François Mitterrand et La Liberté d’expression

Quand, en octobre 1989, la controverse devient nationale autour du cas de trois collégiennes qui refusent de retirer leur hidjab, et auxquelles le proviseur refuse alors l’accès à la classe, François Mitterrand se tait. Le chef de l’Etat redoute que la société française ne s’embrase. Il sait aussi que le Maghreb guette la réaction de Paris.

Quelques années plus tard…

Script de l’interview de M. François Mitterrand, Président de la République, du 12 mars 1994. Recueillie sur le site officiel du Gouvernement. Texte intégral.

LE PRESIDENT.- Vous avez souhaité…
– QUESTION.- Oui…
– LE PRESIDENT.- Je n’avais aucune raison de ne pas vous voir.
– QUESTION.- On avait souhaité..
– LE PRESIDENT.- Je vous connais à distance fort bien…
– QUESTION.- Nous nous sommes croisés il y a très longtemps au cours de vos campagnes où j’assurais la première partie. Il y a des années…
– LE PRESIDENT.- Il y a un petit bout de temps quand même.
– QUESTION.- Un petit bout de temps. Alors nous sommes venus, mon ami Laurent Gerra et moi, déguisés, la dernière fois, on a essayé de forcer votre porte.
– LE PRESIDENT.- Oui, mais d’abord, vous n’aviez pas prévenu..
– QUESTION.- C’est pour ça qu’on a fait exprès.
– LE PRESIDENT.- Ceux qui sont chargés d’assurer l’entrée de l’Elysée ont fait ce qu’ils devaient faire, comprenez-vous. Moi, je n’en ai été prévenu qu’après coup. Et si je m’étais trouvé là par hasard, je ne vous aurais pas reconnu.
– QUESTION.- Ah ! Sûrement pas !
– LE PRESIDENT.- Cela n’aurait servi à rien.
– QUESTION.- La démarche en fait était de vous souhaiter les voeux des humoristes. C’est pour cela qu’on avait pris cette forme comme deux personnages sortis d’un film.
– LE PRESIDENT.- Pourquoi n’avez-vous pas téléphoné auparavant ? ou écrit ?
– QUESTION.- Parce qu’on voulait le tenter comme çà, en se disant si…
– LE PRESIDENT.- Alors là, quand on entre à l’Elysée ce n’est pas sur moi qu’on tombe d’abord.
– QUESTION.- Je sais.
– LE PRESIDENT.- Bon, allez (inaudible) ;
– QUESTION.- Alors on s’est dit pourquoi pas ? On vit dans une France – comment dire – balladurienne – qui ose peu et on s’est dit qu’on pouvait oser.
– LE PRESIDENT.- Vous pouviez oser, la preuve, c’est que vous êtes là.
– QUESTION.- La preuve, c’est qu’on est là. On vous remercie beaucoup. On ne pensait vraiment pas être là.
– LE PRESIDENT.- Dès que je l’ai appris, j’ai été navré du malentendu. Je trouvais normal – je continue à trouver normal – que ceux qui ont la charge du Palais de la République n’aient pas très bien compris le sel de votre présence dans cette forme-là et bon, cela dit, moi cela m’intéressait de vous voir. Je vous vois souvent d’ailleurs sur l’écran de…
– QUESTION.- Il y avait une part de provocation, voulue, mais voulue parce qu’on voulait vous remercier en fait parce que cela fait, moi à peu près dix ans que je fais de la télévision et depuis que vous êtes là, on a eu la chance d’avoir une totale liberté.
– LE PRESIDENT.- Ca, j’espère bien !
– QUESTION.- Oui, mais c’était pas évident avant.
– LE PRESIDENT.- Non, c’était pas évident ; c’était un de mes objectifs principaux. Je n’ai pas toujours eu à m’en réjouir mais c’était la preuve qu’il fallait le faire, car dès lors que l’on commence à régler les problèmes publics et surtout ceux de l’information au gré de ses préférences, de ses humeurs ou de ses réactions de caractère, c’est qu’un pays marche mal, c’est qu’il n’est plus démocratique.
QUESTION.- Vous pensez que l’humour c’est essentiel ?
– LE PRESIDENT.- Oui, c’est à vous de savoir ce que vous avez à faire pour ne pas dépasser les bornes, pour infliger à ceux à qui vous vous en prenez, je ne dis pas spécialement vous ou d’autres, et de leur infliger une souffrance inutile, vous pouvez les humilier. Il faut quand même savoir faire. Mais je constate que vous savez assez bien faire.
– QUESTION.- Oui, mais justement, notre…
– LE PRESIDENT.- Il faut avoir un peu le respect des autres, quoi..
– QUESTION.- On essaie de faire…
– LE PRESIDENT.- … le maximum de respect. La caricature suppose naturellement qu’on tire des traits assez gros pour donner du personnage une définition simple mais vraie et c’est un art très difficile, j’imagine. Moi, j’en serais bien incapable.
– QUESTION.- Oui, parce qu’il faut s’autocensurer, effectivement, pour essayer de faire le moins de mal possible et qu’on ne connait pas nous-même les limites de l’autocensure. On sait à quel moment on fait très mal, à quel moment on fait pas mal.
– LE PRESIDENT.- Finalement d’ailleurs vous n’accumulez pas les fautes dans ce genre-là.
– QUESTION.- On a été beaucoup sur la sellette ces derniers temps à propos de la.. Vous pensez que politiquement c’est nuisible ou c’est profitable, une caricature, une imitation ?
– LE PRESIDENT.- Celui qui est victime de la caricature ?
– QUESTION.- Oui.
– LE PRESIDENT.- Oh, c’est pas très nuisible. Où est-ce que je serais alors ? (rires).
– QUESTION.- Vous pensez que la vôtre est trop chargée ?
– LE PRESIDENT.- Non, non pas tellement. De temps en temps, je dis quand même, ils exagèrent. Sur certains plans qui touchent à la sensibilité, à l’honneur, mais d’autres fois, cela me fait rire, et le droit que je reconnais aux caricaturistes, aux humoristes de grossir le trait qui me frappe ou qui me vise, c’est pour moi une donnée fondamentale d’un Etat qui fonctionne bien ; d’ailleurs d’une démocratie dans laquelle finalement les pouvoirs s’équilibrent et où le pouvoir des citoyens doit être capable de s’affirmer en face du pouvoir des pouvoirs.
– QUESTION.- Vous utilisez beaucoup l’humour.
– LE PRESIDENT.- Je ne sais pas. C’est à vous de juger. Cela m’arrive, oui. QUESTION.- C’est une vraie arme en politique.
– LE PRESIDENT.- Cela m’est arrivé dans ma vie d’avoir le trait cruel parce qu’on résiste mal au moment où cela vient à l’esprit et puis ensuite de me le reprocher parce que je n’aime pas atteindre les autres dans ce qu’ils ont de plus secret, de plus préservé dans le juste sentiment qu’ils ont de leur dignité. Bon, alors ça arrive. Je n’en fais pas une règle.
– QUESTION.- C’est une forme d’amour ?
– LE PRESIDENT.- Cela pourrait l’être.
QUESTION.- C’est lié ? Parce qu’on a toute mission à continuer, nous… enfin… c’est peut-être un grand mot, mais c’est vrai qu’on est des gens populaires, on est aimé des gens, donc il faut qu’on essaie de faire passer par l’humour le plus gros message d’amour possible. Vous croyez qu’on aura la possibilité de le faire longtemps ?
– LE PRESIDENT.- Autant que votre chaine le supportera.
– QUESTION.- Au niveau de cette maison. Parce qu’apparemment, vous allez peut-être la quitter.
– LE PRESIDENT.- Dans quinze mois environ.
– QUESTION.- Vous n’avez pas une idée du suivant ?
– LE PRESIDENT.- C’est les Français qui décideront.
– QUESTION.- Vous ne pouvez pas laisser de consignes ?
– LE PRESIDENT.- Vous savez, maintenant les lois sont les lois. J’ai fait adopter par les gouvernements que j’ai nommés, des lois qui garantissent la liberté d’expression, qui ont donné un contenu à ce que déjà indiquaient nos constitutions républicaines, mais ça restait vague. Je ne pense pas qu’il soit facile de revenir là-dessus.
– QUESTION.- On est en avance ou en retard par rapport aux autres pays ?
– LE PRESIDENT.- Il y a beaucoup d’autres pays démocratiques qui respectent les libertés d’expression. C’est même ça peut-être la frontière qui marque la nature d’un régime. Est démocratique celui qui laisse à la liberté d’expression tout son champ, n’est pas démocratique celui qui l’empêche. Il y a aussi d’autres critères. Celui-là est un critère…
– QUESTION.- … dans un pays comme l’Angleterre, par exemple, on s’attaque violemment à la vie privée, chose qu’on n’a pas faite encore ici.
– LE PRESIDENT.- Oui, c’est vrai que…
– QUESTION.- Il y aura des possibilités de légiférer pour empêcher ça, ou pas ? LE PRESIDENT.- C’est-à-dire que, moi je crois aussi que tout ne peut pas être mis dans les lois. La loi ne règle pas les moeurs, il faut aussi faire confiance aux jeunes, quoi, chacun doit se sentir responsable et après tout un journaliste ou un directeur de journal qui met en cause la vie privée des autres, quels qu’ils soient, doit quelquefois se retourner en lui-même et se demander ce qu’il sait. Personne n’est intouchable.
– QUESTION.- Donc l’humour est une chose importante, essentielle de la démocratie, l’humour est une chose essentielle, importante de la démocratie.
– LE PRESIDENT.- C’est sûr.
– QUESTION.- Et c’est à nous à trouver nos propres limites.
– LE PRESIDENT.- Je crois. Je ne vois pas qui pourrait vous imposer une règle. Il n’y a que celle de votre délicatesse, de votre doigté, celle de votre conscience morale. Mais une loi c’est toujours très lourd, ça c’est vraiment la pierre pour écraser la mouche. Cela risque de devenir rapidement arbitraire. C’est très difficile à faire, c’est un des tissus les plus délicats. Moi, je suis pour la déontologie de la presse, naturellement, et souvent je suis angoissé devant les complaisances de la presse qui – une certaine presse – qui, pour se vendre mieux, fait tout et n’importe quoi. Mais en même temps, je vois mal quelles institutions pourraient l’empêcher, je vois mal. Je ne sais pas si ce ne serait pas pire.
– QUESTION.- Parce qu’il y a des cibles faciles.
– LE PRESIDENT.- Donc il faut développer les moeurs démocratiques. Que chacun s’y conforme de lui-même.
– QUESTION.- Encore et toujours.
LE PRESIDENT.- Je ne suis pas du tout hostile à la sévérité de la loi lorsqu’on y manque. Il existe déjà dans le domaine de la diffamation ou des injures, mais ce sont quand même des textes qui sont appliqués de manière assez floue.
– QUESTION.- Et les réparations ne sont pas toujours à la hauteur du mal fait.
– LE PRESIDENT.- Non. Non.
– QUESTION.- C’est vous qui parliez des « chiens » ? Cela comprenait…
– LE PRESIDENT.- C’est peut-être pas surtout les « chiens » qui étaient en cause, c’est ceux qui leur avaient livré en pâture l’honneur et en même temps sans le savoir, sans doute la vie d’un homme. Chacun s’y reconnaîtra très bien.. S’y est déjà reconnu.
– QUESTION.- Vous croyez qu’ils ont une conscience ?
– LE PRESIDENT.- Sûrement. D’ailleurs, j’en ai déjà eu la monnaie de ma pièce, mais enfin, je m’y fais très bien.
– QUESTION.- Nous, nous sommes des saltimbanques. Vous êtes un homme important avec un poids, lourd. Il y a des moments où ça ne pèse pas trop ?
– LE PRESIDENT.- Saltimbanque, vous employez ce mot en parlant de vous, cela a pris souvent une couleur un peu péjorative… Vous l’aimez bien, finalement.
– QUESTION.- Moi je l’aime bien…
– LE PRESIDENT.- Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Et avant vous beaucoup de gens se sont illustrés qui ont joué un grand rôle dans notre littérature et qui ont vraiment pesé sur l’évolution de nos moeurs. On sait que les métiers honorables.. Bon, alors moi, je suis comme vous dites un homme important…
– QUESTION.- Je veux dire, vous auriez aimé faire passer votre message de tolérance et d’amour que vous faites passer par la politique, est-ce que vous auriez aimé le faire passer par ce genre de moyens ?
– LE PRESIDENT.- J’en aurais été bien incapable. Il faut avoir une assurance formidable pour faire ce que vous faites, pour arriver à l’Elysée par exemple, en travesti, il faut quand même un drôle de culot, Hein !
– QUESTION.- C’est vrai !
– LE PRESIDENT.- Hein ! Moi, j’en serais tout à fait incapable.
QUESTION.- Au delà de ça, au delà de ça, vous avez vu l’impact, enfin la forme que peut avoir – que pouvait avoir – un homme comme Coluche, dans toute son oeuvre, je parle de son oeuvre humanitaire. Est-ce que vous croyez que nous, on peut encore se battre, par exemple. Coluche s’est occupé des restos du coeur, est-ce que nous, on est habilités, ou c’est le rôle de l’Etat de se battre, par exemple pour les SDF ? De dire nous, on peut faire quelque chose avec l’Etat ?
– LE PRESIDENT.- Oui.
– QUESTION.- Etant donné qu’on a un moyen de communication…
– LE PRESIDENT.- Coluche, je l’ai très bien connu, je ne crois pas abuser des mots en disant que nous avions des relations amicales et il me faisait grand plaisir quand il m’invitait à déjeuner chez lui, ce que nous avons fait plusieurs fois : il m’avait en particulier parlé de ses restos du coeur, dont Véronique Colucci s’occupe encore aujourd’hui avec beaucoup d’intelligence et une grande capacité de travail avec quelques autres, bien entendu, et vous savez que c’est Michel Charasse, membre du gouvernement, qui m’en avait demandé mon avis, qui a obtenu que des textes soient votés pour que les restos du coeur soient épargnés par certaines rigueurs fiscales et moi je ne peux que vous inviter à agir de même dans le domaine que vous choisirez ; s’il s’agit des sans-logis, vous avez déjà des hommes de grande valeur qui sont déjà sur le chantier, je pense en particulier à l’anniversaire que nous fêtons aujourd’hui, à l’initiative de l’abbé Pierre. Faut refuser personne. Si vous pouvez faire don à une grande cause de la popularité que vous avez tirée de l’exercice de votre profession, ce peut être encouragé. Mais, bien entendu..
– QUESTION.- Compter sur le soutien…
– LE PRESIDENT.- Vous avez besoin du soutien de l’Etat. Si l’Etat n’avait pas pris les mesures dont je viens de vous parler pour les restos du coeur, ce serait beaucoup plus difficile à mener à bien aujourd’hui. Il faut que l’Etat et les citoyens s’organisent sans que l’un opprime les autres et sans que les autres soient exagérément exigeants à l’égard des premiers.
– QUESTION.- Cohabitation de l’Etat et du peuple.
– LE PRESIDENT.- On pourrait appeler ça comme ça, si vous voulez, oui, sûrement.
– QUESTION.- En quelque sorte.
– LE PRESIDENT.- La cohabitation, je commence à connaître.

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