Michèle Chabelski. Souvenirs, Souvenirs (XVII)

Bon

 Mardi

  Résumé (bref) des épisodes précédents

  Michèle et Paul sont rentrés de leur voyage de noces en Italie, ils retrouvent leur studio loué en attendant de récupérer l’appartement acheté sur plan, situé à l’étage sous celui de belle-maman, ce qui préfigure une cohabitation qui ne dit pas son nom.

 Ou qui le dit trop bien

    La suite

     Il arrive qu’à la suite d’une nuit blanche, très agitée, on se réveille avec un affreux mal de gorge, une insupportable migraine et un inexplicable mal de vivre.

 Ce fut le cas ce matin-là.

  J’étais d’autant plus grognon que la voix est l’outil de travail d’un prof, et que mes coassements matutinaux ne préfiguraient pas de manière optimiste l’attention et le plaisir de mes élèves à m’écouter, vu que j’étais prof de langue vivante et non formatrice en cris d’animaux vivant en milieu semi aquatique…

  Bref j’étais de mauvaise humeur et il était impensable que je garde tout ce fiel par devers moi…

  Je m’avisai donc que je possédais un punching-ball vivant sur lequel je pourrais déverser ce trop-plein inopportun…

  Ils le livrent quand l’appartement ?

     Dans un mois.

 Et celui de ta mère ?

     Ben dans un mois aussi.

     Ah ! Ensemble donc, dis-je avec des accents de crapaud.

      Bien vu.  Tu parles mal mais tu comprends bien.

   Je blêmis sous l’insulte.

     Je tenais là le casus belli espéré.

   On ne peut donc espérer aucun sursis ?

Sursis? répéta-t-il en enfilant de longues chaussettes noires prélevées dans un grognement au fond du tiroir à chaussettes. A leur place, quoi. Mais dans un grognement quand même

   J’irai pas.

    Il me regarde, interdit.

      Je répète plus fort dans un accès de bravoure potentialisé par la migraine :

   J’irai pas.

    Je précise à l’usage de ceux qui me lisent sinon avec amitié, du moins avec intérêt, que Paul détestait les empoignades matinales qui préfiguraient une poisse qui collerait à ses semelles le reste de la journée.

 Il entendait se préparer et quitter la maison dans une ambiance pacifique qui ne dessinerait pas les contours d’une guerre intestine.

  Ça s’annonçait mal.

   Une journée merdique en perspective pour lui.

  Une satisfaction venimeuse pour moi.

   J’irai pas.

      Et t’iras où ?

      Ailleurs.

Dans un appartement où nous vivrons tous les deux sans le bruit des mules de ta mère sur la tête.

Sans son nez dans ma cuisine.

Sans ses yeux sur le lit conjugal.

    Le regard de braise se fit dur et belliqueux.

    Je ne veux pas discuter de ça maintenant.

   Tu as raison. Parce qu’en fait, il n’y a pas matière à discussion.

  J’irai pas.

     Je préfère rester ici.

       Il se fit un silence de cour martiale avant le verdict.

   La porte claqua.

   Pour ceux qui suivent, je précise qu’il avait terminé d’enfiler ses chaussettes.

   Et que croyez-vous qu’il arriva ?

     Nous n’y allâmes pas.

      L’idée de cet ascenseur qui relierait nos foyers dans un couinement accablant parasitait impitoyablement mon bonheur de jeune épousée…

   Je retrouvais mes esprits.

     Le Chabbat suivant, gai et animé comme une soirée familiale de gens heureux de se retrouver même s’ils votent différemment, s’acheva sur un signe de belle maman m’indiquant qu’elle revenait avec la manne hebdomadaire.

  Elle me tendit le chèque.

    Je fis un gracieux signe de la main pour le refuser, comme une invitée qui mettrait une main impérieuse entre son verre et la bouteille de champagne de son hôte pour signaler que non merci, un huitième verre, ce serait trop, vraiment…

  Elle insista, me regarda, regarda son fils, je fis un geste de dénégation.

  Non

 Merci

C’est gentil

Mais Paul et moi allons nous débrouiller avec mon salaire, quitte à faire quelques petits sacrifices

 Il apprit avec stupeur qu’il était prêt à quelques sacrifices, que je refusais- oui, j’ai bien écrit REFUSAIS, le chèque tendu par sa maman et qu’il s’apprêtait à vivre et consommer sur le salaire que l’Education Nationale avait la bonté de m’octroyer mensuellement.

  Il partageait en fait un compte avec sa mère en loucedé, et ce chèque hebdomadaire ne servait qu’à assoir l’autocratie de belle-maman pour me permettre d’acheter des soles non vidées.

   J’expliquai avec un sourire angélique et les yeux baissés dans une attitude de respect irréprochable que le couple se dirigeait désormais vers une conjugalité autonome que nous allions gérer au prorata de nos revenus.

  Vos revenus !

  T’as des revenus, toi, jeta-t-elle, un rien méprisante…

  Les mêmes que ceux de Renée puisque nous sommes profs toutes les deux.

  Son regard bleu m’expliqua clairement que Renée percevait un salaire, moi, une obole…

   Le nouveau mari regardait le bout de ses chaussures, puis leva le nez, adressant un signe d’apaisement a sa mère.

  C’est bon.

   On va discuter de ça à la maison…

      J’adorais les Chabbath familiaux, enjoués, où les rires croisaient les engueulades suivies de bruyantes réconciliations, où les femmes riaient et pleuraient dans la cuisine enfumée, où les enfants couraient dans des hurlements de sioux heureux du nombre de leurs scalps, où les plats pléthoriques se suivaient dans une débauche de couleurs et d’odeurs exquises, où la chaleur animale de la tribu fédérée remplaçait le décompte tragique des rescapés revenus d’Auschwitz…

  J’aimais ces Chabbath, mais celui-ci signa ma consécration de négociatrice, de petite sotte, dirait belle maman plus tard, en signant tacitement un traité unilatéral de partition territoriale…

 Un traité…

   N’exagérons rien…

    Une trêve ?

     Même pas…

     Un leurre ?

       Plutôt, oui…

  Car belle-maman et très cher époux avaient signé un pacte les liant à la vie à la mort, dans une union sacrée que ne fracturerait sans doute pas une petite épouse malencontreusement choisie pour son apparente soumission.

   Enfin pour dire les choses crûment, parce qu’elle était juive et balaierait d’un revers de couscous la résidente non juive qui occupait indûment le cœur du fils tant aimé.

  L’histoire…

   Mais bon.

    Les souvenirs affluent, les fugues, les retours, les promesses, l’envie d’y croire, les conseils de papa, Fais ce que tu veux, mais choisis une bonne fois pour toutes, les confidences de Mémé, Qu’est-ce qu’il est beau, les passe d’armes à fleurets mouchetés entre mère et belle-mère, l’amitié du beau-père pour papa si féru de religion et si laïque à la fois, Duchemin qui ne s’avouait pas vaincu, la cacheroute…

  Tiens la cacheroute ?

    On en parle demain ?

      Vous me dites…

  Que cette journée signe le bonheur d’être en vie dans un monde qui chancelle, la mort de Mano Siri nous démontre si clairement la précarité de notre présence ici…

   Je vous embrasse

© Michèle Chabelski

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