Jacques Neuburger. Retour de mémoire. Le cèdre de Jussieu et le chien de Buchenwald

Liberté conditionnelle 1. – Jour 1.

Retour de mémoire.
Le cèdre de Jussieu et le chien de Buchenwald.

J’ai été élevé avec un chat. Mon chat. Un grand angora au poil long, soyeux, à la fourrure profonde, doux, tendre, intelligent, caressant. C’était mon frère: il m’a tout appris de la vie, il m’a même enseigné le langage. Il était né à la maison d’une chatte de gouttière qui avait gratté à la porte de l’escalier de service un soir d’hiver et de froid. Elle était pleine, ma mère était enceinte, elle n’allait pas rejeter une autre femelle gravide, elle l’a accueillie.

Cette chatte de gouttière avait convolé avec un angora de square et avait eu cinq petits diversement de gouttière ou angora: mon chat était le plus fragile de la portée, ma mère l’avait placé, me fut-il raconté dans une boîte en carton avec du coton, sa mère venait l’en extraire pour l’allaiter: il fut appelé Toup’tit et devint un chat très grand presque comme les Maine Coon à la mode outre Atlantique.

Quand je dis que ma mère était enceinte, ce n’était pas de moi mais de mes frères, façon de parler puisque nés fort prématurés, moi aussi d’ailleurs, ils ne vécurent pas. Il faut dire que ma mère avait quarante-cinq ans et avait souffert de malnutrition durant la guerre….

Mon père était arrivé à Paris le vingt-cinq décembre 1945 après un très long parcours puisque après s’être échappé du camp une nuit tragique où les SS avaient incendié des baraques il avait gagné l’armée rouge et était entré dans Berlin sur un tank soviétique.

De son retour je sais peu de choses: qu’il était arrivé par un matin de noël glacial dans un centre d’accueil désert, qu’il s’était mis dans une colère noire quand on avait voulu le fiche à poil pour le désinfecter contre les poux, qu’il s’était aussi mis dans une colère noire contre une sorte d’assistante sociale qui l’interrogeait et lui avait donné le conseil de déclarer morte sa femme non revenue jusqu’à ce jour: Et puis quoi encore, lui avait-il dit, vous vous trompez de maison, les nazis c’est la porte en face. Mon père prononçait toujours nazi à l’allemande.

Après quoi il était parti dans Paris, à pied.

Il était allé de demeure en demeure, de demeure vide en demeure vide. Il était allé chez son plus proche ami et parent, le professeur Jacques Cahen, en souvenir de qui il m’a donné le prénom qui est le mien, chez qui la concierge lui avait glapi dans le nez sur un air de victoire: Monsieur Cahen a été fusillé, monsieur.

Il était allé chez Goldenberg manger un bol de soupe avec un bon qu’on lui avait remis.

Plus tard dans la journée il est enfin venu sonner à la porte de chez ma mère dont il avait connu le frère au camp, lequel lui avait dit: Si un jour tu sors d’ici, va voir ma soeur.

Mon père est resté dormir. Par terre. Volontairement. Il a mis longtemps à dormir dans un lit. Il s’est couché sur cette couverture militaire de l’armée rouge que les russes lui avaient donnée. Le lendemain ma mère lavait et repassait cette couverture. Couverture que j’ai toujours. Étrangement mon père à ma naissance l’avait pliée et posée sous le matelas de mon berceau et toute mon enfance j’ai connu cette couverture militaire posée au pied de mon lit.

Et mon père est resté. Et mon père et ma mère parlèrent toute la nuit. De même que par la suite. Pour moi, la marque de l’amour dans le couple ce sera donc plus tard d’avoir quelque chose à se raconter, toujours, sans cesse. Ce qui n’est pas si courant. Quand dormaient mes parents était presque un mystère puisque plus tard lorsque je me réveillais la nuit mon père était à sa table tapant ses articles sur sa remington et ma mère était à côté lisant Tolstoï ou Dostoïevski ….

Mon chat donc, lorsque je suis revenu à la maison, âgé de huit jours, roulé dans un lange et enveloppé de la couverture de mon père, me regarda, me sentit, posa sa patte sur moi, m’adopta et se coucha sous mon berceau, devenant mon chat de garde, plus féroce et vigilant gardien que tout chien au monde.

En fait, à cette époque, il y avait aussi, presque chaque jour, un chien à la maison. Cela pourrait faire frémir, et pourtant c’était vrai: c’était un chien SS. Quelle mémoire était dans les yeux de ce chien? Silence, poignant silence des bêtes.

Nous avions un jeune voisin qui venait presque tous les jours à la maison. Un taiseux. Sa conversation essentielle était de tout à coup saisir mon père entre ses bras en disant avec son accent: Ah, Daniel.… Ma mère, je crois qu’il aurait bien fait autant mais je crois qu’il n’osait pas.

Ce garçon était un jeune juif russe ou polonais, je ne sais plus, et qui après une longue errance, long chemin d’évasion, s’était retrouvé soldat dans l’armée américaine.

Lorsque, avec son corps d’armée, il est arrivé en vue de Buchenwald, un chien SS s’était échappé et s’était réfugié près de lui, l’aidant ensuite comme ses camarades à dénicher et identifier des SS, des gardiens, auxquels ce chien vouait une haine féroce. Il avait obtenu de son commandement de le garder près de lui et il avait continué sa guerre combattant avec ce chien à ses côtés. Quelle étrange histoire, quelle étrange chose.

Ce garçon était peintre, dessinateur. Je l’aimais beaucoup. Il était là souvent en ce temps-là et je conserve un portrait de moi enfant de sa main. Je me souviens que lorsque je posais, ce que je détestais, la tête de ce chien (à l’époque j’avais peur de tous les chiens sauf de celui-ci) était posée sur moi.
C’était le seul chien que mon chat supportait, l’accueillant nez contre nez, alors que lorsqu’il voyait un chien, aussi gros fût-il, il se jetait sur lui et ce chat, habituellement si doux, le labourait de ses griffes si le chien ne s’éloignait pas aussitôt.

J’ai toujours été frappé par ce regard profond, interrogateur, poignant de beaucoup d’animaux en face de l’homme.

Ce mystère de l’intelligence, ce mystère de l’âme animale.

Il y a une dizaine d’années, j’étais dans le Limousin, d’humeur mystique au petit matin je m’échappe parmi les près afin de trouver un endroit beau et très solitaire, sur un petit chemin afin de me laisser aller , j’étais vraiment d’humeur mystique, à la méditation, dans un esprit très “hitbodedout” pour ceux qui savent ce que c’est. J’étais là comme en contemplation, planté dans le soleil du matin entre le thym et la luzerne, lorsque je ressens une étrange présence, une présence à la fois discrète, légère, puissante.

Je me retourne. Et derrière moi, de l’autre côté de barbelés, il y avait treize vaches rousses groupées serrées qui m’écoutaient chanter ou psalmodier à mi-voix, attentives, prenantes, troublantes, avec ce si profond regard empli d’interrogations.

Et qui, plus tard, me suivirent lentement, toujours serrées, toujours avec ce regard chargé d’interrogations, jusqu’au haut du pré, jusqu’au plus haut que le barbelé posé de la main de l’homme le leur permettait. Et quand je m’éloignai ce fut comme un long, sourd, prenant mugissement choral de leur part, plus proche d’un long murmure presque chanté d’une profonde voix de gorge que du mugissement de la vache. Si étrange. Si étrange….

Pour en revenir à mon père et ma mère, j’ai su une chose, c’est que le vingt-six décembre, après avoir passé la nuit à parler, ils étaient sortis. Et que dans l’après-midi ils s’étaient embrassés sous le cèdre de Jussieu.

À la mort de mon père j’ai trouvé cette boîte de carton rose très pâle fermée d’une faveur nouée par ma mère et contenant des lettres qu’en ce temps-là ils se postaient l’un l’autre, sur papier fin, par pneumatiques, parfois plusieurs par jour.

Je ne l’ai pas ouverte, je l’ai brûlée, le coeur infiniment serré.

© Jacques Neuburger

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