Un an avant sa disparition, l’écrivain, non sans se faire prier, avait accepté de mettre une dernière fois en mots son (dés)amour pour le rugby. Un texte paru aux Éditions Mille Sources, et publié par Le Figaro.
Présentation de David Reyrat
Sa passion pour le ballon ovale lui a longtemps inspiré les plus beaux messages d’amour. Un rugby de chair et de sang, d’amitiés et d’excès. Avant la rupture. Consommée dans «Rugby Blues», son réquisitoire, empreint de nostalgie, contre l’évolution de son sport, la disparition de sa singularité : la proximité de ses acteurs avec ses fidèles. Le professionnalisme, les enjeux financiers ont rompu le charme. Mondialisant son jeu, déboulonnant ses légendes, gommant ses aspérités. En se coupant de ses racines locales, en privatisant, et raréfiant, ses troisièmes mi-temps, le rugby s’était coupé de son lien unique avec ses aficionados. Il était devenu un sport comme les autres.
Cette désillusion, ce désamour même, Denis Tillinac le clamait de moins en moins souvent. Amoureux éconduit, il avait crié son désespoir. Avant, petit à petit, d’enfouir sa peine, de mettre de la distance avec son ex. Préférant les souvenirs heureux et homériques aux joutes standardisées qui remplissaient désormais les écrans de télé. Quand Yannick et Gilbert Beaubatie, des proches pourtant, lui avaient fait part de leur projet fou d’une somme réunissant les contributions de grandes plumes chérissant le ballon ovale et de ses plus grands héros, il s’était fait tirer l’oreille, raconte au Figaro Anne Deplace, infatigable promotrice de cet ouvrage paru il y a quelques semaines chez Mille Sources, petite maison d’édition sise à Tulle.
Le Hussard avait fini par céder. Envoyant son humeur au cœur de l’été 2019, un peu plus d’un an avant sa disparition, le 26 septembre dernier. Tout est résumé dans le titre de ce texte, le dernier qu’il ait écrit sur le rugby : «Ce qu’ils appellent le progrès…» Il y rappelle sa rencontre, fortuite, avec le ballon ovale, lui qui «vénérait alors le roi Pelé, Kopa, Di Stefano, Puskas et consorts».
Il chemine ensuite, raconte ses premiers flirts avec ce ballon capricieux, à Brive où ses parents avaient déménagé, ses hommes rudes, ses codes réservés aux adeptes. L’émerveillement lui vient vite.
On ne peut s’empêcher d’être gagné, à nouveau, par des bouffées de nostalgie en (re)lisant l’immense Denis Tillinac. Ses mots, par un procédé étrange, touchent le cœur, pour remonter aux yeux. Qui s’embuent un peu plus quand il raconte sa relation suivie avec le SC Tulle «du début des années soixante qui passait pour invincible sur ses terres, avec un pack en béton armé». Amouraché du Sporting, il ira jusqu’à suivre cette équipe de gros caractères en déplacement. Au cœur du mystère jusque dans les années 80.
Au mitan de la décennie suivante, le rugby se convertit, renonce à son amateurisme, parfois «marron» pour vendre son âme au plus offrant. Denis Tillinac pleure ses idoles disparues et les sapins du stade Alexandre Cueille. Coupés. «Reste la nostalgie, cultivée en effeuillant les pages de Blondin, de Lalanne, des vieux numéros du Miroir du rugby ou de Midi Olympique. C’est mieux que rien.» Pas de point de suspension. Il n’y aura pas de retour de flamme.
“Ce qu’ils appellent le progrès”, par Denis Tillinac
Selon l’écrivain Pol Vandromme, le football est la dernière religion universelle avec le rock. En vertu de quoi j’ai consumé mon enfance avec un ballon rond dans les pieds et une vénération pour le roi Pelé, Kopa, Di Stefano, Puskas et consorts. Le rugby m’est venu par inadvertance : un match international à Colombes où mon père m’avait amené. On prenait à la gare Saint-Lazare un train de banlieue dans lequel des messieurs à béret épiloguaient avec l’accent de Toulouse sur les mérites de Mias, de Domec, de Crauste, de Mommejat, des frères Boniface. Le même accent que celui de Roger Couderc, le commentateur candidement lyrique du Tournoi des Cinq Nations à la télé. En ce temps-là, elle était en noir et blanc, à charge pour chacun de colorier selon sa fantaisie.
À mon adolescence mes parents ont quitté Paris pour habiter une ville dont le club de rugby comptait parmi les plus huppés du championnat. Je m’y suis inscrit, cadet puis junior, pour me mettre en conformité avec la culture dominante, et m’instruire de son rudiment. Ainsi ai-je pu m’extasier aux prouesses de démiurges venus de Béziers (Danos), de Biarritz (Celaya), de Cahors (Roques), de Tyrosse (Rupert), de Toulon (Herrero) et autres localités de ce royaume d’ovalie dont j’ignorais encore que les tuiles y sont romaines et les apéritifs anisés. Les portes d’une géographie enchantée se sont ouvertes avec des noms de lieux exotiques affichés le dimanche soir à la télé, poule par poule. Occasionnellement une sous-préfecture, voire un chef-lieu de canton accédaient à l’empyrée de la première division : Hendaye, Peyrehorade, Mauléon, Lannemezan. La saison suivante, c’était Saint-Sever, Oloron, Prades ou Le Boucau. Autant de voyages pour mon imagination recluse entre les quatre murs d’un lycée. Un jour, me disais-je, j’irais découvrir ces confins. J’y suis allé, je les ai trouvés mirifiques.
Bien sûr ma sympathie allait aux clubs corréziens, le CAB d’Amédée Domenech – « le Duc » – mais plus encore le SCT de Marcel Merckx parce que mon père avait fait ses études au lycée Edmond-Perrier. Le Sporting du début des années soixante passait pour invincible sur ses terres, avec un pack en béton armé : Merckx, le capitaine sans peur et sans reproche, au crâne dégarni. Astarie dit « le Tac » au talonnage, un pain de dynamite, Marsaud, Mielvaque qui était comme ma famille originaire de la Xaintrie. Le géant Orluc à la barbe et au verbe fleuris. Cayla, Marty, les frères Dugrava, Berejnoï l’international en titre, Yachvili l’international en herbe, Labro à la mêlée, Laborde à l’ouverture. Lalanne au centre pour des plaquages assassins, quelquefois à retardement. Aux ailes Biasini et Cathala servis avec parcimonie. L’arrière et buteur Borie venu d’Ussel. Écolier souvent buissonnier, je partais à Tulle en stop pour aller voir jouer mes champions favoris dans ce Stade Alexandre-Cueille enclos de sapins dont Blondin appréciait la poésie. Les visiteurs l’appréciaient moins : il fallait la bravoure d’un Spanghero de Narbonne ou d’un Cester du TOEC pour hasarder sa tronche sous les crampons d’un Astarie ou d’un Mielvaque. En point d’orgue d’un enchaînement de saisons où Tulle se qualifiait toujours pour les « seizièmes », il y eut un quart de finale à Limoges, contre Agen, où j’accompagnai mon père. Agen rayonnait alors avec son armada d’internationaux : Lacroix, Zani, Sitjar…
Le club connut un renouveau à la fin des années 70 alors qu’un hasard de la vie m’avait posé à Tulle pour y exercer le métier de journaliste local à l’enseigne de La Dépêche du Midi. Autour de Jacky Ayral dont les échappées plein champ étaient irrésistibles, le Sporting retrouva son standing d’antan avec le concours d’un plaqueur rouquin bientôt international, Jean-Pierre Fauvel, et de transfuges du CAB parmi les plus cotés : Rossignol, Fite et Bergeal. Sous la houlette d’Alain Bastié puis de Christian Frouard, une génération de joueurs afficha ses grandes ambitions : Lamothe (trop tôt à la retraite pour cause de blessure), Chaput (mon coiffeur à Souilhac), Manzoni (tenancier du Richelieu dans le Trech), Athanaze, Coly, Grandsire, Treuil, Leterre (fils de l’entraîneur des années Merckx), Malmartel, Danovaro, Pierre Rossignol, Mermet, Marion. Tous sont devenus des copains, j’ai joui de ce privilège. C’était encore l’époque où les joueurs d’un grand club et leurs supporters se côtoyaient au boulot, au bistrot, dans une bonne franquette incompatible avec l’ascèse des pros d’aujourd’hui qui majoritairement ne parlent pas français.
Je les suivais en déplacement, notamment durant la saison 1980 où le Sporting arraisonna Dax dans les Landes avec un essai de cent mètres de Patrick Mermet, un lutin barbu vif comme l’éclair. Le pack se faisait respecter (euphémisme), Malmartel, alias « Madoune », orientait le jeu avec son élégance empreinte de désinvolture, « Aldo » perçait – et si ça chahutait devant, Jacky, Roger, Rossi mettaient de l’ordre. Hélas cette saison 1980 où j’ai accompagné « mon » club à Dax, Bayonne, Biarritz et Le Boucau, n’a pas tenu toutes ses promesses. Tulle, selon l’avis de Barrière, l’entraîneur du grand Béziers, avait l’équipage requis pour être champion de France. Retrouvailles victorieuses avec Dax en seizième, à Bordeaux, puis face à Lourdes en huitièmes à Albi. Défaite injuste, défaite absurde sous la pluie contre… le CAB, après des prolongations fatales aux cardiaques, sur la pelouse du stade Michelin de Montferrand. Les joueurs ne s’en sont pas remis. La ville non plus.
Du temps s’est écoulé, le professionnalisme a changé les règles, et plus encore l’esprit. Les joueurs désormais viennent des Fidji, de Roumanie, de Géorgie ou d’ailleurs. C’est moins exotique que les patelins des Landes où même les moutons sont experts en rugby. Le Sporting a perdu de sa superbe, comme Lourdes, Graulhet, La Voulte, Romans, Bagnères, Tarbes, Auch, et pour les mêmes raisons : manque de fric. C’est triste.
C’est ce que les imbéciles appellent le « progrès ». Seul le CAB porte haut la renommée de la Corrèze. L’ovalie étant une confrérie ouverte aux plus modestes pour peu qu’ils aient les mots de passe, j’y compte de bons copains. Certains de la haute époque : Lewin, Fite, Besson, Joinel, Dalès, Sarran, Gourdy, Balineau, Villepreux.
D’autres tel l’inestimable Penaud, champion d’Europe en 1997, père de Damian. Mais les idoles en bleu et blanc de ma jeunesse ont presque toutes disparu — rejointes hélas par Jacky (mon préféré), «Madoune», Marsaud, Rossi et Athanase. Pour aggraver mon sentiment de dépossession, on a coupé les sapins du Stade Alexandre Cueille. Reste la nostalgie, cultivée en effeuillant les pages de Blondin, de Lalanne, des vieux numéros du Miroir du rugby ou de Midi Olympique. C’est mieux que rien.
© Denis Tillinac
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