.

   Il arrive, là, le médecin ?

   Je n’imagine pas avoir vraiment intéressé les mecs avec mes entrailles calcinées, il se peut néanmoins que ça ait levé un voile pudiquement jeté sur ces moments d’intimité conjugale et qu’enfants et petits-enfants d’aujourd’hui arrachent un sourire rétrospectivement compatissant sur les affres qui ont présidé à l’arrivée de ces bonheurs sur pied…

Bon

  Mardi

     La suite

    Les contractions s’accélèrent en rythme et en intensité…

  La sagefemme a enfin compris qu’elle ne pourrait repousser l’accouchement même si n’est pas encore arrivé le jour où c’est la mère qui décide…

   Elle vient donc de temps en temps vérifier l’avancée des travaux qui se mesure en pièce de monnaie.

  10 centimes

   20 centimes

   Ce sont encore des francs, ce qui ne change pas grand-chose à l’affaire…

   La parturiente devient une tirelire à l’envers puisqu’il s’agit cette fois d’extraire le bien d’une fente qui devrait raisonnablement s’élargir pour laisser le passage à l’enfant.

   Disons qu’elle abrite un trésor pour offrir un peu de romantisme au syndrome monétaire…

    La sage-femme fait la gueule.

     Chef d’accusation :

        Contractions.

        Pas de dilatation.

   Recroquevillée, cheveux collés au crâne, bouche tordue, j’accouche de hurlements puisés au fond de mes entrailles déchiquetées, mais le verdict est sans appel : pas de dilatation…

   La malveillante se décide enfin à me conduire en salle de travail…

   Travail

    Synonymes : labeur, besogne…

    Nouveau synonyme : supplice

      Installation sur le lit de torture inventé pour punir les parturientes des débauches et des turpitudes de toutes les femmes.

   Responsabilité collective

   Celles qui se font piquer paient pour les autres…

    Dont les accouchées bien évidemment…

   Dans mon brouillard de misère, au milieu des cris qui me semblent poussés par quelqu’un d’autre, j’entends les mots « anesthésiste, péridurale »…

    Paul a été prié de quitter les lieux, vu la taille de la seringue, on comprend qu’on épargne les messieurs.

   C’est qui ka tendu la pomme, hein ?

  Vous m’avez comprise…

    Me reviennent des bribes de conversation de nanas, péridurale, paralysie provisoire ou définitive, céphalées diaboliques, mais qu’est-ce que je m’en fous…

Dans cette tranchée où je clapote depuis des heures, j’accepte tout ce qui ressemble à une délivrance…

   Pique, petit anesthésiste, pique vite, aie pitié de moi, soulage-moi des serres de cette implacable douleur, rends-moi à mon corps ou tue-moi, mais sors-moi de cet étau qui m’enserre depuis près de trente-six heures…

   Je n’ai pas mérité ça…

    L’aiguille s’enfonce dans la moelle épinière, on me tient assise, on me recouche, je ne suis qu’une poupée de chiffons torturée, et puis la folle qui criait près de moi s’est tue, la douleur s’est envolée, je ne sais plus trop qui je suis, mais je n’ai plus mal, un rêve réalisé, plus mal, plus mal…

   C’est le moment que choisit le gynéco pour arriver, il tourne, vire, le monitoring, des électrodes cloutent mon ventre gonflé, il s’agite un peu et j’entends tomber des mots que je reconnais vaguement, grossesse précieuse, souffrance fœtale, cyanose, cordon enroulé autour du cou, urgence, on la descend…

    On la descend ?

     Où ?

    Pourquoi ?

     Césarienne.

    Ne vous inquiétez pas. Tout va bien se passer…

   Et mon bébé ? Comment va mon bébé ?

    Ça va aller…

   On vous a fait une péridurale, on va pratiquer une césarienne et…

   Quoi ?

    Je vais voir et entendre l’intervention ?

   Voir, non. On vous met un champ…

    Entendre, à peine…

    NON !!!!!!

     Non.

        J’ai peur, pour mon bébé, pour moi…

    Vous préférez une anesthésie générale ?

   Évidemment…

     Dormir…

     Dormir…

    Le chariot couine, on le pousse sans ménagement, le docteur P. me rassure tout en échangeant avec son équipe, Vite docteur, Vite, mon bébé, ma petite fille… La terreur me tord le ventre…

   Je sens à peine l’aiguille qui s’enfonce dans mon bras…

     Salle de réveil, je vomis dix ans d’angoisse et trente-six heures de souffrance, Où suis-je, je me rendors…

    Je me réveille dans la pénombre d’un jour qui s’éteint…

   Les grondements de l’orage se sont évanouis.

   Après les cris, le grincement du chariot, le cliquetis des instruments qu’on prépare, la lampe scialytique projetée en plein visage, la main de l’infirmière qui tient ma tête pendant que je vomis tripes et boyaux, ce silence presque sépulcral me cueille au réveil…

    Je vois à ma gauche une boule de cheveux noirs qui dort dans un berceau transparent…

    J’essaie de me lever…

Ouille…

   Le bruit réveille Paul qui somnole sur un fauteuil en plastique.

   Il est gris, il a les traits tirés, les yeux rouges…

   Il se lève …

     Ne bouge pas…

On vient de te faire une césarienne…

  Lena va bien…

   Tu dormais… Tu ne l’as pas vue sortir…

 Je suis le premier à l’avoir prise dans mes bras…

    Lena…

      Combien elle pèse ?

        2 kg 6…

     C’est ce que j’avais dit à la sagefemme et…

    Chut.

    Force est de reconnaître que les échographies étaient déjà bien précises…

    Elle est si petite que les pieds du pyjama rose sont vides…

  Quelques bodies et quelques pyjamas ont assuré la base du trousseau, faut aller acheter…

  Elle ressemble à une minuscule poupée, dormant paisiblement, un bracelet autour du poignet, une étiquette décorée d’une cigogne posée à la tête du berceau annonce :

    Je m’appelle Lena

       Lena…

   Voilà mon bébé, ma petite fille, mon cœur d’amour, mon émerveillement, mon éblouissement de l’instant, une extase qui coupe le souffle… Elle est en bonne santé, j’ai eu si peur…

   Mais je ne suis pas la première.

     J’apprendrai le lendemain de la bouche du docteur P. que Paul lui a expliqué : Ne t’inquiète pas, petite fille, puisque ta mère dort, je serai à la fois ton papa et ta maman…

    Il tiendra parole…

     Pour l’heure une infirmière entre, portant un brouet considéré par l’intendance comme comestible, opinion que je ne partage pas tout à fait, et un plateau sur lequel patientent, tels des mini soldats au garde à vous, de microscopiques biberons…

   Puisque vous n’allaitez pas, lance-t-elle en déposant les repas de ma fille…

    Je voudrais la prendre dans mes bras s’il vous plaît…

    Elle me la dépose sur la poitrine…

    Lena, Maman

    Maman, Lena

   Les présentations faites, je peux goûter la sensation et l’odeur du bonheur absolu…

  Je touche du bout des doigts les minuscules mains de soie, j’embrasse la joue de satin, je la respire, je la hume, un jour avant je la portais en moi, et la voilà, qui dort… Ah non elle se réveille… Ces yeux noirs…

   Comment pouvais-je deviner de manière si précise à quoi elle ressemblerait ?

   Rêves, fantasmes, faisaient défiler devant mes yeux avides l’image d’une petite fille brune aux yeux de jais…

   Si le bonheur a une couleur il est rose, s’il a une odeur c’est celle du cou tiède de mon enfant, s’il fait un bruit, c’est celui de la respiration de mon bébé…

    Paul peut enfin retrouver les rumeurs de la ville, revoir des humains droits et debout qui pleurent la victoire de Mitterrand, goûter les beignets de sa mère qui tente de cacher sa déception et aller dormir pour oublier ce barouf des trente-six heures les plus longues de sa vie…

   Dès le lendemain …

Bon

  Mercredi

    La suite

      Il est tôt quand je me réveille à l’aube du 13 octobre.

   Il me faut un demi second pour rassembler mes esprits éparpillés et me rendre compte que je suis seule dans la chambre…

    Mon bébé ? Ou est mon bébé ?

     On l’a emmenée dans la nursery commune au moment où je m’endormais, terrassée de fatigue et d’émotion…

   La douleur se réveille, l’anesthésie n’est plus qu’un vague souvenir, ouille !! Ça douille…

    La césarienne est une opération, les chairs doivent cicatriser, ouille…

   Grande consolation : le docteur P. a garanti une mini cicatrice, un Pfannenstiel qui permettra d’enfiler sans dommage le mini maillot jaune…

   Pour être mère, on n’en est pas moins sirène affolante…

   Dans tes rêves, oui…

     On verra bien…

    On entend des vagissements, venus du couloir et le cliquetis des préparatifs du petit déjeuner…

   Une dalle monumentale…

   Je songe à un brunch composé de quelques œufs brouillés un peu baveux, d’une fine tranche de saumon clair fondant, de toasts briochés craquants que je couvrirai d’une légère couche de marmelade d’oranges acidulée…

   Le tout arrosé d’un café fumant odorant…

   Voilà.

Rien de très méchant.

  Ni de fou fou…

    En attendant je tente une opération pied par terre qui m’arrache des gémissements, je marche pliée en deux, au moment où une aide-soignante entre portant un plateau…

  Un thé, une paire de biscottes encellophanée, un petit morceau de beurre mal dégelé, un mini pot de confiture rouge…

    Waouhhhhh…

      Le bonheur…

         Je croyais avoir faim mais le contenu du plateau redresse la barre…

    Hardi matelot !

Agapes matutinales remisées au rang des bons souvenirs, j’entends des couinements dans le couloir, la porte s’ouvre brutalement, dans le semi brouillard où m’a plongée la journée d’hier, tout me paraît brutal…

   Et l’infirmière dépose dans la chambre le Graal, accompagné d’un micro biberon, P’tit dej pour tout le monde, dit-elle très fort…

 J’ai accouché, je n’ai pas subi une résection des tympans, je ne suis pas sourde…

    Bébé dans les bras, biberon dans la main, elle me dépose son barda sur la poitrine, Allez-y, m’encourage-t-elle comme si elle parlait à un cheval à l’entraînement à Chantilly…

    J’ai globalement compris qu’il fallait passer le contenu de l’un à l’autre…

    Je pose le biberon devant les lèvres du bébé, je force légèrement, et- miracle de la Nature, création d’un Monde naissant, avènement d’une ère nouvelle, elle tête…

   Mon bébé boit en ouvrant un œil, et ce génie issue de mes entrailles boit comme si elle avait fait ça toute sa vie…. Sans l’ombre d’une hésitation…

   Elle tête, elle déglutit, le biberon est vide, l’infirmière m’explique le fonctionnement de l’impératif rototo validant l’opération, un dernier bisou, hop au lit, je reviendrai pour le bain hurle la soignante …

    Les ablutions du premier matin du monde m’arracheront moult gémissements, on vient me soigner, j’ai mal, un antalgique, zou, au lit, le téléphone sonne, celui qui s’est auto investie d’une double mission parentale appelle pour avoir le récit détaillé de la nuit de sa fille, il dira toujours ma fille comme on suce une exquise friandise, et s’informe au passage de mon état de santé –J’ai mal- Demande un médicament, J’ai déjà demandé, Ben faut attendre… Thérapeutique de choc…

   Les fleurs arrivent en rangs serrés, l’infirmière râle, j’ai pas assez de vases, on baigne le tout petit bébé dans un évier rempli d’eau tiède, et si elle allait se noyer, sa peau est rouge, ses poings serrés, le pédiatre l’a examinée, bah les petits bébés grandissent vite, on la sèche délicatement, je n’ose pas la toucher, on l’habille, un pyjama frais couvert de poussins pépiant , on la couche, elle pleurniche un peu, je fais connaissance de sa voix, elle se rendort,  la première matinée est passée, les visites vont commencer…

   Le papa annonce qu’il viendra un peu plus tard, mais Maman viendra tôt

   Aie !

   Ouille !!

    Elle arrive accompagnée de ses deux filles, et va savoir pourquoi elle porte un chapeau rouge.

   Imposante, le bibi bien enfoncé, assise au bord de la chaise de plastique, ses filles en sentinelles à ses côtés, elle décrit son bonheur, son soulagement, elle regarde le plafond pour y chercher la présence divine et lui exprimer sa gratitude.

Un enfant chez mon fils Paul, murmure-t-elle avec effusion…

    Elle me regarde, un sourire contraint, plein de compassion aux lèvres…

   T’inquiète pas, ma fille, le Bon Dieu, il va te donner aussi un beau petit garçon…

    Je ne m’inquiète pas en fait…

     Elle se penche sur le berceau, Lena, c’est un prénom de chez toi ?

   De chez moi, oui.

     Descendu en ligne directe du cosaque qui me sert d’aïeul, botté jusqu’aux genoux, un kandjar sous la ceinture, une baïonnette au flanc…

   C’est un diminutif d’Helene.

     Ah ! D’Hélène…

     Elle s’appelle aussi Eva, c’est le prénom de ma grand-mère défunte adorée…

 Et Rachel, c’est la grand-mère de Paul…

   Pas de Georgette en vue…

     Petite précision :

     Les ashkénazes perpétuent l’âme d’un défunt en donnant son nom à un nouvel enfant, tandis que les séfarades honorent un membre de la famille de son vivant…

   Aucune trace de Georgette …

      Elle avale la pilule amère sans une gorgée d’eau…

   Le chapeau ne bronche pas…

  Les belles-sœurs non plus…

    Papa viendra, vêtu comme un prince pour accueillir sa milady, c’est un coup de foudre immédiat, vibrant, une irrépressible radiation, elle ouvre grand les yeux sur lui, les regards d’onyx se rencontrent, se crochètent, se fixent, se fondent, fusionnent dans une histoire d’amour qui durera toute la vie de Papa qu’elle illuminera jusqu’à son dernier souffle…

   Et Jacob, son fils chéri, qui porte le nom de son grand-père adoré…

Une lignée d’amour…

    D’autres visites…

    De nombreux appels…

      La petite chose entortillée dans ses cris de douleur est maintenant assise, vêtue d’un pyjama saumon, observant avec avidité la chair de sa chair, cette œuvre microscopique et délicate arrachée à ses entrailles, pensant qu’un autre enfant peut être…

      J’entends le lendemain quelqu’un s’agiter derrière la porte, une aide-soignante entre en trombe, voilà, j’ai affiché les consignes du médecin :

   Visites interdites

      Rassurez-vous vous : je ne vais pas vous conter par le menu la vie de Lena qui vient de fêter 39 printemps ni celle de Melissa qui en compte 37 …

   Mais le vasistas aux souvenirs s’est ouvert sur un torrent qui charrie des milliers d’images cascadant sur l’écran illuminé de ma mémoire…

    Je pourrais m’arrêter là.

      Mais la vie, les années ont laissé leur lot d’empreinte indélébiles d’émotions, j’aime égoïstement ce partage matutinal avec mes amis, cette douce chaleur qui m’envahit à la lecture de vos propres souvenirs, cet écho de mon ressenti, ces histoires émouvantes ou drôles que vous me soufflez sur le cœur, ce baume lénifiant qui aide à cicatriser les petites lésions de la vie…

   Je ne veux pas peser d’une impudeur gênante, mais Dieu… Que cet échange me ravit…

   Et puis la vie s’est chargée de distribuer équitablement caresses et coups de pied, alors si le cœur vous en dit…

Bon

 Jeudi

   La suite

      Une sorte de nirvâna fait d’allégresse et d’incrédulité…

   Cette petite boule brune en pyjama rose dilate mon cœur et mes yeux qui me paraissent être en nombre insuffisant pour goûter ce bonheur…

   J’attends, brûlée d’impatience, ses réveils et son poids d’amour dans mes bras…

   Belle-Maman est venue visiter l’enfant au prénom bizarre, puis s’en est vite repartie frire quelques beignets pour fêter l’arrivée de l’enfant de Paul…

    Papa et Lena ont scellé un destin commun, les yeux dans les yeux, ils se sont juré amour et fidélité, et se sont gravé leur passion en lettres d’or sur leur cœur chaviré…

   Je partagerai cet amour avec ma fille, deux femmes pour un homme, trois même, il en méritait des milliers… une horde de femmes aimantes perdant la tête pour ce tailleur aux allures de prince, de sage, de philosophe, d’humoriste hurlant d’un rire tonitruant qui couvrait honteusement la chute de ses blagues parfois un peu salaces…

      Le chapeau rouge de belle-maman a fait grande impression, écho involontaire au ruban rouge accroché au berceau, supposé repousser les attaques malveillantes des fées maléfiques…

   Des rubans rouges, il y en aura partout, sur le landau, le couffin, la chaise haute, les couches produisant par leur contenu ce qui est, pour des raisons inconnues, considéré comme un porte bonheur…

   Des brassées de fleurs ont envahi la chambre, Tu sais pas ? La femme à Cohen a eu un bébé ! Non ? Ça faisait combien de temps ? Dix ans ?

 Moi j’aurais pas pu…

  L’aurait pas pu !!!

  T’aurais fait quoi ?

   T’aurais pleuré ? Hurlé ? Tempêté ? Prié ? Invectivé le ciel ? Frappé ton ventre infécond et ton mari inopérant ? Inventé un traitement contre le cancer, fondé un orphelinat, un foyer pour mères célibataires ou femmes battues ?

   Ça aurait au moins servi à quelque chose…

   L’aurait pas pu….

    Pour l’heure les visites et les appels se multiplient…

   Les boîtes et les sacs s’empilent, j’ai rangé quelques écrins, chaînes, médailles et petites mains de fatma constituant le début d’une collection de bijoux dont elle porte aujourd’hui les stigmates accrochés à ses oreilles poly percées…

   Le papa se fait un peu attendre…

     Il se penchera, muet et émerveillé sur le berceau, en fin d’après-midi, le souffle coupé de voir sa femme béate et l’enfant endormie…

     Quelques larmes perleront, il est au sommet de l’Himalaya et contemple, dans un mélange de fierté, de soulagement et d’euphorie le chemin âprement parcouru dans une cordée parfois au bord du précipice…

    L’infirmière arrive, c’est l’heure du biberon, elle veut lui poser le bébé dans les bras, il refuse, terrorisé, recule, ce n’est pas un enfant, c’est de l’huile sainte, la main de dieu sur la terre, une incarnation céleste mais vraiment petite, elle l’invite à s’asseoir, saisit Lena qu’elle lui pose de force dans les bras en la tenant fermement, il flageole, son bébé…

  Son bébé…

     Envolé le rêve de garçon pour cette fois, reste cette mini jeune personne qui fera de lui un père heureux, inconditionnellement fier de sa princesse, femme irrésistible à laquelle il ne tentera jamais de résister…

   Il le lui a promis à la naissance.

      Puisque ta mère dort, même pas foutue d’assister à ton arrivée, je serai ton papa et ta maman…

   Le docteur P. me transmettra la précieuse nouvelle…

    Je biberonne, bébé tête, il me regarde, inquiet, Elle va grandir, affirme-t-il pour se rassurer, je pense que oui… enfin… normalement elle devrait…

   Ses neveux et nièces issus de femmes normalement constituées offraient l’image de bébés joufflus, là évidemment, avec une mère malingre… je me comprends…

    Papa

    Papa chéri

    Mon Papounet

    Papa je t’aime

     Lui offriront sa dose quotidienne de carburant, le déculpabilisant à jamais de…

    Mais c’est une autre histoire…

     Il remballe les paquets, pressé de repartir soudain, l’odeur d’hôpital, ma pâleur et mes cernes, le plateau d’orphelinat posé sur la table roulante, le parfum un peu faisandé des fleurs qu’on enlèvera rapidement, commencent à saper son enthousiasme initial…

   Il a besoin d’air, de feu, de rires, de vraies conversations, saloperie d’Union de la Gauche, les couleurs délavées de cette chambre éteignent sa ferveur…

    J’espère que tu vas bientôt rentrer…

   Traduction simultanée :

     Et que je ne vais pas avoir à me taper encore trop longtemps cette ambiance de fin du monde…

    Un regard amoureux à sa fille, il est dehors, on m’enferme Visites Interdites, cloué sur la porte comme sur celle des lépreux londoniens en leur temps, tant mieux je ne reverrai plus le chapeau rouge…

   Ma mère viendra, pomponnée, parfumée, je me fais l’effet d’être un cadavre en décomposition, elle trouve Lena très jolie, adore le prénom qui lui rappelle Kiev qu’elle n’a jamais connue, chante une berceuse en russe- quelle belle langue…

    Moi je pense à un autre enfant…

Une famille, quoi…

 Je demanderai au gynéco en partant à quelle heure je peux faire un autre bébé ?

    En attendant, on n’a pas de lit, pas de landau, un couffin de paille qui ressemble à celui qui abrita Moïse fera office d’hébergement provisoire…

Bon Vendredi

Chabbat Chabes

   La suite

     Les visites sont interdites suite à une inquiétante poussée de température…

   Beaucoup d’amis, venus voir le bébé tout neuf, rebroussent chemin en déposant le cadeau à la porte.

  Paul, en signe d’amour, a fait livrer une vache en peluche presque grandeur nature, qui occupe pratiquement tout l’espace de la chambre et arrache des cris aux infirmières…

   Il semblerait que Marguerite exprime symboliquement l’ampleur et l’intensité de l’amour du père pour la fille.

 Elle exprime également le mécontentement des soignantes qui ont du mal à se déplacer dans la chambre et provoquera un fou rire du médecin d’ordinaire assez austère…

    Marguerite finira sa vie en décor du hall d’un hôpital pour enfants ….

   Les jours passent, je marche toujours pliée en deux, la cicatrisation est lente, on finit quand même par plier bagage, Lena, Marguerite et moi…

   Papa et Lena ont riveté leurs regards pour l’éternité, il vient la voir tous les jours, comme aimanté par ce petit bout d’humain en pyjama rose…

   La cuisine se charge d’une buée quasi permanente qui signe les vapeurs du stérilisateur…

  Car on stérilise les biberons dans les gros bouillons d’une marmite qui glougloute sur la cuisinière…

  On saisit les tétines à l’aide d’une grosse pince pour éviter d’y coller les microbes qui galopent sur nos doigts.

  Boites de lait et biberons décorent la cuisine devenue le centre névralgique de l’appartement…

  On a engagé une « démarreuse »…

   Vous croyez peut-être qu’il s’agit d’un dispositif à bagnoles récalcitrantes ?

  Que nenni, bonnes gens…

    Il s’agit d’une Puéricultrice qui assure le démarrage du nouveau-né, en assurant aux parents de vraies nuits de sommeil pendant qu’elle se tape les couinements et distributions de rations nocturnes à l’enfant qui n’a pas encore désolidarisé le jour de la nuit…

   Paul rentre tard, expliquant qu’il assure l’avenir de son enfant chérie, et quand il repasse dans la journée changer de cravate parce qu’une tache de sauce tomate a malencontreusement maculé la sienne, il me trouve souvent un biberon à la main, une couche souillée dans l’autre, ou me baladant dans l’appartement en fredonnant pour tenter de couvrir les cris du bébé, ce qui le laisse perplexe sur le potentiel libidineux de son épouse mal remise de ses couches…

    De jeunes accortes et autonomes personnes dansent les années Mitterrand au rythme du bling bling naissant, l’Union de la gauche prendra l’eau, pendant qu’on nationalise à l’extérieur et que les aristos filent à Coblence, moi j’écoute grandir ma fille…

    D’immenses yeux noirs en amande m’interrogent sur le sens de la vie, l’amour, la mort, et gavée jusqu’à l’os des conseils de Françoise Dolto comme une dinde de Thanksgiving, j’explique que…

   Le bébé comprend tout a dit la grande Françoise, même in utero.

 Parle à mon ventre, ma tête est malade…

    Je lui dis que je comprends qu’elle ait faim, qu’elle ait chaud, qu’elle ait froid, qu’elle s’ennuie(sic), qu’elle….

    Et que je tente de pallier les carences qui ébrèchent un peu sa joie de vivre…

   Paul commence à craindre pour ma santé mentale, il a besoin d’une co- équipière qui parle anglais, on engage une nounou.

    Entre temps la famille s’est dotée d’un haut landau qui ne se plie pas, d’une basse poussette qui se plie, Mac Laren construit aussi des bolides pour bébés, d’un lit, d’une chaise haute, d’un transat, d’un siège auto, d’une commode à langer, d’une armoire et de divers objets de première nécessité dont le montant total avoisine de peu le P I B annuel de l’Albanie…

   Les Mamans d’aujourd’hui possèdent une poussette de poupée et un harnais dans lequel elles glissent l’enfant pour aller faire quelques emplettes, les mains dans les poches.

   Et de toute façon elles achètent tout chez le boutiquier bien connu, Jeff Bezos…

    La belle-mère a ôté son chapeau rouge et a fait chauffer de l’huile pour y frire les beignets de l’allégresse, coutume séfarade pour célébrer un événement heureux…

   Heureux, heureux.

    N’exagérons rien…

    Je vous rappelle qu’après 10 ans passés à faire poireauter son fils chéri, j’ai donné naissance à une fille….

   Oui, oui…

     Vous avez bien lu : une fille…

      Alors pendant que la pâtisserie grésille dans la graisse fumante, elle s’interroge et culpabilise…

 Car c’est bien elle qui a encouragé cette union avec une fille dont la seule qualité semble être son appartenance à la communauté juive, enfin, communauté, on se demande ce qu’on a de commun avec ces gens-là…

   Elle ne connaît rien à la religion, elle mange des huîtres (son fils aussi), elle est insolente, dépensière, et toujours aussi maigre, t’as envie de lui demander pourquoi sa mère ne l’a pas nourrie, un bâton couvert de défroques qui coûtent des heures de travail à son fils …

    Et maintenant une fille…

      Qu’elle parera des vertus des Cohen pour oublier la déconvenue.

   Une fille, certes…

  Mais une vraie Cohen !!

    Intelligente, brillante, drôle, tout ça tout ça…

    En attendant je songe à fonder une vraie famille…

   Un autre enfant, quoi…

    Paul a avalé dix ans de pilule amère, 36 heures d’effroi, plusieurs mois d’incrédulité à regarder une jeune et lascive épouse éponger son front dans une cuisine embuée, il considère qu’il a pour l’heure payé son tribut à la société et satisfait les espoirs fous de leur couple en détresse.

    Elle est mère.

    Il est père.

      Il ne flaire aucune urgence à bisser la prestation dans l’immédiat…

   Moi, si…

      Le bébé a grandi, ses cris sont moins indistincts, on ne sait pas exactement ce qu’elle désire, mais on sent que c’est un besoin pressant, Dolto dit que les pleurs de bébés sont ultra signifiants, je culpabilise de ne pas toujours décrypter la signification profonde de ses hurlements, nourrie, abreuvée, changée, elle continue de signifier un truc pas clair, non répertorié dans le sommaire de la Bible psycho pédagogique de Dolto.

   Mon bébé d’amour met parfois du temps à se calmer, et vidée, je conseille à la nounou d’aller se reposer.

   Paul découvrira avec stupeur que les caresses qu’il prodigue à la petite fille qui va s’endormir ont un effet immédiat …et seulement immédiat…

   Dès qu’il s’interrompt, elle lui exprime sa désapprobation et lui, qui n’a jamais lu une page de Dolto, comprend néanmoins qu’il doit poursuivre le câlin inopinément suspendu…

   Va lui expliquer après ça, que tu veux un autre enfant. 

    Maintenant…

    Là, tout de suite ?

     Non, pas tout de suite tout de suite…

     Mais bientôt.

      T’étais une jolie jeune fille rebelle

      T’es devenue une élégante épouse combative

       Puis une maman aimante épanouie

         T’es pas obligée de tourner mère de famille échevelée dans l’immédiat…

    Et de toute façon j’attendrai pas dix ans.

    Je comprends.

    Moi non plus.

     Mais maintenant je suis aidée et…

      On verra…

       Le rôle de Papa brillamment assuré, il est temps de songer à assurer les succès du couple et…

   Mouai…

      Seule l’idée d’un petit garçon serinée par sa maman le fera réfléchir à l’hypothèse de….

   Samedi

   La suite

     Un nouvel ordre familial a été mis en place.

    Dans l’ordre

     Lena

     Les boîtes de lait

     Le stérilisateur

     Les biberons

     Les tétines aux orifices trop larges ou trop étroits

     Les couches

     La tisane sédative (qui sédate comme mon genou)

     Les bodies

     Les pyjamas couverts de petits poussins

     Paul

     Moi

       Je n’ai pas cité le chloroforme dont j’ai parfois secrètement rêvé mais qui n’est référencé sur aucune page de la bible Dolto.

   L’enfant humain est le mammifère le plus inachevé à la naissance…

   Il ne sait ni marcher ni parler…

   Mais comme il a faim, soif, qu’il est mouillé ou pire, qu’il s’ennuie, il crie…

 Et parfois il crie juste parce qu’il découvre avec ravissement l’écho de sa voix à ses oreilles neuves…

 Et Dolto explique qu’une maman sensible et aimante décrypte très vite les pleurs de son bébé…

   Je devais être insuffisamment sensible et aimante…

  Car le décodage était parfois laborieux.

    Alors je suivais à la lettre les conseils de la psychiatre : parlez à votre enfant, il comprend tout.

    Je lui parlais :

       Dis-moi, mon petit cœur, tu peux tout dire à Maman.

   Livre-moi tes émotions, mon enfant :

    T’as faim ?

    T’as mal au ventre ?

     T’as peur ?

     T’aimes pas le tissu de ta chambre ?

    Tu voudrais une nursery avec des petits lapins ?

     Je rappelle qu’on n’avait pas prévu de chambre dédiée au bébé.  Elle dormait dans la chambre d’amis et ce statut d’invitée permanente la froissait peut-être un peu…

   Mais Dolto n’avait pas référencé le rejet de l’habitat insuffisamment chaleureux et sécurisant du bébé…

   Alors elle pleurait beaucoup…

     Seules les visites de Papa la rassérénaient un peu…

   Mais je ne pouvais lui demander de quitter Maman pour vivre avec Lena…

  Il aurait peut-être aimé.

Nan je déconne…

     Dix ans de vie en duo c’est long.

       Dans les turbulences des thérapeutiques, de l’attente et des déconvenues, nous avions pris nos marques, Paul et moi, et il fallait tout réinventer, réinitialiser l’ordre familial.

   Le duo misérable était devenu une paire de parents farcis d’amour jusqu’à la garde pour ce petit être tout de rose vêtu, mais les cernes des nuits sans sommeil striaient un peu le bonheur nouveau.

  Et une sourde angoisse me labourait le ventre en permanence, et si… et si…

     Au bout de quelques mois, la pédiatre m’accueillait d’un souriant bonjour cher confrère, tant j’étais capable de détailler les signes cliniques et d’établir un diagnostic.

Je venais juste chercher une confirmation.

   Les pédiatres confirmeront l’expertise maternelle !!!

    Dans cette effervescence bébéique, Paul chassait en extérieur selon le rituel humain de la virilité…

    Il passait beaucoup d’heures hors de la tanière, pour nous assurer un gîte et un couvert de princesses, affirmait-il.

   Vu le nombre d’heures passées à l’extérieur, c’était un statut de reines qu’il nous offrait. D’impératrices même…

   Il me demandait parfois de l’accompagner à des dîners ou de courts voyages, la nounou gardera Lena, et j’étais convaincue que la chair de ma chair choisirait précisément l’heure de mon absence pour attraper un truc très grave que la nounou serait bien incapable de gérer.

 Saurait elle appeler les pompiers ?

   Bien sûr que non.

   Je collais aux semelles de mes talons vertigineux quelques lamelles de plomb qui freinaient un peu la marche, et le plaisir de ressembler à une jolie femme élégante et sexy était laminé par l’angoisse qui me tordait tripes et boyaux…

   L’anxiété laissait en général la place à l’euphorie au cours du dîner, la maman névrosée redevenait une humaine sociale, mais le processus se renouvelait presque de la même manière à chaque sortie.

   Et puis le goût de se voir jolie revint progressivement, mais des ombres callipyges rôdaient devant les yeux de celui qui s’était autoproclamé père et mère sans occulter son goût du jeu et plus si affinités…

   Belle-Maman ne désarma pas et après avoir jeté l’huile des beignets, informa son fils Paul qu’il faudrait songer à fonder enfin une vraie famille, avec un petit garçon qu’on appellera Moïse comme Papa…

   Ce fut la seule fois où nous fûmes d’accord : je voulais aussi un autre enfant…

   Vous avez bien lu ?

    Je désirais un enfant.

    Elle voulait un garçon.

    Paul voulait qu’on le laisse vaquer sereinement en dehors des heures où il caressait sa fille pour l’endormir.

    Il ne voyait aucune urgence à doubler l’intensité des décibels endurés.

   Mais Lena avait grandi, et je voulais une fratrie homogène où les mômes joueraient ensemble pendant que je me peindrais les ongles des pieds…

   Epouses et concubines  fut le titre d’un film

  Epouse et belle-mère serait le nôtre

   Pour ce qui était des concubines, on verrait plus tard…

  Ah ?

   Vous voulez savoir ?

     Mais j’ai déjà étalé sur la table mes tripes, mon cœur, les vagissements de mon bébé et ses pyjamas couverts de petits nounours, vous en voulez encore ?

    Je suis gênée…

    Remarquez, ceux qu’indispose cette impudeur peuvent tremper leur tartine de miel en lisant les pages saumon du Figaro, c’est le propre de la démocratie….

     Que cette journée signe la 3 e bougie de Hanouka et les courses pré Noel dans des magasins bondés…

On est au moins libre de zapper la robe à paillettes du Jour de l’An.

    Je vous embrasse

© Michèle Chabelski

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