Entretien avec Martine Gozlan, autour de son roman « Le rendez-vous des Gobelins » ( Editions Ecriture) par Sylvie Bensaid
Tribune Juive : Comment vous est venu le thème de ce roman ?
Martine Gozlan : L’immense écrivain Gabriel Garcia Marquez disait que l’auteur ne choisit pas son sujet : c’est le sujet qui choisit l’auteur. Je l’ai vérifié avec cette aventure littéraire, la première d’un nouveau cycle puisque j’ai auparavant écrit une douzaine de livres (sur l’islamisme et sur Israël) en tant que journaliste et essayiste. Comme romancière, donc confinée volontaire avec l’imaginaire, j’ai suivi cette rivière mystérieuse qui coule en chacun de nous, parallèle à la réalité. Elle est chargée des alluvions du passé, surtout le passé non-dit, les questions restées sans réponse, les secrets de la génétique. Très concrètement, je me suis retrouvée voici quelques années dans le quartier des Gobelins, sous lequel est enterrée une rivière condamnée depuis 1912, la Bièvre. Sur ses bords, du temps où elle coulait à l’air libre, travaillait tout un petit peuple, dont celui des tanneurs juifs arrivés de Russie. C’est dans un de ces foyers d’immigrés lituaniens qu’a grandi mon héroïne, Rose, Reisel de son nom yiddish de fillette de Kovno, le fantôme qui ressurgit au présent pour dialoguer, trois générations plus tard, avec la narratrice, sa petite fille, et lui retracer son existence étonnante et tragique.
Tribune Juive : En faisant dialoguer ces deux femmes, celle d’avant-hier et celle d’aujourd’hui, vous appuyez-vous sur un socle historique ?
Martine Gozlan : Oui, bien sûr, très précis. La toile de fond est, au départ, celle de l’immigration juive russe en France du début du 20ème siècle, avec ce qu’elle portait de nostalgie pour le monde perdu mais aussi d’espoir dans la Ville lumière et la citoyenneté dont les juifs étaient exclus dans l’empire tsariste. Cette situation, comme celle de tout exilé à la première génération, était placée sous le signe de l’ambiguïté. Notamment en ce qui concernait les femmes, le regard porté sur leurs choix, encore imprégné des traditions du shtetl. Rose est l’otage de cette condition également marquée au fer rouge par la pauvreté. Trois générations plus tard, sa descendante est une femme libre. Libre dans ses amours, dans son métier. Mais cette seconde héroine, si moderne, est tenaillée par une inquiétude : d’où vient-elle, que sont ses racines, quel est le trou noir dans sa généalogie ? Voilà une interrogation très actuelle. Aussi libres que nous soyons au présent, le passé nous tire par la manche : regardez la flambée des sites de généalogie, les recherches ou les voyages sur les traces de ceux qui nous ont précédés et dont nous tentons de percer le mystère.
Tribune Juive : Justement, quelle est la part du réel et de la fiction dans ces deux histoires qui s’entremêlent ?
Martine Gozlan : Je vous citerai encore un écrivain, Jean Cocteau, qui fait dire au héros de son roman « Thomas l’imposteur » : « Je suis un mensonge qui dit la vérité ». Une formidable définition de la littérature !Quelques phrases, quatre ou cinq, voletaient autour de moi, dans l’atmosphère familiale, lorsque j’étais enfant. Elles esquissaient les frontières de pays confus, murmuraient les noms à peine audibles de personnages au visage effacé. J’ai voulu retrouver les phrases d’autrefois et tenter de les écrire avec ma propre vie. Mais je vous dirai très sincèrement que Rose Avijanski, l’héroine de mon roman, a vraiment existé. Balayée de la mémoire comme la multitude des anonymes, des humiliés, des pauvres – Albert Camus disait en frémissant de tristesse que les pauvres n’ont pas d’histoire- elle est cependant venue me demander de lui redonner vie avec le seul pouvoir qui m’ait été donné : celui de l’écriture. C’est pourquoi le mot « Haï »- vivant- figure en lettres d’or au dessus de son portrait sur la couverture du livre.
Tribune Juive : Vous décrivez deux cultures, celle des juifs russes et des juifs algériens. La narratrice découvre en effet l’existence de son aïeul Mardochée, issu des hauts plateaux algériens et qui vivait de manière très arabisée. Vos personnages traduisent-ils l’affrontement de deux mondes ?
Martine Gozlan : Rose et Mardochée sont effectivement issus de deux univers radicalement différents. L’une est la descendante, selon la légende familiale, du Gaon de Vilna, cet illustre maitre rabbinique qui, à la fin du XVIIIème siècle, défendit la rationalité talmudique contre le mysticisme hassidique. Malgré la pauvreté, la recherche intellectuelle, le goût de la modération sont inscrits dans la tradition juive lituanienne. Le philosophe Emmanuel Levinas incarnera cet héritage. De beaux livres ont été consacrés aux « Litvaks », respectivement par Henri Minczeles, Jean Gregor, Odile Suganas. C’est une plaie béante puisque la Lituanie juive a été anéantie pendant la Shoah.
Historiquement, mon roman se situe avant la catastrophe, à la veille de la première guerre mondiale puis pendant l’entre-deux-guerres. Rose épouse donc Mardochée, issu d’une petite ville de l’est algérien. Ils n’ont que Paris en commun. Et une très forte attraction due à l’exotisme que chacun incarne pour l’autre. Nous tombons la plupart du temps amoureux d’êtres qui ne sont pas notre genre, Marcel Proust l’a tellement bien décrit ! Les lois du désir restent les mêmes, que ce soit dans un salon parisien snob ou chez les marchands juifs du Carreau du Temple. Cette histoire va donc très mal se poursuivre et la fracture dans le couple s’aggraver avec la nouvelle émigration de Rose, qui suit son mari vers l’Algérie profonde. Une Algérie juive, française depuis le décret Crémieux de 1870, mais restée très orientale dans ses mœurs, contrairement aux grandes familles d’Alger…
Tribune Juive : Vous abordez la question du divorce religieux, le guet, sujet douloureux encore aujourd’hui lorsque le refus des hommes de l’accorder transforme les femmes en « agounot »…
Martine Gozlan : « Agounot » : les femmes entravées, enchaînées comme la barque à son ancre. Le refus de Mardochée d’accorder le guet à Rose, quand le couple se délitera, brisera la vie de cette femme. Les tribunaux rabbiniques lituaniens et algériens se retrouvaient d’ailleurs autour du même obscurantisme. Cela se passait dans le premier quart du 20ème siècle. Or j’ai rencontré la même problématique lors d’un de mes reportages en Israël en 2012 ! Je me suis retrouvée face à une « agouna ». Elle criait sa souffrance, puisque selon la Halakha, refaire sa vie avec un autre homme lui était interdit. Le tribunal rabbinique ne la délivrait toujours pas. Je sais qu’aujourd’hui la cause des « agounot » est chère à Haïm Korsia, le grand rabbin de France. Le refus du guet, les conditions mêmes et le mode opératoire de son attribution sont totalement archaïques. Le passé est toujours présent. Il y a des milliers, peut-être des dizaines de milliers de Rose aujourd’hui en diaspora et en Israël.
Tribune Juive : Entre le travail des femmes dans les usines d’armement pendant la première guerre mondiale et l’enfermement qui piège l’héroine, vous faites revivre une condition féminine placée sous le signe de l’épreuve. Rose finira-t-elle par rejoindre le fleuve de la liberté ?
Martine Gozlan : Elle était pauvre, pleine de rêves brisés et de souvenirs lancinants. Les conditions historiques et sociales, la violence et la vengeance de l’amour l’ont usée et piégée. Mais la fin du livre est pleine de surprises que nous laisserons les lecteurs découvrir. Quant à la liberté ultime, celle que nous enseigne le « Souviens-toi », le « Zakhor » hébraïque, je la définis selon les mots de Zelda, la grande poétesse israélienne : « Chacun a un nom ». Ma Rose a retrouvé son nom, elle est donc libre pour l’éternité.
Sylvie Bensaid
Grand reporter à l’hebdomadaire Marianne, Martine Gozlan est auteure de nombreux essais et biographies. Les éditions de l’archipel ont publié entre autre, Israël contre Israël (2012). Les Rebelles d’Allah (2014), Hannah Szenes, l’étoile foudroyée (2014) et Israël 70 ans, 7 clés pour comprendre (2018). Le Rendez-vous des Gobelins est son premier roman.
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