Michèle Chabelski. « Souvenirs Souvenirs » (II)

Bon Mercredi

Les souvenirs sont comme une casserole de lait qui bout…

   Une fois affleurant le bord, il est trop tard pour endiguer la crûe. Tu sais que ça va déborder.

   Ben voilà.

    Ça a débordé.

      Je voulais juste mentionner pour ceux et celles qui ont connu le quartier cette dame qui travaillait en bas de chez moi.

  Elle gérait une entreprise de moules en gros.

Oui, oui

Vous avez bien lu.

 De moules en gros

  Au cœur du quartier des Halles, les entreprises étaient toutes grossistes et revendaient leur marchandise à des détaillants.

  Et cette boîte s’occupait de laver des tonnes de moules.

  Elle installait sa marchandise dans une grande cuve qui était brassée par des trombes d’eau destinées à la débarrasser des saletés qui y étaient accrochées.

Mademoiselle Doussard, tel était son nom, avait une particularité.

Elle boîtait et portait une chaussure orthopédique énorme.

Ma mère m’avait expliqué qu’elle était tombée d’une balançoire lancée à vive allure et qu’elle s’était retrouvée par terre en petits morceaux.

   Je n’ai jamais mis en doute la véracité de cette histoire, qui m’a longtemps provoqué une terreur des balançoires…

Je me demande aujourd’hui si ce n’était pas le but.

   Le propriétaire des balançoires du square des Batignolles a l’habitude de me repousser assez sèchement et de pousser les enfants en hurlant « Vot’grand mère n’est qu’une trouillarde« , si haut que mon cœur a atteint le bord de mes lèvres au moment où je suis convaincue que l’engin va se retourner.

 Ou se décrocher

 Ou les deux.

   Les enfants quittent les balançoires, hilares, en vociférant mamie est une peureuse !!

 Je ne leur ai jamais raconté l’histoire de Mademoiselle Doussard, son handicap et ses moules sonores.

   Fermez la parenthèse.

Rue Etienne Marcel

    La rue Etienne Marcel se trouvait au cœur de l’espace des bouchers.

 Les Halles étaient constituées d’une mosaïque des métiers de bouche possédant son territoire propre.

  Les bouchers furent paradoxalement l’origine probable de mon amour des entrecôtes 

  Pourtant, après avoir hoqueté ma race à l’odeur du lait bouilli, je devais affronter les criminels aux blouses maculées d’un sang qui finissait en rigole dans le caniveau…

    Couleur et odeur garantis.

     En partant pour l’école de la Jussienne à 8 h du matin, traverser ce quartier des quartiers de barbaque représentait une initiation au parcours du combattant qui attendait les futurs troufions dont à priori je ne faisais pas partie.

 Dommage.

 J’étais prête.

    Tout ça Pour vous dire qu’il n’y avait pas que Stohrer dans ma vie.

   J’ajoute qu’on était en pleine guerre d’Algérie, journaux et infos pleins des turpitudes des « Arabes » comprenez les fellaghas, qui coupaient tout ce qui dépassait des colons envahisseurs.

   Permettez-moi de ne faire aucun commentaire

   Sauf peut-être, le fait que déjà à l’époque se trouvait une main d’œuvre algérienne tôt émigrée, et que j’étais muette de terreur en voyant ces ouvriers frisés et basanés vite assimilés aux assassins experts en armes blanches qui sévissaient en Algérie.

   Le racisme indexé sur la peur.

     On pourrait aussi parler de l’OAS qui transformait toute chose anodine en bombe mortifère et m’a jusqu’à aujourd’hui rendu phobique de tout objet traînant au sol.

     Efficace conditionnement maternel…

   Nous quittâmes finalement les Halles pour le Carreau du Temple plusieurs années plus tard et si mes lecteurs ne se sont pas envolés comme moineaux sur un poteau électrique, je vous conterai l’histoire du Marais et de sa yiddishkeit…

   Que cette journée vous soit douce et paisible dans un soleil retrouvé…

   On peut rêver

   Je vous embrasse


Bon Jeudi

    Papa était devenu confectionneur. Tailleur pour dames.

    Il avait monté sa société, Jacques Couture, faisant à son tour travailler des ouvriers à domicile.

   L’atelier n’existait plus, transformé en showroom où on accueillait les clients.

   Restait la salle de coupe et son énorme machine broyeuse de matelas, c’est ainsi qu’on appelait les couches de tissu superposées qui deviendraient vestes ou manteaux.

   Les ouvriers venaient chercher le tissu et rapportaient les vêtements finis que Papa présentait aux clients sur un buste sans tête supposé représenter un corps de femme.

   Puis le travail payant, les affaires devinrent plus florissantes et Papa prit un petit magasin rue Dupetit -Thouars, près du Carreau du Temple.

   Qu’il échangea assez vite contre un autre, plus spacieux qui possédait un appartement au – dessus, rue de Picardie, et nous quittâmes les Halles, ses bouchers et son raffut pour nous poser dans ce qui n’était pas encore le Marais.

  Mais tout simplement le quartier juif des confectionneurs.

   Entre temps, j’avais intégré l’antre du Savoir, le lycée Victor Hugo, ses blouses brodées à notre nom, ses profs qui nous vouvoyaient et ses interdits de maquillage et de vernis à ongle.

   Les commissions ne se faisaient plus rue Montorgueil, mais rue de Bretagne, célèbre pour son Marché des Enfants Rouges, ainsi appelé en raison de sa proximité avec l’Hospice des Enfants Rouges, orphelinat qui imposait aux enfants un uniforme rouge.

   La rue de Bretagne offrait tous les commerces de bouche imaginables mais les marchandes de quatre saisons soufflaient toujours sur leurs doigts gourds et rêches en plein hiver.

  Les progrès de la science avaient offert au dos des ménagères des caddies et en traînant leur charrette, ces dames se saluaient et échangeaient dans un français assez proche de la langue guignée, mais n’en ayant pas encore percé toutes les subtilités. Ou bien sûr en yiddish.

    En face de chez nous, le célèbre Carreau du Temple. Donation offerte à l’origine aux Chevaliers de l’Ordre du Temple. Enclos qui devint la maison du Grand Prieuré de France puis l’église fut rasée et ne resta que la Rotonde du Temple que jouxta un Marché couvert édifié par Jacques Molinos bénéficiant d’exemptions de taxes.

  C’était à l’origine une Bourse d’Occasion, récupérée après la guerre par des marchands de vêtements majoritairement juifs qui y vendaient leurs produits à bas prix, eu égard aux exemptions de taxes …

    Et que je te tire par la manche, et que je t’enfile un manteau de force, et que je t’offre une ristourne sur un truc qui est déjà un cadeau, les méthodes de vente s’apparentaient plus au souk qu’aux principes de marketing qui commençaient à se mettre en place.

   Le tout dans un sabir mi français mi yiddish, mais la partie française n’était pas beaucoup plus intelligible que la partie yiddish.

    Certains commerçants portaient des manches longues même par grosses chaleurs et il me fallut du temps pour comprendre ce qu’ils cherchaient à cacher.

   Ils venaient parfois chez papa prendre de la marchandise « à condition », ce qui signifiait qu’ils payaient ce qu’ils avaient vendu et restituaient le reste.

    La rue Charlot, la rue de Poitou, la rue de Saintonge, la rue de Picardie, la rue de Turenne qui fleuraient bon la géographie et l’histoire de France hébergeaient majoritairement des étrangers qui devinrent français au terme de souvent laborieuses procédures.

   Mais devenu français, Papa eut à cœur de mériter cet honneur et il plongea avec délices dans la littérature et la chanson française.

    La boutique se trouvait sous l’appartement et il était hors de question que Papa me vît passer sans que je fusse invitée d’un regard à entrer l’embrasser.

 Ce qui me conduisit à de complexes itinéraires pour contourner la vitrine paternelle.

    Sans compter le fait qu’il n’y avait qu’une ligne téléphonique pour le magasin et l’appartement et que j’apprenais le soir que Tiens ton copain Alain a appelé, mais j’avais besoin de la ligne

 Alors que Ahhhh j’attendais cet appel qui devait changer ma vie depuis près d’une semaine…

    Les restaurants yids fleurissaient rue Dupetit Thouars et rue Debelleyme, mélanges hâtifs de bouffe ashkénaze et de bouffe française où se retrouvaient les commerçants du quartier qui échangeaient dans un raffut du diable sur l’état du marché.

    J’ai pas encore étrenné ! hurlait l’un…

   T’as pas vu Moyshe ? Er iz nicht du

 Wous ?

   Moyshe iz nicht du ?

 Er iz krank ?

   Pas de sous titres.

 De la VO pure.

    Tant pis pour les malheureux qui ne parlent pas yiddish.

    Je n’oublie pas la boulangère de la rue du Forez qui vendait du schwarz broyt qui accompagnait le herring, ni les poissonniers de la rue de Bretagne qui avaient appris à couper la carpe à la juive en ciselant des darnes destinées à être farcies.

   A l’origine les morceaux de carpe étaient farcis de morceaux de pain et de farine, ce qui en augmentait le volume à bas prix dans les shtetels.

  Les Trente Glorieuses offrirent la possibilité d’une farce de poisson, merci la France, plus de pogromes et du colin dans le gefillte fish.

    Nous savons être reconnaissants.

      Un dernier pour la route.

        Je me rendais au lycée à pied, 1/4 d’heure de route quatre fois par jour, ô cantine honnie, plutôt trotter qu’avaler l’infâme brouet qui servait de déjeuner, et je gagnais ainsi la rue de Sevigné où trônait la majestueuse bâtisse du lycée en empruntant la rue Vieille du Temple et la rue Thorigny dont les noms font aujourd’hui baver le bobo land parisien qui a élu ces traces de ma jeunesse comme les lieux super sélects du must parisien du savoir – habiter…

   Moi j’y étais la la laire…

     Que cette journée qui préfigure une semaine de flotte mette un peu de soleil dans votre cœur et de douceur dans votre âme…

    Je vous embrasse

© Michèle Chabelski

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