Voici un livre absolument hors du commun, à l’image de son prestigieux sujet. Il vous prend à la gorge dès les premières lignes pour ne plus vous lâcher tout au long de ses 1300 pages qui se lisent d’une traite. Une sorte de biographie parfaite, vivante, comme les Britanniques savent si bien les écrire, oscillant en permanence entre le quotidien et la grande histoire.
A la différence d’autres biographies de Churchill, ce livre nous fait découvrir l’homme en même temps que l’homme d’Etat. Et là, stupeur. Avec un talent hors pair, il nous raconte comment un personnage imprévisible, exubérant, se trompant souvent, franchement incorrect dans ses idées, pleurnichard, caractériel, invivable au jour le jour, transcende, sublime tous ses défauts pour s’imposer comme l’un des plus grands héros de l’histoire de l’humanité – en tout cas du XXe siècle.
Dès l’origine, Churchill est une sorte de paria. D’une mère américaine et d’un père issu de l’une des plus prestigieuses familles de la noblesse britannique, lord Randolph Churchill, fils du 7e duc de Malborough, homme politique ayant exercé les fonctions de chancelier de l’Echiquier, ses relations avec sa famille sont distantes et difficiles. De pensionnat en pensionnat, indiscipliné, il subit des châtiments corporels et les moqueries que lui valent son physique de « bouledogue ». Winston est rempli d’admiration pour son père, qui pourtant lui renvoie une forme de mépris: « Parce que je suis certain que si tu ne peux t’empêcher de poursuivre la vie indolente et sans résultat tangible que tu as menée pendant ta scolarité […] tu ne feras qu’un raté de la société […] et ton existence finira par dégénérer dans le malheur, la bassesse et la futilité. »
Son début de carrière est en effet chaotique. Soldat, il s’illustre lors de la guerre des Boers (Afrique du Sud), notamment par une évasion réussie. Reporter des armées, il se fait connaître du grand public par ses reportages sur tous les théâtres des conflits coloniaux (Indes, Soudan…). Succédant à son père, il est élu député à la chambre des communes du Conservative party. En octobre 1911, il est nommé premier Lord de l’Amirauté – ou ministre de la marine. Son nom pendant la Grande Guerre, s’attache à une bévue monumentale, l’assaut des Dardanelles (Empire Ottoman) en 1915 qu’il a inspiré et qui s’achève par un retentissant et sanglant fiasco avant de se porter volontaire pour servir dans la guerre des tranchées, au péril de sa vie qu’il n’hésite pas à exposer.
Dans l’entre-deux guerres, Churchill se manifeste par son extravagance. Ayant rompu avec le Conservative party avant guerre pour se rapprocher du Liberal party, il y retourne au milieu des années 1920. Mais il se signale en permanence par des prises de position jugées parfois douteuses à l’époque et qui seraient considérées comme monstrueuses au regard des valeurs dominantes d’aujourd’hui: un anticommunisme viscéral, ne cachant pas ses sympathies envers Mussolini (jusqu’à 1935), remerciant les fascistes italiens pour avoir selon lui « rendu service au monde entier » par leur combat contre « les appétits bestiaux du léninisme », son engagement pro-impérialiste et opposition radicale à toute idée de décolonisation voire même d’autonomie de l’Inde: « Mes opinions sur les Indes me satisfont parfaitement et il n’est pas question pour moi de les laisser ébranler par un de ces satanés Indiens ».
D’un caractère compliqué, il terrorise ses secrétaires avant de s’excuser platement, boit au moins une demi bouteille de champagne par jour et beaucoup de whisky à l’eau de Seltz, sombre dans de violentes colères hystériques et interminables lorsqu’il entend dire du mal de ses amis, mais redevient petit garçon devant sa femme, Clementine, joue en permanence avec l’autodérision. Churchill assume et même théorise le chaos de sa vie et de ses idées: « J’ai fait des tas de choses stupides qui ont bien tourné et des tas de choses judicieuses qui ont mal tourné. Le malheur d’aujourd’hui peut conduire à la réussite de demain. » Tellement vrai… Il a d’étranges manies comme celle de construire de ses mains des murs dans sa propriété de Chartwell. L’ouvrage fourmille d’anecdotes qui mélangent l’humour à la tragédie. Dans un train, après un repas bien arrosé, Churchill commande au serveur une bénédictine. Puis, ayant entamé un énorme cigare, il réclame un cognac. « Mais Monsieur le Premier ministre vous venez de boire une bénédictine » lui dit le serveur. « Je sais; je veux du cognac pour la faire passer! »
Comment alors devient-il cet immense héros de l’histoire que nous connaissons aujourd’hui? Une horreur insatiable, violente, mortelle de l’hitlérisme, un mépris cinglant envers Hitler et ses tortionnaires devient la boussole de sa vie et de sa pensée à partir des années 1930 avec une obsession: détruire la barbarie. Churchill entre en guerre contre la politique d’apaisement de la classe dirigeante britannique envers l’Allemagne hitlérienne, incarnée par Lloyd George, Baldwin et Chamberlain. Entouré de quelques amis de son club, The Other, tel Antony Eden, il fustige avec indignation chaque concession à la terreur nazie. A la veille des accords de Munich, il écrit à Lloyd George des mot appelés à devenir célèbres: « Je crois qu’il va nous falloir choisir entre la guerre et la honte […] et je n’ai guère de doute sur ce que sera la décision ». La virulence de ces critiques contre la politique d’apaisement lui vaut la détestation de son propre parti qui veut l’exclure et lui retirer l’investiture. A la Chambre, quand il refuse de se lever pour saluer le départ de Chamberlain à Munich le 29 septembre 1938, il est conspué, sifflé, hué: « Debout, debout! »
Au lendemain de la signature des accords de Munich, par lesquels la France et l’Angleterre trahissent l’allié tchécoslovaque en l’abandonnant aux conquêtes hitlériennes, contre l’euphorie qui embrase la classe dirigeante britannique, persuadée que la paix est sauvée, Churchill écrit: « Je vais commencer par dire la chose la plus impopulaire et la moins bien venue: nous venons de subir une défaite complète, sans rémission. » Puis, « Il ne pourra jamais y avoir d’amitié entre la démocratie britannique et la puissance nazie, cette puissance qui bafoue la morale chrétienne, qui glorifie sa marche en avant par un paganisme barbare, qui vante l’esprit d’agression et de conquête, qui tire sa force de son plaisir perverti de la persécution […] violence meurtrière avec une brutalité sans pitié. »
Churchill auquel les événements donnent raison est de retour à l’Amirauté le 3 septembre 1939, à la suite de l’attaque allemande contre la Pologne. Puis à la suite du déclenchement de la guerre éclair, le 10 mai 1940, soutenu par l’opinion publique, le roi Georges VI et une majorité trans-partisane de la Chambre des Communes, il remplace le faible Chamberlain au poste de Premier ministre. La force de l’homme de l’histoire tient à sa phénoménale détermination et son génie des formules qui bouleversent les cœurs et entraînent dans un irrésistible élan: « Je voulais dire à la Chambre, je n’ai rien à proposer, si ce n’est du sang, des efforts, des larmes et de la sueurs. Nous avons devant nous une épreuve de la plus grande cruauté. Nous avons devant nous beaucoup, beaucoup de longs mois de lutte et de souffrance. Vous me demandez: quelle est votre politique? Je répondrai: c’est de faire la guerre, sur mer, sur terre, dans les airs, avec toute la force que Dieu peut nous donner; de faire la guerre contre la plus monstrueuse tyrannie jamais surpassée dans le sombre et lamentable catalogue du crime humain […] Mais j’assume ma tâche le cœur vaillant et plein d’espoir. »
La suite ne fait que consacrer l’accomplissement de la volonté de Churchill. Chaque bombardement sanglant de l’Angleterre, destiné à décourager la population, ne fait au contraire que renforcer son unité autour de son leader. Promesse tenue: les représailles sur l’Allemagne ne tardent pas. Puis, les prédictions de Churchill se réalisent une à une: L’URSS entre dans la guerre ce qui donne lieu la première rencontre entre les deux géants, Staline et Churchill qui se haïssent au départ mais sont réunis par la volonté de détruire le nazisme. Puis les Etats-Unis interviennent à leur tour, à la suite de l’attaque de Pearl Harbor, mais déjà fortement engagés dans le soutien au Royaume-Unis par le système du prêt bail. La complicité – rugueuse par moment et profondément amicale- entre Churchill et le président Roosevelt, fait aussi l’objet de passionnants – et parfois comiques – épisodes de l’ouvrage.
S’adressant à la foule, à la suite de la capitulation allemande, le 7 mai 1945, le Premier ministre lui lance : « C’est votre victoire! » Le public lui répond dans une immense clameur: « Non c’est la vôtre! » Puis il reprend: « C’est la victoire de la liberté, de toute notre histoire, nous n’avons jamais connu plus grand jour qu’aujourd’hui. Chacun, homme ou femme, a fait de son mieux. Chacun a essayé. Ni les longues années, ni les dangers ni les féroces attaques de l’ennemi n’ont en quoi que ce soit, entamé la détermination indépendante de la nation britannique. »
Ce livre illustre à merveille ce qui fait la force d’une authentique démocratie. Churchill n’est pas un autocrate et encore moins un dictateur. Ses décisions émanent d’une discussion interne au War Cabinet. Il s’entoure de responsables civils et militaires qui lui tiennent tête, choisis pour leur forte personnalité et leur intelligence. Il ne supporte pas les courtisans qui ne durent jamais longtemps auprès de lui. Il n’a pas besoin de larves obséquieuses autour de lui mais de caractères. Il attend de son entourage qu’il lui résiste même violemment quand c’est nécessaire et qu’il réponde à ses colères. Il dirige le Royaume-Uni non par des oukases impérieux, lancés de là-haut ou des coups de menton prétentieux, mais par la force de conviction et de persuasion. Il peut arriver que des hauts responsables, y compris des généraux ou amiraux refusent d’appliquer ses ordres, en pleine guerre: cela signifie qu’il n’a pas réussi à les convaincre du bienfondé de ses initiatives. Mais quand son génie s’exprime au travers des formules magiques, il entraîne tout un peuple derrière lui.
© Maxime Tandonnet
Churchill, Andrew Roberts (trad Antoine Capet), Perrin, 2020
Haut fonctionnaire français, ancien conseiller à la Présidence de la République sur les questions relatives à l’immigration, l’intégration des populations d’origine étrangère, ainsi que les sujets relatifs au ministère de l’Intérieur, Maxime Tandonnet, contributeur régulier du FigaroVox, a notamment publié André Tardieu. L’incompris (Perrin, 2019).
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