Résumé des épisodes précédents
Après une idylle courte mais houleuse et une fuite à Brighton, Michèle a retrouvé Paul qui l’a invitée à un concert de Gilbert Bécaud.
Et puis une chose l’autre, un dîner un peu irrigué, un feu mal éteint, quelques braises encore incandescentes, il l’a virilement honorée et demandée en mariage.
Mais en la raccompagnant, alors qu’elle avait tenté une partie de la soirée de placer son discours “Trop – tôt-trop jeune“, il semble émerger de ses brumes éthyliques et déclare : Chui bourré, moi.
Qu’est-ce que je raconte.
Affirmation propre à semer le doute dans la psyché chaotique de notre héroïne …
J’avais passé une nuit de bûche.
Ce tohu bohu affectif et sensuel m’avait plongée dans un lourd sommeil qui avait balayé, tel un Océdar symbolique, les miasmes interrogatifs (oui c’est masculin, vous pouvez vérifier) qui parasitaient mon discernement.
En me réveillant, donc, je m’interrogeai avec inquiétude.
M’avait-il vraiment proposé des épousailles ?
Sa dernière phrase annulait-elle ipso facto la proposition confusément formulée au cours de retrouvailles aussi luxurieuses qu’euphoriques ?
Bref, étais-je fiancée ou pas ?
Était-il encore temps pour un grave “Trop -tôt -trop -jeune” ?
En avais-je encore envie ?
Car l’idée d’un retrait de son offre, somme toute alléchante, tout séfarade qu’il fût, m’ôtait le désir de la sérieuse mise au point précédemment envisagée …
Bref, l’hypothèse d’un recul de sa part attisait une nouvelle envie : celle de l’épouser.
Il était encore tôt, les parents dormaient, je n’étais pas pressée de les retrouver, eu égard à ce grand blanc sur mon devenir nuptial.
Coup de sonnette.
Quoi ?
Un dimanche ?
Si tôt ?
Sans prendre la peine d’arracher les pinces qui raidissent ma frange rebelle, j’ouvre…
Derrière une énorme gerbe de roses écarlates, se cache un livreur qui me tend avec peine le bon à signer.
Je cherche une carte.
Il n’y en a pas…
Le farceur !!
Et si…
Et si c’était pas lui ?
En même temps, en listant mentalement à toute allure le potentiel de prétendants susceptibles de m’envoyer une gerbe de roses dès potron- minet un dimanche, je constate dans un éclair aveuglant que le nombre approche de très près le zéro.
Plus ou moins.
Un peu plus que moins.
C’est donc lui.
Mais sans carte…
Confirmation ?
Retrait ? Avec un bouquet fleurant la culpabilité ?
Tourment relativement ashkénaze…
Je n’ose l’appeler. Pour retarder l’horrible aveu…
Et en même temps, je me dis que c’est un beau roman, c’est une belle histoire, mais des noces avec un individu aux yeux pailletés assez directif, un chouïa religieux, un brin rétrograde, fou amoureux de sa mère, qui appelle sa sœur “ma sœur“, tendre comme une brioche tiède, une idée hâbleur, prêt à des petits arrangements avec la vérité, qui rit fort aux blagues à deux balles de ses copains, travaille, voyage, vit pied au plancher sur le champignon, mord, croque, dévore la vie, tel un conducteur de bolide qui ne se demande même pas où est le frein, généreux et macho, en même temps, donc je me demande si je serais de taille à escorter cette tornade qui ne connaît pas Leonard Cohen et se fout de Truffaut comme de son premier peigne..
Et impatient.
Et expéditif.
Car il m’appellera quelques minutes plus tard, pressé de proposer un rendez-vous pour que ses parents viennent faire la demande…
Faire la demande !!!!!
Un mot d’un autre siècle !!
Ça me fait rire…
Papa souhaite le voir d’abord.
Il viendra l’après-midi même, rigolard, en s’excusant de l’absence de gants beurre frais, ce qui n’excitera pas démesurément l’humour légendaire de papa.
Que faites-vous dans la vie ? demande-t-il (Papa, pas le Futur).
La Mercedes rouge ne l’a pas rassuré sur les projets professionnels du promis.
Qui rit.
Ne vous inquiétez pas
sera la seule réponde obtenue.
Papa hoche la tête d’un air un peu soucieux.
Le charme opérera plus tard.
Maman, exceptionnellement silencieuse, est conquise.
Le costard gris, les pompes noires, le regard de velours torpilleront les discours acides pleins de préjugés qui bourdonnent rue Dupetit Thouars, rue Béranger et rue de Picardie contre les conquérants bruyants, voyants et frimeurs qui pervertissent les filles de bonne famille.
Enfin… c’est ce qu’elles disent…
Elle aime son côté raisonnable et rangé, son âge, son apparente sagesse qui la changent des gamins chevelus qui tournicotent autour de son écervelée de fille, sans rien deviner de l’effervescence tumultueuse qui bouillonne derrière ce Futur aux allures de gendre idéal.
Et puis une fille casée, avec un juif, fût-il venu de “là-bas“, c’est un tsoures en moins et un pied de nez aux copines qui tremblent d’héberger une catherinette (synonyme : vieille fille) en leur foyer.
Nous, c’est fait, croit-elle…
La suite lui prouvera que non.
Pourtant la rencontre entre deux mères de Futurs, venues l’une d’un pays où il ne pleut pas et l’autre de la rue des Archives gagnée à la hâte depuis les steppes glacées d’Ukraine où sévissaient les bouchers de Lénine, pourrait intéresser ceux et celles que ne rebutent pas les épisodes feuilletonesques d’une histoire somme toute assez classique…
Rendez-vous est pris entre les deux familles.
Il doit avoir lieu chez nous quelques jours plus tard.
Comme le papa de Paul est âgé, diabétique et presque aveugle, la maman se fera escorter de sa fille aînée.
Les dés sont un peu pipés puisque je connais déjà la mère du promis, rencontrée à un Chabbat où m’avait conviée Renée et revue à plusieurs reprises par la suite au cours de goûters joyeux qui seront autant de guet-apens, je le découvrirai bien plus tard.
Des guet-apens bon enfants organisés par ma collègue, puisque destinés à démontrer quelle merveilleuse créature je suis, même si je ne compte personne de Tlemcen ou d’Oran dans mes ancêtres.
Le papa de Paul a largement tiqué sur le sujet mais on l’a rassuré en lui expliquant que mon papa à moi était un tsadik qui passait plusieurs heures par jour à la synagogue.
Un bon juif, quoi…
Demi mensonge puisque mon grand-père avait véritablement été rabbin, mais le lien entre la religion et mon père était mort en accompagnant la dépouille de sa mère à Auschwitz.
Ma mère est aux abois.
Elle houspille la femme de ménage, la harcèle, sol, carreaux, moquette, pas le temps de laver les rideaux, tant pis, on dépoussière, on nettoie, on gratte, on récure, on frotte, on brique, ce serait dommage que la future reste sur le carreau pour un mouton oublié sous le canapé…
On peut envisager un lapin.
Un mouton, non…
Bref on faisait le grand ménage chez les Chabelski.
Maman courait les magasins pour s’acheter une tenue, qu’il pleuve, qu’il vente, en paix, en guerre, maman courait les magasins s’acheter une tenue et elle chassait en même temps pour moi la robe ou la jupe qui cacherait le genou interdit et me donnerait l’air chaste et angélique d’une demoiselle fraîche émergée du Couvent des Oiseaux.
Enfin du Couvent Israelite des Oiseaux.
Enfin… pas vraiment du couvent en fait…
Mes minis faisaient mauvais genre, aucune belle-mère digne de ce nom n’accepterait une belle-fille qui montre -horreur !!!- ses cuisses …Ahhhh ! Damned !!
Et ma belle-mère était digne de ce nom.
Mais elle me connaissait, avait remarqué l’ourlet un chouïa élevé de mes jupes, mon langage libre et parisien, un rien effronté, mes anecdotes un peu audacieuses, ma méconnaissance totale de la religion, et sa fille avait eu le récit détaillé de mes différentes expériences contraceptives qui me souciaient beaucoup, eu égard à la prise de poids qu’elles m’infligeaient.
Je n’étais donc pas vierge …
En même temps, leur fils et frère n’avait pas été substantiellement dérangé par la découverte…
Mais bon…
Pas de mini-jupe donc…
D’âpres négociations suivirent.
Je refusais de couvrir mes genoux, maman refusait que j’exhibe mes cuisses.
Ça se jouait à quelques centimètres …
Les accords de Camp David furent plus simples à mettre en place.
Pas trop de maquillage, avertit Maman.
Le Boncza se couvrit néanmoins d’une épaisse couche de bave…
Je pensais passer mes soirées avec le promis, mais il semblait s’être fixé sur un autre sujet et comme le disait maman Quand on veut se faire une situation …
Dont acte.
Il “se faisait donc une situation” et moi je refaisais le monde avec mes potes et mes mini jupes en avalant des croque-monsieur pleins de jambon…
J’appris plus tard qu’il “se faisait une situation” à des tables de poker.
Passons…
J’appris également qu’il n’assisterait pas au symposium familial, ce serait inconvenant…
Pourquoi ?
On allait parler gros sous ?
On m’offrirait un fiancé en échange de quelques chameaux ?
Ça ne le fit pas rire…
Jour J
Les tenues sont prêtes, l’appartement rutile, papa est très calme, un sourire un peu moqueur aux lèvres, il anticipe des tractations dignes de celles de la Cosa Nostra et des sourires mielleux, maman virevolte et vrombit comme une mouche d’été dans le Parc de St Cloud…
Elle a commandé des petits fours, préparé du thé et du café, répète son texte mentalement, elle qui ne m’a jamais trouvé aucune qualité, me crédite en ce jour de vertus aussi juives que chrétiennes, me voilà labellisée mi Nobel de la Paix et mi lauréate Miss France. Miss Univers plutôt.
Tellement heureuse de marier sa fille de 20 ans, estampillée boulet incasable.
Le déjeuner se passe entre recommandations et interdictions, ambiance un peu vestiaire de sportif soviétique à une compétition olympique…
Tu vas gagner mon gars, t’es de l’étoffe des champions…
T’as les compétences et la détermination, tu fais ça pour le pays, camarade, et de toute façon si tu perds c’est direct la Sibérie…
16h
Coup de sonnette.
Maman me jette un dernier regard à la fois sévère et soupçonneux.
Je suis assise sur le canapé, Papa dans un fauteuil. Le monde retient son souffle…
Maman lisse sa robe, vérifie sa mise en plis devant la glace et va ouvrir.
Je ne sais pas si je vous ai décrit les protagonistes mais il me paraît important de vous en brosser un portrait clair.
Aucun dessinateur de BD n’aurait osé une image aussi manichéenne des deux émissaires maternelles.
A ma gauche :
L’Ashkénaze
Russe
Culmine à 1 m53
38 kilos
Vive, piquante, coquette, parisienne, munie d’un diplôme de chez Pigier et d’une paire d’yeux myosotis à faire damner un séraphin.
A ma droite
Séfarade
De Tlemcen
Une grande et opulente personne au teint pâle et aux yeux bleus, mariée à 16 ans, ayant élevé 6 enfants et touillé dans sa vie une cinquantaine de tonnes de couscous.
En fait plus décisionnaire que ça, je l’apprendrai plus tard
Précédant sa fille très brune, qui garde les yeux baissés, lestée d’une série de boîtes contenant manifestement des gâteaux, elle regarde Maman, essoufflée d’avoir grimpé les deux étages à pied.
Maman fait entrer les invitées, Papa et moi sommes debout en comité d’accueil déférent, les dames se serrent cérémonieusement la main, Madame Cohen m’embrasse, l’œil qui frise, on s’installe.
Maman s’affaire dans la cuisine, Papa s’inquiète, Vous avez fait bonne route, Eh Papa elles arrivent d’Antony, là, pas de Casa…
Ma robe est trop longue, ma frange trop courte, Madame Cohen me parle de Renée, ma copine, cite des prénoms, enfants, petits-enfants, je confonds tout le monde, va falloir faire des listes détaillées pour signer une volonté d’intégration.
Maman revient, chargée d’un lourd plateau, sert, on s’extasie sur les gâteaux luisant de miel, et ceux en spirale, elle demande la recette, comme si elle allait faire dans l’heure des cigares, des makrouds ou des cornes de gazelle.
Moi j’attaque les petits fours par la face Nord en attendant le cœur du débat.
Madame Cohen explique qu’elle est maintenant une femme comblée par sa famille après le douloureux exil qui les a laissés sans un kopeck.
Nous y voilà.
Non.
Pas encore.
Elle décrit son bonheur de mère et de grand-mère, arrivant enfin au sujet essentiel : son fils.
Son fils est beau, intelligent, travailleur, respectueux de ses parents et du bon dieu, généreux, doué en affaires, affectueux, une exception humaine qui fleure le miracle céleste.
Maman approuve, bat des mains, dit que je n’aurais pu me voir offrir meilleur choix, un article top niveau, c’est sûr, et telle que je la connais elle doit se dire in petto C’est une chance inespérée pour cette écervelée qui défile à la République en braillant US go home...
En lieu et place de quoi elle dépeint à son tour sa joie d’avoir donné le jour à un ange, universitaire multi diplômée (et Pigier, t’as oublié ?), belle, douce, remplie des valeurs de la République et de la religion, bonne cuisinière, merveilleuse pâtissière, docile, adorant les enfants et les grandes familles, prête à vénérer sa belle-mère, entourée d’amis sûrs, médecins ou avocats pour la plupart…
Jeune, certes, mais ayant gagné la maturité à grande vitesse, eu égard à son indescriptible capacité d’observation et de métabolisation de ses expériences persos…
Enfin… Expériences. Entendons-nous bien…
Mais certainement! approuva la future belle-mère…
Enfin. Ma mère ne l’exprima pas comme ça mais presque…
Et drôle.
Mais drôle…
Ajouta maman: Pour l’ambiance elle ne craint personne…
Votre fils va se fendre la poire le reste de sa vie…
La future belle maman rebondit sur la question de l’âge.
Le fils a presque 30 ans.
Mais, explique-t-elle, C’est parce qu’en frère respectueux il attendait que son aîné soit marié pour enfin songer à s’établir à son tour…
Ce n’est pas un vieux garçon mais un ange patient et attentionné.
Dont acte.
J’apprendrai par la suite de sa bouche même que l’ange patient et attentionné fut un sacré cavaleur chu dans les rets d’une non juive qu’il n’aurait jamais – mais jamais – envisagé d’installer à la table familiale chabbatique.
Enfin jamais…
Mais bon, le destin un après-midi de mai fit un clin d’œil aux Cohen. J’arrivai.
Papa, noyé dans ce flux ininterrompu de paroles, souriait aimablement, en me regardant du coin de l’œil.
Sa femme était peut-être issue des steppes glacées ukrainiennes, mais il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour égaliser en volume de paroles et en approximations avec la représentante méditerranéenne.
La fille aînée ne bronchait pas, dûment chapitrée avant le colloque crucial.
Après les zakouskis, le plat de résistance.
Madame Cohen déclara donc qu’elle se faisait le porte-parole inconditionnel de son fils chéri pour demander ma main et espérer une réponse favorable de la puissance invitante.
Ma mère se leva, étreignit sa co belle-mère avec effusion, me jetant un regard sévère au passage pour que je l’imite.
Ce que je fis docilement.
Papa lui serra chaleureusement la main et le vrai sujet put enfin être abordé.
L’argent ne fait certes pas le bonheur.
Il fait néanmoins partie de la plupart des négociations au sommet.
Celles-ci n’échappèrent pas à la règle.
Maman proposa du café frais, du jus d’orange, c’était parti…
Madame Cohen expliqua qu’elle et son mari étaient fraîchement émigrés, que leur situation, pour brillantissime qu’elle fût à Oujda, avait beaucoup perdu de son éclat, qu’il lui restait encore un fils à entretenir et à marier, bref qu’elle remerciait d’avance mes parents pour les sacrifices qu’ils étaient prêts à concéder, que toutes leurs décisions et choix concernant le mariage seraient les bienvenus vu qu’elle n’avait pas un sou à investir dans cette entreprise…
Si vous pouviez jeter un appartement dans l’escarcelle, ce serait bien, ajouta-t-elle avec un sourire enjôleur, sinon, ils sont jeunes et se débrouilleront, tant pis…
Moi j’étais soucieuse.
Pourrais-je continuer à travailler et à piloter ma petite automobile verte ?
Je me gardai de poser la question, la conservant au frais pour la soumettre à l’intéressé…
L’évidence d’une autonomie féminine ne sautait pas prioritairement aux yeux de ces hidalgos au regard de braise, et je m’inquiétais légitimement me semblait-il.
La suite me prouva que non.
Un accord fut conclu pour une série de festivités, un dîner réduit entre parents et enfants, un Chabbat familial grand format et enfin des fiançailles, des vraies, indélébile promesse d’épousailles imminentes…
Enfin.
Croyait-on…
Je brûlais de retrouver celui qui était passé du statut d’amant à celui de fiancé dans les minutes précédentes pour cueillir à chaud son ressenti d’engagé presque volontaire …
Et savoir si… euh… une bague ferait partie de l’arsenal, mais j’étais amoureuse et à la limite… J’aurais aimé troquer ma liberté contre une réfraction lumineuse sur mon annulaire gauche.
L’opulente belle-mère, ayant exprimé ses conditions avec une aveuglante clarté, regarda sa montre et se leva précipitamment en donnant au passage un coup de coude à sa fille mutique, soudain agitée…
Faut qu’on y aille, mon fils (un autre, elle en avait trois), vient nous chercher, c’est l’heure…
A l’heure de prendre congé, elle se leva, sereine et hiératique, fit ses adieux et ses recommandations, On s’appelle, je vous attends un Chabbat, je suis si heureuse…
En écho, ma mère: Moi aussi je suis si heureuse…
Papa la regarda…
Au revoir Madame Cohen
Au revoir Madame Chabelski
La porte se referme.
Papa regarde de nouveau Maman.
C’était pas une demande en mariage.
C’était un braquage.
Maman le regarde consternée et me désigne d’un discret coup de menton.
Comme j’attends la suite des commentaires sans bouger, elle ajoute :
C’est normal de participer, nan ?
Participer !
Maman serre les dents.
L’important, c’est de marier la rebelle.
Pas très belle, assez intelligente pour rebuter d’éventuels candidats, incontrôlable, quand la marchandise est de seconde zone, on ne fait pas la fine bouche.
Sans oublier que le promis est juif, beau et qu’il roule en Mercedes.
Papa hoche la tête d’un air dubitatif.
Moi je suis jeune, amoureuse, un peu secouée par le côté péremptoire des exigences formulées, j’ai l’impression d’être un enjeu de peu de poids, elle a certes exprimé deux trois compliments sur ma personne, a mentionné le sentiment sincère de son fils, mais si on veut ledit fils, faut passer à la caisse.
Je comprendrai bien plus tard qu’elle jouait avec brio une partie de poker menteur.
Car si le fils était épris, elle était totalement décidée à me prendre pour belle-fille car je possédais un indiscutable atout : j’étais juive.
Et vu que le fils les avait conduits au bord du précipice avec ses amours calamiteuses hors communauté, sa fille Renée et elle avaient flairé un épilogue réconfortant a cette tuile annoncée.
Et ma maigreur et ma liberté d’expression furent considérées comme secondaires et anecdotiques, eu égard au projet de réinsertion qui mijotait dans leur esprit.
Je visualisais bien le fossé au-dessus duquel je tanguais, mais bon, une vie sans risque, est-ce une vie ?
Et puis la bague, le mariage, la mise en scène d’une pièce dont je serais l’héroïne, ce n’était pas pour me déplaire…
Le dîner familial fut reporté par le futur beau-père qui craignait une hétérodoxie alimentaire…
On prit date pour un Chabbat.
Ce qui frappe en pénétrant un foyer juif un soir de Chabbat c’est le bruit.
Les galopades et les cris des enfants, les rires et les petits accrochages des femmes dans la cuisine, les discussions animées des hommes au salon.
Fric, politique, projets, difficultés d’insertion parfois, racisme bilatéral, nostalgie du soleil et des oliviers, et cette insubmersible confiance en Dieu et en l’avenir.
Baroukh Hachem.
J’avais remis la robe du jour de la demande, Maman s’était fait belle et portait un solennel bouquet, ce qui n’est pas dans la doxa chabbatique, je l’appris plus tard.
On fit les présentations, j’en connaissais une bonne partie, les deux équipes se jaugeaient.
A ma gauche, un couple prétendument juif, Ah ? Chabelski, c’est juif ?
A ma droite une tribu sonore, joyeuse, effervescente, curieuse, affamée, excitée, rieuse.
On nous installa, Papa près du beau-père, quelqu’un fit tinter un couteau contre son verre pour demander le silence, les hommes se levèrent.
Maman, qui n’y connaissait goutte, fit mine de se lever aussi, d’un coup d’œil, je lui intimai de se rasseoir.
Les hommes firent la prière, allèrent se laver les mains en rang d’oignons, Papa sagement dans la file, revinrent se poser, on démaillota les khalot, prière du pain, le patriarche en déchira au doigt des petits morceaux qu’il trempa dans du sel et jeta à chacun des convives.
Maman était muette.
La tablée se leva enfin dans un bruyant raclement de chaises, et s’embrassa en se souhaitant un bon Chabbat, le dîner pouvait commencer…
Et là ce fut un avant-goût de ce qu’était un dîner séfarade…
Les plats succédaient aux plats, salades, croquettes de pommes de terre, pâté de viande, tranches de melon frais, nous fûmes repus au 3 ème plat.
Belle Maman, filles et belles-filles faisaient la navette entre la salle à manger et la cuisine, j’étais la première debout, Renée formait de petites boulettes de pain qu’elle avalait voracement pour tenter de compenser l’absence de cigarette, interdite le Chabbat.
Papa semblait en grande conversation avec le beau-père, qui découvrait, interdit, l’étendue du savoir religieux de cette communauté qu’on disait salement mécréante…
Maman minaudait, s’extasiait sur la quantité et la qualité des plats, souriait à la cantonade et faillit s’évanouir quand on servit le couscous fumant.
Elle avait déjà dans l’estomac l’équivalent de 3 dîners ashkénazes, plus, c’était la mort assurée…
Elle chercha le regard de Papa qui bavardait tranquillement, m’appela au secours, je fis un geste de la main, du genre de celui qu’on offre au noyé pour lui dire que Oupsss l’eau est trop froide et que de toute façon on ne sait pas nager…
Pas sympa, mais je ne pouvais rien pour elle, objet de curiosité des enfants et petits-enfants qui observaient à la dérobée cette malingre personne maquillée qui postulait au titre de mère et de future belle-mère.
Le fiancé veillait au bon déroulement du dîner, enjoignant à sa mère de s’asseoir enfin, prenant amoureusement ma main et riant fort aux blagues de ses frères…
On bavarda gaiement, on finit par nous oublier, et belle-maman put enfin annoncer à la fin du dîner qu’il préfigurait ce que ma mère comptait offrir : un vrai dîner de fiançailles !!!!
Mes parents, grisés et repus, avaient un peu le vertige, mais Maman assura de son enchantement à cette perspective et Papa confirma avec cet accent bizarre qui alluma de gros points d’interrogation dans les yeux de la future belle famille.
Les enfants rirent sous cape et on mit les voiles.
Belle Maman attrapa mon bras dans le couloir avec un air de conspirateur et m’affirma que la bague serait prête au jour dit…
La bague…
Fiançailles, bague, amoureux, mariage, bébés, les mots roulaient dans ma tête comme un générique de film, le volume de la belle-mère ne m’apparaissant pas encore comme menaçant…
“Trop- jeune- trop -tôt” avait été enseveli sous l’empressement du fiancé qui semblait dans l’urgence de me mettre la corde au cou.
Non
La bague au doigt.
Non.
De m’épouser.
© Michèle Chabelski.
« Steppes glacées ukrainiennes » ? Avez-vous déjà été en Ukraine ?
Ce n’est pas la Sibérie…
Le climat y est assez tempéré, le potentiel agricole important, il n’y a pas plus de steppes glacées qu’en Alsace.