De partout les Hommages pleuvent: officiels ou émanant d’amis ou encore d’anonymes, et pour beaucoup du Groupe Yiddish Pour Tous, incontestablement la mort soudaine de Mano Siri a plongé son entourage et ses lecteurs dans une tristesse profonde.
Evoquant leur amie « arrachée, en plein vol, en plein chant« , ils exhortent ceux qui l’aimaient à sortir de l’ombre pour poursuivre tout ce à quoi Elle voua sa vie. Tous parlent d’une Mensch. D’une résistante. De la philosophe et de la musicienne, mère de Judith, Léa et Miléna. De son écriture, de ses engagements, de sa force débordante, de sa générosité. De la Femme partie à la rencontre du Yiddish, cette langue assassinée, des Marx Sisters, mais encore de Dieulefit, commune de la Drome qui Lui était si chère. Des entretiens qu’elle mena au Café des Psaumes à Paris. Du concert qu’elle devait donner par plateforme au Centre Medem à l’occasion de Hanouka.
L’Hommage de son ami Jacques Neuburger
Jacques Neuburger lui adresse ici quelques mots, avant que nous lui passions la parole en publiant un de ses derniers billets, percutant comme seule saurait l’être une prise de position de Mano Siri, dont j’ai pu, pour ma part, louer le courage lors de l’Affaire Georges Bensoussan…
« Mano Siri nous a quittés, dans la nuit de vendredi à samedi, brutalement, d’un AVC, seule chez elle, elle si sociable, si enjouée, si souriante, elle si franche et directe en amitié, si affectueuse.
C’est un choc pour tous ceux qui la connaissent, l’ont connue faudrait-il écrire, mais le passé lui va si peu…
Mano était philosophe, professeur en lycée, impliquée dans tout ce qu’elle faisait, critique, généreuse tout autant, elle n’avait rien d’une « suiveuse »: ce dernier texte publié par elle en est l’exemple.
Si Elle avait longtemps animé, présidé le Cercle Culture de la LICRA, son tempérament entier, son refus de prendre les vessies pour des lanternes, son soutien affiché à Georges Bensoussan lorsqu’il fit l’objet d’un inique procès l’amenèrent à cesser cette activité.
Beaucoup connaissaient Mano pour son groupe les Marx Sisters qu’avec ses trois filles elle avait constitué, groupe musical consacré à la musique yiddish et klezmer. Il faut l’avoir entendue en concert, il faut l’avoir entendue animer une soirée, participer avec son groupe, avec ses filles, à une fête, à un moment entre amis pour savoir ce qu’étaient, outre la grande qualité musicale, la sensibilité de l’interprétation, la générosité et l’enthousiasme de Mano: c’était un véritable don de soi-même, on percevait chez elle le bonheur de faire plaisir, on percevait l’émotion de donner tant de joie parfois à des personnes un peu isolées ou chez lesquelles l’écoute de la musique yiddish évoquait tant de souvenirs.
L’écouter, c’était aussi percevoir, puisqu’elle avait constitué ce groupe avec ses filles, percevoir toute une dimension de sa sensibilité la plus intime, dans cette relation avec ses filles. Qui connaissait un peu Mano percevait sous sa sensibilité les traces, les griffures que laissent les déceptions et les égratignures de l’existence…
Mano, c’était la gentillesse, l’intelligence, la culture, la compassion pour l’autre, la discrétion, la main tendue, le féminisme, l’ouverture à toutes les cultures, Mano c’était la bonté sans limite… Mano, c’était aussi, faut-il le préciser, l’implication totale dans tout ce qui est juif, une relation intime et profonde à la spiritualité juive, et dans une totale ouverture loin de toute vision étroite ou strictement communautariste du judaïsme, Mano, c’était l’amour de tout ce qui est juif.
Mano, c’était, encore plus, l’amour de tout ce qui est humain. Aucun sentiment ne pouvait lui être plus étranger que l’indifférence.
Mano, tu nous manques déjà cruellement, tu vas nous manquer longuement et c’est un chagrin supplémentaire de penser que tu es partie dans la solitude – une mort qui n’était pas faite pour toi… »
Mano. Que la terre te soit légère.
LA MINUTE PROF #3
« Autogouvernement ». 15 novembre 2020. Par Mano Siri
« Il y a deux réalités.
Celle des enseignants dans leurs établissements, et celle de la hiérarchie de l’Education Nationale qui comprend rectorats et Ministère. Même si on a l’air de parler de la même chose, on devrait, les langages tenus y sont radicalement différents.
Dans l’une on y est confronté à la réalité du terrain dans tous ces aspects, parfois merveilleux – oui il y a des moments magiques dans la vie d’un prof – et parfois sordides ou atroces.
Dans l’autre on y vit et travaille hors sol. Cela donne des gens qui pérorent sans jamais faire cours ou pénétrer une classe, ou alors en coup de vent, pour serrer quelques pognes, faire mine d’écouter ce qu’on peut avoir à dire, hocher la tête d’un air entendu, se retourner pour vérifier si caméras et journalistes sont bien là, et faire une déclaration mûrement sentie, avec si possible quelques petites phrases susceptibles de devenir virales sur le compte Twitter de l’intéressé. Ça vous parle? Les écoles, les collèges, les lycées, la hiérarchie de l’EN ne nous voient plus qu’à travers le prisme des média, des études, des polémiques, de la réforme en cours (il y en a toujours une…), et de l’idéologie du moment qui joue le rôle d’un miroir déformant et déformé.
Mais revenons au fait de cette rentrée de tous les dangers, sanitaires tout autant que sécuritaires. Dans nombre d’établissements, spontanément, les profs se sont réunis, allant parfois jusqu’à se mettre en grève simplement pour pouvoir se parler et organiser l’accueil des élèves correctement, sans prendre de risques imbéciles, des risques qui sont la plupart du temps niés par la hiérarchie de l’EN (les statiques, les statistiques!).
Le mieux chacun le sait n’étant pas seulement l’ennemi du bien mais consistant surtout à ignorer le problème et donc à ne pas compter les cas, à ne pas prévenir les personnels concernés, à ne pas tester ceux qui le devraient.
En clair il a fallu au lycée que quelques profs décident collectivement de ne pas prendre leurs élèves, donc d’abandonner une journée de salaire – ce n’est pas rien – pour discuter et proposer un véritable protocole sanitaire. Pas une annonce de protocole renforcé (on n’a d’ailleurs pas compris en quoi il l’était…), mais une réelle réorganisation des cours de façon à prévenir la santé de tous: les profs, les élèves et leurs familles, les personnels administratifs, les surveillants, et les personnels sans lesquels les lycées ressembleraient vite à une poubelle, bref ceux qui nettoient et passent derrière nous, à toute heure du jour.
Ils se sont donc réunis, ont discuté et sont arrivés à la conclusion logique que si on voulait à la fois éviter une diffusion massive du virus et une fermeture sous quinzaine des lycées-clusters, il fallait faire ce contre quoi rectorats et ministère étaient vent debout: diviser les classes en deux, faire cours à des demi-groupes, réorganiser les emplois du temps et la nature du travail pédagogique en fonction d’un enseignement moitié en « présentiel » moitié « en ligne ».
Bref redéployer en partie les classes zoom pour ne pas fermer les lycées. Pourquoi « ZOOM »? Parce que tout simplement on en fait déjà l’amère expérience lors du 1er confinement.
« On est prêt » certes, comme le disait Blanquer, mais les serveurs de l’EN, bien que « prêts », n’ont pas tenu plus d’une semaine. Et devant l’afflux massif des connexions de toutes les classes de France, il n’a pas été possible de continuer: si la 1ère semaine on avait pu relativement faire classe à ceux de nos élèves qui jouaient le jeu (assez nombreux somme toute), dès la 2ème semaine impossible d’avoir des classes connectées avec plus de 5 ou 6 élèves (sur 30 ou 35 ça fait peu, même sur 20…), tous les autres étant systématiquement déconnectés par le système qui ne supportait pas la charge.
Voilà comment, « toujours prêts », nous avons été des centaines à adopter d’autres solutions, des solutions « marchandes », où il faut s’abonner à une application pour pouvoir faire cours. Et, massivement, on l’a fait. Sans contrepartie.
Donc réunion, au départ à quelques uns, parfois de tous les enseignants, et proposition d’une refonte partielle des emplois du temps pour pouvoir mettre en place la nouvelle organisation dès le mercredi, soit 2 jours après la rentrée… Quand on connaît la lourdeur de l’EN, les arguties sans fin sur les emplois du temps, la difficulté à bouger une administration, qui, au mieux, quand elle est de bonne volonté et n’est pas convertie à l’idéologie managériale, est non seulement très lente à mouvoir mais surtout coincée par sa propre hiérarchie à laquelle elle doit obéissance le doigt sur la couture du pantalon, marge de manoeuvre étroite, crainte du déclassement ou de la mauvaise note… franchement arriver à la faire basculer du côté des profs, et la convaincre de tout mettre en place en à peine 2 jours… c’est un véritable exploit.
Signe quelque part qu’elle est aux abois, qu’elle a parfaitement conscience que la situation est intenable et qu’ils n’ont d’autre choix pour une fois que d’accéder aux demandes de leur communauté éducative qui leur propose des solutions concrètes et faisables.
Contre l’avis du rectorat qui leur aboie dessus, contre le Ministère qui continue à proférer doctement: « Pas de demi-classe, classe entière, mais distanciation, protocole renforcé, pas de fermeture des écoles… »
Ce qu’il y a de bien c’est que plus personne dans les lycée ne les écoute: les lycéens commencent à bloquer certains lycées (pas pour glander mais pour travailler dans des conditions sanitaires un tout petit peu satisfaisantes), les parents font mine pour certains de ne plus vouloir envoyer leurs enfants à l’école, les profs – car le mouvement s’étend – se réunissent et votent le passage aux demi-classes et à l’enseignement mi-présentiel mi-distanciel…
Nous prenons les choses en main. Car oui le terrain on connaît et on sait ce qu’on peut faire et comment le faire parce qu’on est le nez dessus et qu’on n’a pas besoin de directive technocratique inapplicable pour savoir quoi faire.
Au lycée, l’administration se range du côté des profs et travaille d’arrache-pied sur leurs propositions. Main dans la main.
Mais le lendemain, coup de théâtre, certains de nos collègues estiment ne pas avoir été consultés, veulent revenir au système précédent en classe entière, bref ils récriminent, arguant que ce n’est pas à nous de faire ça (l’habitude de la soumission hiérarchique), qu’il faut laisser la responsabilité au rectorat, qu’on n’arrivera pas à terminer le programme (c’est vrai mais si on ferme encore moins et on sait très bien qu’on perdra des élèves), que la classe entière c’est mieux pour avancer (là j’avoue que je ne vois pas, la dynamique des 35 élèves personnellement ça ne me parle pas…); j’en passe.
Aussi, dès potron-minet, l’administration du lycée, le proviseur et ses adjoints, se déplace-t-elle au bâtiment C pour écouter les professeurs, nous: ceux qui prônent l’organisation en demi-groupes, ceux qui n’en veulent pas. Tout le monde s’exprime: rendez-vous est pris le lendemain au lycée en assemblée générale, accessible en ligne pour ceux qui n’ont pas cours ce jour-là, l’après-midi sera banalisée pour permettre à tous les personnels de participer.
Dont acte. 4 solutions en ressortent sur lesquelles nous sommes appelés à voter
Dédoublement de tous les cours pour alléger les circulations d’élèves
Couper les cohortes en deux pour réduire la présence des élèves mais maintien des classes entières
Ni dédoublement ni réduction de la présence des classes mais utiliser un plan de circulation avec utilisation des issues de secours sous la surveillance des professeurs et des personnels de vie scolaire
Dédoubler les classes de 2nde et les disciplines du tronc commun de 1ère et terminales . Garder en classes entières : enseignements de spécialité, cours de français avec plan strict de circulation
Personne n’ayant ni vraiment compris la pertinence ni l’intérêt de la complexité des solutions 2, 3 et 4, la solution (1) est plébiscitée: elle remporte 77% des votes exprimés.
Conclusion
Dans notre lycée comme dans bien d’autres, je constate qu’une nouvelle forme d’action vient de naître et de gagner son pari; ce qu’on mon amie Joelle Zask qui est (vraiment) philosophe appelle l’autogouvernement, cette forme de prise de pouvoir qui repose sur la connaissance et le pratique du terrain de ses acteurs, en vue d’organiser une pratique collective et partagée de l’action visée. Ici l’enseignement par temps de COVID #2.
Au fait: dans les jours qui ont suivi, la raideur hiérarchique s’est effondrée. Désormais ils ne trouvent que des vertus à cette nouvelle organisation. Car ne l’oublions pas, comme dit Jean-Mi: « Nous sommes prêts ». Oui toujours prêts, dans notre métier de boyscout.
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Mano fonda en 2012 les Marx Sisters, groupe français de musique juive ashkénaze venant du Yiddishland d’Europe Centrale, mais encore de chansons de comédies musicales de compositeurs juifs des États-Unis. Les Marx Sisters perpétue le répertoire yiddish et klezmer dans ce qu’il a de festif et d’universel.
Mano bleibt a Mensch. Avant, et pour toujours dans nos coeur… Une personne rare…
Tu nous manques déjà. Une femme très attachante.
Très beau texte de Jacques Neuburger, au ton si juste, qui nous restitue Mano telle qu’elle était. Il faut lire les « minutes prof » de Mano sur sa page fb. Sincère, lucide comme elle l’était dans la vie.
Mano, tu étais une personne rare, généreuse, impliquée, efficace, tu manqueras à tous ceux qui on t eu la chance de t’approcher.
Au revoir Mano la plus brillante, courageuse et radicale de la cellule innovation du Rectorat…