Je regarde mes fils dévaliser le frigo. Leurs longues silhouettes dégingandées, leurs mèches en bataille et leurs sourires goguenards.
Ils sont contents de ne pas être en cours et de ne pas bosser aujourd’hui. C’est un jour férié. Pas sure qu’ils en comprennent bien le sens. Le 11 novembre, l’armistice, l’arrêt des combats…ils ont dû apprendre ça au collège, il y a quelques années mais la guerre, ils la connaissent surtout dans les jeux vidéo.
Je les regarde et je me dis qu’ils ont de la chance, parce que leur unique préoccupation aujourd’hui c’est de savoir quand est-ce qu’on va nous installer la fibre et si j’ai bien pensé à racheter du Yop aux Fruits rouges.
Je pense aux jeunes gens de leur âge, en 1914, souvent des fils de paysans ou d’ouvriers, des jeunes gens partis le cœur gonflé de courage et d’amour de leur patrie. Je me dis qu’ils devaient avoir un peu la même longue silhouette dégingandée, les mêmes mèches en bataille, le même sourire goguenard.
C’était une époque où on respectait les anciens, où on craignait son père, l’instituteur, le curé, c’était une époque où on se découvrait devant les dames, et où on aimait son pays.
La préhistoire pour les jeunes générations.
Je regarde mes fils et je pense à ceux-là, terrés dans des tranchées comme des rats, dans le bruit incessant des balles et des obus, ceux qui ne dormaient jamais que d’un œil, qui mangeait des bouillies infâmes, ceux qui vivaient en permanence dans la boue, dans l’humidité, dans le froid, ceux qui avaient les pieds et les mains gelés, les habits raides de crasse, ceux qui devaient puer, ceux qui voyaient agoniser leurs camarades et qui chaque jour crevaient un peu plus de peur. Je pense à ceux qui sont rentrés fracassés, brisés, éclopés, sur une jambe, avec un bras en moins, la moitié du visage arrachée, à une époque sans chirurgie réparatrice, ou prothèse en titane.
Je pense à ceux qui ne se sont jamais remis de ce cauchemar et pour qui, toute la suite de leur vie fut juste un long et cruel enfer.
Je regarde mes fils, si désinvoltes, si insouciants, si inconscients. Ils sont le produit d’une civilisation qui n’a cessé d’évoluer vers une culture de l’hédonisme, de l’immédiateté et de l’individualisme. J’en assume ma part de responsabilité, je suis moi-même d’une génération qui a cultivé la légèreté et le goût du bonheur et comme beaucoup, j’ai pensé que c’était un héritage suffisant.
Nous vivons une époque au cours de laquelle je suis contente que personne ne demande à mes enfants d’aller à la guerre. Pour être honnête, si la défense de notre pays reposait sur eux et sur leurs copains, nous serions bien mal en point.
Toutefois, depuis quelques années je ne suis plus si certaine que nous ayons les moyens de notre insouciance et de notre désinvolture. Par légèreté, paresse, naïveté ou cynisme, nous nous sommes montrés bien peu à la hauteur de la mémoire des poilus.
Il y a tant de choses pour lesquelles les jeunes gens de 1914 se sont battus, sont morts et que nous avons considérées comme acquises, au point d’avoir oublié de les chérir et de les protéger à notre tour.
Je regarde mes fils et avec un peu d’imagination, en plissant les yeux, je peux voir les silhouettes de jeunes paysans de 1914, partis « faire la guerre » et défendre leur patrie. Nous pouvons les remercier et être fiers d’eux.
Mais je me demande si eux, ils pourraient être fiers de nous…
© Nathalie Bianco
Nathalie Bianco, Militante laïque, membre de l’association #réseau1905, est Auteure de romans: Les Courants d’air . Les Printemps.
« …c’était une époque où on se découvrait devant les dames… » ?
Mais, aujourd’hui aussi. Réciproquement. C’est mieux ainsi. Essayez donc.
On se découvrait : on ôtait son chapeau . Qui a un couvre-chef aujourd’hui ? Ceux qui portent des gilets à cagoule ?