Bon
Vendredi
Chabbat
Chabes
Vous avez été nombreux à écouter votre mémoire vous raconter ces rues mythiques du Marais, ces lieux habités par la yiddishkeit d’un peuple que le hasard ou la solidarité avait réuni dans ce haut lieu de la confection, de la maroquinerie, des imperméables…
Ce quartier du bruit et des odeurs d’une enfance souvent choyée au sein de familles aimantes et laborieuses qui avaient à cœur de reconstruire le monde qui leur avait été torpillé et qui renaissait doucement de ses cendres encore chaudes.
Ce monde englouti brûlait le cœur des rescapés en leur insufflant une incroyable force propre à offrir à leurs enfants un univers prospère enfin apaisé.
Et nous, les enfants d’après-guerre, vivions dans ce mélange d’insouciance et d’affliction tue, où nous voyions nos parents travailler, parfois au-delà de leurs forces, pour nous installer l’écrin douillet qui donnait enfin un sens à leur vie en réparation.
Babyboomers ashkénazes qui connurent la griserie des études sans entraves, la joie des vacances au bord de la mer, les rigolades partagées dans des associations plus ou moins sionistes, le bonheur de grandir dans des familles à la fois aimantes et zébrées de larmes ravalées.
Alors bien sûr, nous les mômes du quartier, de la rue Debelleyme à la République, en traversant la rue de Turenne, la rue Dupetit Thouars, la rue Dupuy, la rue Vieille du Temple, la rue Elzevir, la rue de Sevigné, la Place des Vosges de l’autre côté, vibrons de plaisir à touiller ensemble les morceaux colorés de cette vie heureuse…
Alors on continue la balade…
Qui se souvient de la Toile d’Avion de la place de la République ?
Choix de la blouse, achat du matériel et du gros cartable qu’on portait à la main et qui nous a offert une scoliose généralisée et une asymétrie assez préoccupante…
Certains petits malins y virent l’occasion d’un métier plein d’avenir et devinrent kinés.
Rue Meslay se trouvait le quartier des chausseurs et nos mères tentaient parfois une percée chez les grossistes qui ne rechignaient pas à une petite vente au schwarz.
A propos de grossistes, un sport répandu était le road movie au Sentier où on achetait au prix de gros les fringues trouvées chez un copain ou un cousin installé là.
En complément du Carreau du Temple.
En grandissant, on troqua rapidement la rue Meslay, la rue du Caire et la rue de Cléry pour Gudule et Carvil quand nos parents en avaient les moyens.
Jupes à trois plis et penny loafers signaient devant le Pub Renault l’appartenance à une caste de gosses privilégiés par le labeur de parents qui bossaient dur.
Certains d’entre vous se souviennent plus clairement des livraisons faites dans le quartier pour soulager les parents que des dimanches passés à engloutir un Banana Split ou un Chocolate Sundae…
Jeunes filles, nous passions à l’abordage, en hordes bruyantes, des boutiques de bijoux fantaisie de la rue du Temple où nous choisissions des boucles d’oreilles de plastique multicolore ou en forme de marguerites sous le regard suspicieux d’une vendeuse qui ne nous quittait pas d’une semelle.
Je ne dirai pas si on payait l’intégralité de la moisson.
France Nouveautés, si j’ai bonne mémoire…
L’idée était de ressembler aux cover girls de Elle dont Nicole de Lamargé était le porte enseigne.
Papa disait : cover wous ? Kourve girls, oui !!
VO intégrale de nouveau. Comprenne qui pourra
Je ne peux achever cette chronique sans mentionner la boutique Elle des Champs Elysées où nous allions faire emplette de collants blancs introuvables dans le Prisu du coin.
Pourquoi des collants blancs ?
Fallait des collants blancs pour rentrer rue de Picardie ?
Le principe de la mode grégaire entamait ses ravages et il était nécessaire de répondre à ses codes pour intégrer sans dommage le groupe visé.
Papa trouvait que la guerre avait dû endommager certains de ses gènes et que je n’avais pas intégralement bénéficié du potentiel intellectuel espéré.
Maman ne disait rien, elle trouvait que l’Ecole Pigier serait un bon plan pour se former à un vrai métier de fille : secrétaire.
Je suis saisie de voir à quel point nos vies se ressemblaient…
A Strasbourg, Bruxelles, tous les quartiers de Paris, la vie des juifs ashkénazes et de leurs enfants suivaient un chemin balisé au long duquel brillait la même lumière, celle de l’espoir d’une vie prospère et paisible.
Les parents trimaient, les enfants exultaient, certains un peu égoïstement, d’autres tout à fait conscients des efforts et des sacrifices de leurs parents.
Et les objectifs étaient ceux de ce siècle qui se mettait en place : études, fringues, vacances, sorties, fêtes, musique, flirts pour celles qui bénéficiaient d’une liberté neuve.
Plus tard, vinrent les voitures…
J’ai mentionné le lycée Victor Hugo, ses blouses, les récurages musclés à l’eau froide de celles qui osaient se présenter maquillées, ses sorties inspectées par la Surveillante Générale qui chassait les garçons venus braconner sur les terres féminines.
Un des Charlot, chanteurs à la mode, en fit les frais.
Les profs s’appelaient Mademoiselle Brasseur, Mademoiselle Combal, Madame Destremau, Madame Theuret, et la célébrissime prof de maths, Mademoiselle Roulet.
Qui provoqua gastrites et ulcères à des élèves terrorisées …
Méthode pédagogique singulière : écraser les élèves de travail et de trouille.
Sadisme ou génie, on ne le saura jamais.
Elle devait servir de rabatteur à sa voisine de palier Madame Ninassi, ancien prof de maths revenue d’Afrique handicapée par une cruelle polio, assise sur son fauteuil, qui puisait ses revenus dans les cours particuliers qu’elle dispensait à son domicile.
Madame Ninassi aidait les élèves qui en avaient les moyens à retrouver un peu de sérénité face à Mademoiselle Roulet en décortiquant patiemment les théorèmes que l’autre nous aboyait à la tête …
Roulet me gâcha les heures d’allégresse que je connus à Victor Hugo où mes pitreries en duo avec Nelly Bialer me valurent quelques remontrances et beaucoup d’amitié…
Nelly, fille unique, disparue le jour de ses 40 ans, seule dans un hôpital, après avoir raconté à sa mère qu’elle partait pour quelques jours de vacances …
Gilberte Finkel
Evelyne Czarnobroda
Mireille Blondel
Jacqueline Chnéour
Monique Chacmoundis
L’objectif, c’était le bac, consécration de 8 années d’efforts, qui ouvrait grand les portes de ce rêve de nos parents : l’Université.
Certains avaient envie de bosser, soit parce qu’ils n’aimaient pas les études, soit parce qu’ils voulaient libérer leurs parents d’une lourde charge financière…
Ils reprirent la boutique, en créèrent d’autres, devinrent des entrepreneurs prospères, les autres devinrent médecins ou avocats. Presque…
Moi je rêvais d’être patineuse.
Ou comédienne.
Ce fut prof.
Vous avez tous mentionné les rendez-vous du samedi ou du dimanche à la République, devant La Toile d’Avion ou Le Thermomètre où s’organisaient les boums et les raids dans des boîtes ouvertes l’après-midi.
Dont une, rue Pierre Charron, d’où nous sortions rouges et échevelés, la bouche brûlée d’avoir flirté tout l’après-midi sur les banquettes de velours rouge…
Les filles de la rue de Picardie ou de la rue Béranger quittaient la zone de la yiddishkeit pour gagner les terres nobles des Champs.
Certaines habitaient déjà des quartiers chics, parents venus en France très tôt ou juifs d’Alsace Lorraine installés sur les terres gauloises depuis des générations…
Nous on rigolait bien en face du Carreau du Temple.
Et la République et son Thermomètre étaient devenus le fief de nos parents et grands-parents qui y jouaient aux cartes ou bavardaient des heures entières en yiddish entre rires et larmes, pour y évoquer le temps d’avant le Grand Malheur et l’intelligence phénoménale de Martine, Nicole, Annie, Sylvie, Marc, Alain, François qui allaient connaître le bonheur de vivre sans entrave et sans épouvante.
Devant leur thé rallongé pour tenir l’après-midi Autre chose, Madame ? Oui a pti pou de l’eau chaude s’il vous plaît, ça bavardait, ça riait fort parfois et je soupçonne certains garçons de café d’y avoir glané quelques bases de cette magnifique langue : le yiddish.
Car certains de nos grands-parents n’apprirent jamais vraiment le français.
Ce qui est le cas de certains émigrés juifs ayant fait leur Alya et qui ne savent ni lire ni parler l’hébreu. Le cerveau se racornit avec l’âge. Il devient plus difficile de lui enchâsser des concepts nouveaux, alors il bricole comme il le peut…
Mais derrière cette yiddishkeit truculente et fleurie, se tenait prêt un autre judaïsme, pittoresque, bavard, rieur, démonstratif, joyeux, un peu hâbleur, ambitieux, frimeur, et qui portait haut les couleurs d’une religion, d’une identité que nous avions parfois du mal à exprimer…
Les Séfarades avaient traversé la Méditerranée…
Ils venaient nous rejoindre rue Béranger, rue Dupetit Thouars, rue de Turenne, rue du Caire, rue Saint Denis…
Un peu bousculés, souvent surpris, parfois émerveillés, nous entreprîmes de tresser les diverses composantes de la Communauté juive qui doit sa singularité et son renouveau à ces conquistadors aux yeux de braise qui se touchaient beaucoup en parlant et ne comprenaient pas toujours ce qui était arrivé aux ashkénazes…
Que cette journée apaise les torsions qui nous convulsent les boyaux en écoutant les infos…
Fin de cette balade chabbatique dans les allées fleuries de ma mémoire.
Que ce Chabbat de couvre-feu allume les feux de l’espérance de jours meilleurs.
‘tain, ça commence à peser.
Chabbat Chalom
Git chabes
Je vous embrasse
PS : si vous voulez m’écouter dire la chronique d’hier, connectez-vous à Radio Yiddish pour Tous que vous pouvez télécharger depuis Apple ou Google
© Michèle Chabelski
Poster un Commentaire