Dans une tribune au « Monde des religions », l’essayiste Malik Bezouh s’interroge sur la distinction entre conservatisme islamique et islamisme. Il appelle à en finir avec le « Vatican islamique » qui a selon lui fait main basse sur la pensée musulmane.
« Le voile est l’étendard de l’islamisme », « le halal (…) est (…) plus qu’une façon d’abattre rituellement un animal mais bien un mode de vie ». Ces propos, qui se banalisent dans la presse, s’inscrivent dans le contexte dramatique des attentats commis dans notre pays depuis 2012 par des extrémistes musulmans. Sans parler de celui, barbare, qui coûta la vie à l’enseignant Samuel Paty, le 16 octobre.
Aussi, de nombreuses voix exigent que l’Etat s’attelle au problème de l’islamisme. Un projet de loi gouvernemental contre le « séparatisme islamiste » est d’ailleurs à l’étude. En octobre 2019, l’ancien ministre de l’intérieur, dans la foulée de l’attaque qui avait frappé la préfecture de police, égrenait quant à lui « les signes » d’une dérive islamiste radicale : « Le port de la barbe, la pratique (…) ostentatoire de la prière (…), une pratique (…) exacerbée [durant le] ramadan (…), éléments qui doivent permettre de déclencher une enquête approfondie » [Christophe Castaner devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale, le 8 octobre 2019].
Quand le religieux se mêle de politique
Mais, au juste, comment définit-on l’islamisme ? Où commence-t-il ? Ne le confond-on pas avec le conservatisme islamique ? Comment éviter le risque de « chasse aux sorcières » dans la mesure où il n’existe pas de définition nette de ce phénomène ? Dès lors, une confusion peut s’instaurer. Car des Français professant un islam conservateur – lequel n’a rien d’illégal – pourraient à juste titre se sentir stigmatisés, alors même que leur pratique religieuse est sans lien avec l’islamisme.
D’où cette question fondamentale : qu’est-ce qui sépare le conservatisme islamique de l’islamisme ? N’a-t-on pas tendance, parfois, à associer trop rapidement ce qui relève de la bigoterie à l’islamisme dont, de toute évidence, on peine à préciser les contours ? Et pour cause ! Les chercheurs eux-mêmes divergent sur la définition de l’islamisme.
« N’a-t-on pas tendance à associer trop rapidement ce qui relève de la bigoterie à l’islamisme ? »
Serait-ce, comme l’affirment certains, l’intrusion de la religion dans la sphère politique ? Si oui, alors force est d’admettre que ce phénomène d’interaction entre les sphères religieuse et politique ne concerne pas seulement la religion musulmane. Dans le monde juif, le retour en terre d’Israël, l’une des dimensions du sionisme, « est intrinsèquement lié dans la vision religieuse juive à l’avènement messianique », explique la chercheuse Roberta Collu-Moran (Le Sionisme et le retour à la terre », Transversalités, 2011/3, n° 119).
L’univers chrétien n’est pas en reste puisque des groupes dévotieux tentent de faire pression sur le pouvoir politique afin que celui-ci invalide tel ou tel projet de loi jugé contraire à la Bible. Aux Etats-Unis, par exemple, on sait combien les organisations évangéliques sont influentes. Pour l’historien Sébastien Fath, la victoire de George W. Bush en 2004 est due « (…) au vote religieux » (« Le Poids géopolitique des évangéliques américains : le cas d’Israël », Hérodote, 2005/4, no 119). En Europe, l’histoire des partis issus de la démocratie chrétienne montre qu’il est possible d’allier les valeurs du pluralisme politique et celles issues de la foi. On se souvient, au XIXe siècle, de Charles de Montalembert, homme politique et « soldat du Christ », tentant de « fédérer les catholiques dans une première mouture de démocratie chrétienne ».
En résumé, le mélange du politique et du religieux n’est pas un indicateur pertinent pour caractériser l’islamisme, car puiser dans un référentiel religieux à des fins politiques n’est pas propre aux seuls musulmans.
Fondamentalisme et califat
D’autres estiment que l’islamisme est une idéologie dont la finalité est l’application de la charia. Là encore, cette définition est problématique. Un exemple avec l’Egypte. Ce pays combat l’islamisme des Frères musulmans mais persécute, au nom de la charia, homosexuels et athées. Et que dire des propos du recteur de la célèbre Université islamique Al-Azhar expliquant, en conformité avec sa vision de la charia, qu’un croyant peut rosser sa femme si celle-ci se montre désobéissante, sous réserve qu’il ne lui brise pas les os ? (mai 2019). Proche du pouvoir, cette institution dénonce pourtant « l’extrémisme religieux » et « l’islamisme ».
Un regard posé sur les Emirats arabes unis, pays islamistophobe, nous amènerait aux mêmes contradictions. Rappelons qu’en vertu de la charia, en vigueur dans cette monarchie, un blasphémateur encourt la peine capitale.
Comment dès lors définir l’islamisme si l’intrication du politique et du religieux, d’une part, et la lecture fondamentaliste des sources canoniques de l’islam, d’autre part, ne suffisent pas ? Peut-être par le désir d’instaurer un califat islamique ? Une fois de plus, la réponse est à nuancer : nombre de mouvements d’obédience islamiste, par pragmatisme, ont évolué vers un islamo-nationalisme, et ce d’autant plus que le califat n’est pas une obligation religieuse.
L’enfant dévoyé du réformisme musulman
Est-ce à dire que l’islamisme est indéfinissable ? Non, évidemment. Celui-ci peut être vu comme l’enfant dévoyé du réformisme musulman impulsé au XVIIIe siècle par le Yéménite Muhammad Al-Shawkani, qui dénonça les effets funestes du conservatisme islamique et de l’immobilisme politique contraires au principe musulman de la consultation, « al-shura », lequel invite à consulter les croyants avant de prendre une décision. D’autres penseurs, Jamal Al-Din Al-Afghani, Al-Kawakibi, etc., dans un contexte colonial, poursuivront ce mouvement au XIXe siècle dans l’espoir de mettre fin à la fermeture théologique – le « taqlid », qui consiste à accepter les préceptes édictés depuis des siècles sans les remettre en cause – responsable, selon eux, de la stagnation et donc du déclin de la pensée musulmane. Sans succès.
« Puiser dans un référentiel religieux à des fins politiques n’est pas propre aux seuls musulmans »
Au début du XXe siècle, marqué par la fin du califat ottoman (1924), apparaît la confrérie des Frères musulmans fondée par l’Egyptien Hassan Al-Banna. Ce dernier, bien qu’influencé par les réformistes du siècle précédent, s’avère plus politique et conservateur que ses antécesseurs. Il jette les bases de ce que l’on appellera plus tard, en Occident, « l’islamisme », que l’on peut considérer comme une réaction du monde musulman face à un Occident jugé hégémonique.
La féroce répression de la confrérie conduite par le président égyptien Nasser favorisera, dans les années 1960, l’apparition du takfirisme, terme signifiant anathème, dont les adeptes considèrent que les musulmans ne partageant pas leur point de vue sont des apostats, et sont donc les cibles légitimes de leurs attaques. Or le takfirisme constitue la matrice du djihadisme contemporain. Les tenants d’une lecture politisée ou institutionnalisée de l’islam s’abreuvent à la même source, celle d’une théologie réactionnaire et sclérosée. Pourtant, le prophète de l’islam était un homme de « gauche », en ce sens qu’il s’opposa aux forces bourgeoises et conservatrices de La Mecque qui haïssaient ses idées d’égalité entre les êtres, de liberté pour les femmes relativement à leur statut plus que précaire de l’époque, de respect de la condition animale, etc.
Et ce moteur progressiste, inclus dans le logiciel de l’islam primitif, ambitionnait l’amorçage d’une dynamique qui balayerait l’injustice et la tyrannie. Ce fut le cas aux premiers temps de la révélation. Puis, peu à peu, la machine, fatiguée, va s’enrayer et s’arrêter net. De progressisme, aujourd’hui, il n’est plus question. Détériorée, tournant à vide, la « machine » ne produit rien, ou presque.
Islamopathie
Contrôlée par un « Vatican islamique » composé de théologiens bigots, elle est juste bonne à imprimer de pâles photocopies des jurisprudences religieuses dont la date de péremption est dépassée depuis plus de mille ans. Avec le temps, celles-ci, accumulant une charge anachronique de plus en plus élevée, sont devenues explosives au contact de la modernité occidentale.
« L’islamisme peut être considéré comme une réaction du monde musulman face à un Occident jugé hégémonique »
Dès lors, on comprend mieux pourquoi ceux qui les « consomment » peuvent sombrer dans l’islamopathie, ce trouble névrotique du rapport à Dieu, à l’islam, à la modernité, et basculer du côté obscur de la foi. Aussi, dénoncer l’islamisme, dont certaines formes peuvent s’apparenter au cléricalisme chrétien du XIXe siècle, sans interroger les formes ultraconservatrices diffusées massivement par des pays musulmans influents, c’est poursuivre une chimère.
Souvenons-nous de l’indignation d’Al-Azhar en 2019 lorsque la Tunisie, devenue démocratique, promulgua des lois consacrant l’égalité entre hommes et femmes : l’université islamique fustigea ces mesures législatives « contraires aux enseignements de l’islam », ajoutant que « l’inégalité entre les sexes [est] (…) clairement mentionnée dans le Coran ».
On pourrait multiplier ces exemples à l’envi. Les grandes institutions islamiques, supposées effectuer un travail de modernisation des sources canoniques de l’islam, sont engoncées dans ce traditionalisme étriqué empêchant toute réforme du culte musulman. Pire : elles alimentent involontairement l’intégrisme en professant une lecture salafisée de l’islam dont certains aspects relatifs au blasphème, à l’apostasie, au statut de la femme ou à l’homosexualité n’ont rien à envier à ceux prêchés par les djihadistes.
Faire face à la crise théologique
Bien plus que l’islamisme, marginal en France, c’est la sclérose de la théologie islamique qui est à l’origine du mal profond. Ce processus avait été enclenché avec la victoire, au XIIIe siècle, des exégètes traditionalistes sur l’école islamo-rationaliste portée par les mutazilites [école de théologie musulmane apparue au VIIIᵉ siècle]. De ce point de vue, les islamistes n’ont rien inventé. Ils puisent dans ce qui est enseigné, de temps immémoriaux, à Al-Azhar, à Médine ou à Khartoum. L’éminent juriste tunisien Mohamed Charfi déplora « l’écrasement des mu’tazilites » et le triomphe de « l’esprit d’imitation qui l’emport[a] sur l’esprit de réflexion » (Islam et Liberté. Le malentendu historique, Albin Michel, 1999).
« La religion musulmane est juste bonne à imprimer de pâles photocopies des jurisprudences religieuses dont la date de péremption est dépassée depuis plus de mille ans »
On touche là au plus près le problème fondamental, celui de la fermeture théologique (taqlid), dramatiquement aggravée par l’émergence du wahhabisme au XVIIIe siècle. Courant hétérodoxe poussant le littéralisme dans ses derniers retranchements, sa diffusion massive par l’Arabie saoudite au XXe siècle produira d’innombrables islamopathes… Si on veut avancer dans le chemin de l’apaisement, il est urgent de comprendre cette complexité et de prendre acte de la crise théologique que vit le monde musulman. Quant à l’islamopathie, fille du « taqlid », elle trouvera un antidote lorsque la « caste sacerdotale islamique », qui a fait main basse sur l’interprétation des sources canoniques de l’islam, non sans jeter l’anathème sur ceux qui défendent une lecture progressiste de ces mêmes sources, perdra de son influence.
Pour ce faire, il est indispensable que le processus de démocratisation des pays arabes s’enclenche. Cela permettra le déploiement de l’esprit critique et, par ricochet, la remise en cause de ce « Vatican islamique » institutionnalisé dans divers pays musulmans. Ce faisant, l’islam se libérera des entraves étatiques et institutionnelles qui en ont fait une religion officielle, figée, desséchée, la condamnant à errer, sans fin, dans le printemps de sa vie. Affaibli, le « papisme islamique », promoteur du « taqlid », mourra de sa belle mort devant les coups de boutoirs assénés par les tenants d’un islam humaniste, mystique et rationaliste.
© Malik Bezouh
Malik Bezouh est un spécialiste de la question de l’islam de France. Dans les années 1990, il s’est rapproché de la Confrérie des Frères musulmans pour s’en éloigner peu après. Depuis, il mène une triple réflexion sur la perception de l’islam dans la société française, sa réformation et les troubles identitaires à l’origine de certaines dérives sectaires, dont souffre une fraction de la jeunesse française de confession ou de culture musulmane.
Source: Le Monde. 9 octobre 2020
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