Kippour, Hanoukka, Pourim, Pessah : Chacun des quatre volets de ce film tour-de-force s’ouvre sur le plan Jérusalem, au centre du monde. Des lumières scintillent sur une poitrine nocturne soulevée par les battements du cœur. Le cœur qui murmure, qui chante, qui plonge au cœur du cœur, le Kotel. Va et vient de familles nombreuses orthodoxes, de militaires à la découverte de la vieille ville, du monde qui monte et descend les escaliers. Comme on monte en Israël, l’alyah , comme on lui tourne le dos, comme on cherche sa parole. Comme l’auteur, Jean-Pierre Lledo, le fils égaré, se cherche dans les ruelles, sur les routes, dans les habitations, autour de la table, dans des plongées jusqu’aux tréfonds de ceux d’en face qui lui montrent, petit à petit, la face cachée de son être dans le monde.
Comment dire, cinématographiquement
Comment dire, cinématographiquement, des décennies d’aliénation, cinquante ans, plus de 18 000 jours & nuits d’éloignement de ce cœur qui battait, nonobstant, pour lui … aussi ? Il le dit lentement, en signalant par la lenteur du film—onze heures au total—la longueur de la marche entreprise par un « communiste-nationaliste-algérien» pour se libérer d’une identité mortifère et jouir enfin d’une culture, d’une pensée, d’une patrie siennes.
Cette œuvre de recherche intellectuelle, ce documentaire spirituel, cette traversée des paysages qui parlent comme un livre, est ponctuée d’alléluias, de musiques qui soulèvent le corps et l’esprit, qui chantent l’harmonie retrouvée, de moments de communion au-delà de la parole et du discours. Les chants liturgiques dans une synagogue, de la musique dite « arabe » sur scène et dans la rue, les mélodies des hassidim de la mouvance Carlebach, la voix a capella du laïque Denis Charbit, qui chante micha mocha, la voix cristalline de Jacqueline Havilio, le souvenir de la voix chantante de la mère juive de Lledo … l’amour de la musique surgit et nous emporte. Ce n’est jamais de la figuration.
La musique des voix
Et la musique des voix, des accents, des langues. La voix de Jean-Pierre Lledo qui ne se fait pas doubler par un acteur professionnel, de Ziva Postec, qui traduit en français l’hébreu des interlocuteurs arabes et l’anglais des non-francophones. La voix de Naouel, fille de Jean-Pierre et voie de la transmission de la grand-mère juive à la fille courageuse qui ne se taisait pas sur les bancs de l’école algérienne et qui, plus tard, aide son père à retrouver le chemin. La franchise de Naouel qui tisse les liens de famille brisés en 1962, quand l’oncle Maxime est parti avec sa femme s’installer en Israël, se rendant en conséquence intouchable, inconnaissable, haram pour son neveu algérien.
Ce n’est pas un road movie
Ce n’est pas un road movie
Les séquences sur la route ont mené certains à scotcher l’appellation « road movie » à ce film qui en est le contraire. Le road movie est un genre décliné de l’œuvre et la vie de Jack Kerouac, l’auteur de On the Road. C’est le nihilisme romantique des beatniks, « rebelles sans cause », qui larguent les amarres et s’en vont vers rien, cassant tout ce qui pourrait freiner leur fuite en avant, se cassant eux-mêmes, drogués et abîmés par l’érotisme frelaté.
Je pense, moi, que les séquences sur la route sont des synapses dans l’esprit d’un honnête homme qui met toute son énergie débordante au service d’une quête en trois dimensions. La route ne l’éloigne pas d’une société qu’il rejette (le road movie), mais relie les éléments d’une société où il est en train de trouver sa place. En roulant de Jérusalem à Tel Aviv, à Rehovot, au Kibboutz Ré’Im, à Metula, Hevron, Netanya, Akko, Ashdod, il ne fait pas du tourisme. Il va à la rencontre des gens dans ces lieux, il pose des questions et, chemin allant, il découvre le paysage de 3 000 ans d’histoire juive sur cette terre.
Une réalité terre à terre, une géographie proprement israélienne
Ces itinéraires représentent aussi une réalité terre à terre, une géographie proprement israélienne. Ce petit pays, qui s’étend en arborescence au fur et à mesure qu’on se met à le parcourir. Une densité d’histoire passée et contemporaine, une richesse de récits qui fait que la réalité concrète dépasse de loin tout ce qui est mesurable en kilomètres. Ce pays, énorme sur le plan géopolitique, est minuscule quand on l’arpente Et d’une diversité inexplicable sur de petites distances.
Moi aussi, je me régale d’Israël à travers les liens affectifs entretenus lors des visites toujours trop courtes. Je reprends à chaque retour le fil de récits et de conversations, un dialogue initié ailleurs, dans les profondeurs d’un judaïsme reçu en précieux héritage, embrassé, rejeté, repris à l’instant où j’ai mis le pied dans un pays que je n’avais pas voulu connaître. Moins sévère que Jean-Pierre, plus tiers-mondiste qu’idéologue, croyant à la supériorité morale d’une vie sans attache territoriale et sans fibre nationaliste, venue pour la première fois en Israël en 1985, je m’y suis retrouvée déjà inscrite. Il n’y avait pas de première réplique dans notre conversation ; c’était la poursuite d’un échange déjà en cours, l‘entrée dans une danse de conversations sans fin. C’est cet Israël qui me parle et qui m’invite à réfléchir comme nulle part ailleurs, rendu cinématographiquement par Jean-Pierre Lledo.
Camera à l’écoute
Un regard profond, un regard bienveillant fait émerger, mine de rien, les pépites d’or au fond de chaque interlocuteur. C’est le cinéaste qui tient l’appareil et raconte de vive voix une histoire personnelle, … sans un brin de narcissisme. S’il joue si bien son rôle de passeur, c’est dû à sa bonté et à sa cohérence intellectuelle. Quand je me remémore les visages contemplés au cours des quatre chapitres du film, je suis bouleversée par la richesse de ce regard, qui fait de chacun une œuvre maîtrisée. Un portrait dans une grande fresque vivante, d’une étendue géographique, historique, liturgique, anthropologique, politique, archéologique inouïe. Au-delà de toute qualité technique, c’est la profondeur d’âme de l’auteur qui lui donne le talent de capter la beauté de celui d’en face.
En osant juger et renverser un parti-pris soutenu tout le long de sa vie d’adulte, Jean Pierre Lledo soulève les rochers massifs d’une condamnation d’Israël gravée dans la conscience collective et point limitée au monde musulman où il est né et a vécu. Aujourd’hui, à travers un film singulier, il ouvre aux autres la possibilité de se raviser. Au-delà du plaisir, des joies et des sentiments profonds partagés avec ceux qui, comme lui, aiment le pays, l‘auteur présente une défense et illustration soigneusement composées, cinématographiquement exprimées, fabriquées pour durer et petit à petit toucher des cœurs fermés. Du particulier à l’universel, la remise en cause de la part d’un homme, seul dans sa sensibilité intellectuelle et artistique, aurait le potentiel d’une transformation collective, dans un monde menacé par un renversement symbolique qui écrase la fondation de la civilisation sous le poids d’un édifice fabriqué par les ennemis de la liberté.
Le montage précis et élégant de Ziva Postec
On ne pourra jamais trop féliciter le montage précis et élégant de Ziva Postec, nourri d’une complicité esthétique et intellectuelle avec Jean-Pierre Lledo. Elle est dehors et dedans, dans le film, dans la vie intime, dans le questionnement et à la distance qu’il fallait pour orchestrer les innombrables éléments que l’auteur nous donne à voir et à contempler. Ziva et Naouel sont, dans le film et dans la pensée juive, la femme aux côtés de l’homme qui composent ensemble l’être humain. Elles sont montrées dans une lumière de tendresse et appréciées comme lampe qui éclaire le chemin de l’homme qui cherche à renaître en embrassant la renaissance du peuple juif.
Une composition maîtrisée
Je suis particulièrement sensible à cette composition de grands thèmes à partir de petites touches découvertes par une mise en route intuitive et sans l’imposition d’une structure en dur. C’est la musique du vécu, ce sont les êtres, les semblables qui guident les pas du chercheur, c’est un tissu créé au gré de rencontres et de sympathies, c’est la famille autour de la table qui accueille la caméra en offrant à boire et à manger. Savant ou simple citoyen, historien ou naufragé de la diaspora, ils partagent le paysage et la pensée du peuple juif réuni sur sa terre. Les rescapés de la terreur algérienne qui avait poussé l’oncle Maxime à partir, les Juifs égyptiens bannis qui racontent, sous l’image superposée des flots du Kinnereth, leur dépossession. Le visage lumineux d’Oury Cherki qui nous dit que le judaïsme n’est pas une religion ; le deuil insoutenable du savant, entouré de sa femme et ses enfants, assis par terre à pleurer le meurtre de son fils de 25 ans, victime du « jihad des couteaux ». Ron Havilio raconte les cultures en terrasse d’Ein Kerem, Stéphane Juffa les accueille sur les ruines de la synagogue de Merot, selon ses dires, la « plus vieille synagogue du monde ». Eliayhu Gal Or, le Pizza Rebbe, raconte la destruction de la synagogue de Conegliano dans le Veneto …
Et nos fêtes, les fêtes qui marquent le rythme de l’année et servent du fil conducteur à Israël, le voyage interdit, ces fêtes qui ont gardé pendant des millénaires le lien entre le peuple juif dispersé et la terre d’Israël jamais oubliée. Nos fêtes délicieuses, intelligentes, joyeuses et tragiques, sources d’enseignement et d’élévation. Quelle idée géniale de partager nos fêtes dans une œuvre de recherche qui sera vue, au fil du temps, par des gens complices, initiés, éloignés ou même hostiles, convoqués au festin d’images, de paroles, de souvenirs et d’espoir.
© Nidra Poller
Le livre : Jean-Pierre Lledo, « Le Voyage interdit, Alger-Jérusalem » vient de paraître aux Provinciales. Après avoir fait le portrait des quelques Juifs restés en Algérie, l’auteur s’emploie à décrire minutieusement le cheminement d’une désaliénation.
Le film :
Les 3 séances-débats programmées à Paris sont hélas reportées, confinement oblige:
PESSAH :Dim 1er Nov, a 9h du mat, au MK2 Beaubourg
KIPPOUR : Lundi 2 a 17h30 a UGC MAILLOT
KIPPOUR : Mardi 3 a 16h30 au Lucernaire (6ème)
Ecrivaine et journaliste américaine, Nidra Poller vit à Paris où elle est traductrice, romancière, auteur d’ouvrages illustrés pour la jeunesse, et correspondante de plusieurs publications et de sites Web d’information en langue anglaise .
Avec talent, sensibilité et poésie, Nidra Poller analyse magnifiquement ce chef d’oeuvre cinématographique émouvant: “Israël, le voyage interdit” dont, avec mon épouse Albine, nous avons beaucoup apprécié les 3 premiers volets, Pourim, Kippour et Hanoukkah. Nous nous préparions à découvrir le 4ème volet, Pessah, demain 1er novembre, mais cela est malheureusement reporté du fait de la pandémie.
Ce film, évènement majeur, culturel, philosophique, visuel, musical, spirituel, arrive à point nommé dans une époque de tous les dangers et de tous les espoirs!