Le massacre a eu lieu dans une région anglophone, en guerre civile depuis trois ans. Le gouvernement camerounais accuse les combattants séparatistes.
Des chaussures abandonnées à la hâte, une gourde, deux bols de goûter, un petit blouson. Voilà tout ce qu’il reste dans la salle de classe. Et du sang, partout. Sur le mur, éclaboussé de rouge, juste à côté du tableau noir ; sur les bancs désormais vides ; sur un livre ouvert à même le sol. Il y a aussi ces restes d’un cerveau humain qu’on a recouvert de sable, comme pour effacer l’horreur, en vain.
Samedi 24 octobre, un groupe d’hommes armés a pris d’assaut la classe de 6e (form one dans le système anglophone) de la Mother Francisca International Bilingual School, un établissement secondaire privé situé dans la ville de Kumba, dans le Sud-Ouest, l’une des deux régions anglophones du Cameroun, avec le Nord-Ouest, plongées dans une guerre civile depuis trois ans.
Sept élèves âgés de 9 à 12 ans ont été tués, d’après le bilan communiqué par le gouvernement. Selon l’ONU, ils seraient huit. Douze autres ont été blessés et sont soignés à l’hôpital. « Leur état est relativement stable. On a opéré certains d’entre eux. D’autres vont perdre l’usage de leurs membres inférieurs », explique au Monde Afrique Chamberlin Ntou’ou Ndong, Préfet du département de la Mémé dont Kumba est le chef-lieu.
Pleurs de « l’intérieur »
Que s’est-il réellement passé ? D’après diverses sources, le massacre est survenu dans la matinée de samedi, alors que les élèves étaient en cours. Un groupe d’hommes armés a fait irruption dans la salle avant de tirer sur les écoliers. « Ça n’a duré que quelques minutes, frissonne un élève d’une autre classe, traumatisé. On pensait qu’ils allaient venir dans notre classe. On entendait des pleurs, des cris et ceux qui demandaient qu’on vienne les sauver. »
Pris de panique, certains enfants se sont couchés sous les tables tandis que d’autres tentaient de s’enfuir, en sautant de l’étage. Après leur forfait, les hommes armés sont repartis. Depuis, le pays tout entier est sous le choc. Assis dans la cour de sa maison en planches, le pasteur Boniface Tamangoua Ngamenyi tente de trouver les mots pour décrire sa peine après l’assassinat de son « enfant chéri », Victory Camibon Ngamenyi, 11 ans. Il tient entre ses mains une photographie montrant le jeune garçon, regard fixé sur l’objectif.
Ce dimanche 25 octobre des voisins, fidèles, amis et familles venus le consoler peinent à retenir leurs larmes. « Aucun parent n’aimerait jamais perdre non seulement son premier fils, mais son seul fils », répète hagard, Boniface. Le couple a mis huit ans et six mois à concevoir Victory, cet enfant « tant désiré », après avoir consulté, sans succès, marabouts et médecins.
L’homme d’église dit vouloir « être fort » pour son épouse et pour Regina Glory, 4 ans, la petite sœur qui cherche partout son grand frère, même s’il pleure de « l’intérieur » et ne peut s’empêcher de revivre la scène, « l’horreur de l’école ». Le pasteur a trouvé son fils au milieu des trois enfants morts, dans la salle de classe. « Le seul garçon », raconte l’homme âgé de 48 ans. « Pourquoi ? Pourquoi des enfants ? », se désespèrent les visiteurs, en secouant la tête et en s’interrogeant : « Qui les a tués ? ».
« Arrêter ces atrocités »
Le gouvernement camerounais accuse les combattants séparatistes. La crise débutée en 2016 par des revendications corporatistes des enseignants et des avocats s’est transformée en 2017 en un conflit armé entre les sécessionnistes qui luttent pour l’indépendance du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, et les soldats de l’armée camerounaise. Plus de 3 000 personnes ont été tuées et plus de 700 000 autres ont fui pour se réfugier dans la brousse, les régions francophones limitrophes ou le Nigeria voisin. L’armée et les séparatistes sont régulièrement accusés par les organisations non gouvernementales d’exactions et de violences diverses. Piégés, les civils paient le prix fort.
« Ce sont les terroristes sécessionnistes qui ont assassiné ces enfants, assure Chamberlin Ntou’ou Ndong, le préfet, tout en annonçant l’ouverture d’une enquête. Nous n’allons ménager aucun effort pour nous assurer que cet acte soit sévèrement puni. Les interpellations se poursuivent. Les enquêtes sont en cours, aussi bien au commissariat central qu’au niveau de la gendarmerie. Attendez et vous verrez les résultats. » Pour l’heure, aucun des multiples groupes séparatistes n’a revendiqué l’attaque. Ayuk Tabe, président autoproclamé de l’Ambazonie, l’Etat virtuel pour lequel se battent les indépendantistes, a réagi sur son compte Twitter, qualifiant de « terrible » et « d’inhumain », ce qui s’est passé à Kumba et demandant l’intervention des Nations unies et de la communauté internationale pour « arrêter ces atrocités ».
Aux alentours de l’école, des voisins interrogés par le Monde Afrique parlent « d’hommes armés arrivés sur des motos ». « Certains portaient des uniformes militaires », confie un jeune élève d’une classe voisine de celle attaquée qui s’est blessé en sautant de l’étage. Un parent qui a vu les assaillants passer sans « soupçonner qu’ils allaient à l’école », abonde : « Ils étaient une dizaine sur quatre motos. Certains avaient des tee-shirts que portent les forces de défense. »
Des accusations balayées d’un revers de main par deux hauts responsables militaires du Sud-Ouest. « Chacun peut se procurer de faux tee-shirts et tenues de l’armée au marché noir, de la même manière qu’ils se ravitaillent en armes. Aucun militaire, policier ou gendarme camerounais n’est impliqué dans cette attaque », soutient une source sécuritaire. « Ces terroristes sont devenus incontrôlables. Ils ont décidé de tuer ces enfants pour imposer la terreur et leur interdire l’éducation comme ils le font depuis quatre ans. Même leurs chefs basés à l’étranger n’ont plus aucun contrôle de la situation », renchérit un officier.
De fait, « la crise a commencé avec le boycott de l’école, rappelle le leader anglophone Felix Agbor Nkongho, avocat et président du Centre pour les droits de l’homme et la démocratie en Afrique. Pour les séparatistes, si l’école recommence, cela veut dire qu’ils ont échoué ». Pour autant, souligne-t-il, en cette rentrée scolaire, « certains d’entre eux (séparatistes) soutenaient le retour à l’école et d’autres étaient contre ». Selon le Fonds des nations unies pour l’enfance (Unicef), depuis le début du conflit anglophone, plus de 800 000 enfants sont privés d’éducation.
Colère contre le gouvernement
Pour cette rentrée scolaire débutée le 5 octobre, le gouvernement avait annoncé avoir mobilisé des forces de défense et de sécurité pour protéger les établissements scolaires. Les écoles ont déjà été une cible dans le passé, mais jamais avec une telle ampleur. Mi-mai, un enseignant de l’université de Bamenda (Nord-Ouest) avait notamment été tué par des séparatistes car il refusait d’arrêter de faire cours, selon l’ONG Human Rights Watch (HRW).
Pour exprimer leur colère et demander la fin du conflit, des marches sont organisées à travers plusieurs villes du Cameroun : Kumba, Douala, Yaoundé, Bafoussam… En face de l’école Mother Francisca, Claude Ngwane dirige sa colère contre le « gouvernement », qu’il « blâme pour tout » et surtout pour n’avoir pas su mettre fin à l’escalade de la violence. Il a perdu sa fille Renny Ngwane, 12 ans, assassinée alors qu’elle étudiait, la chose « qu’elle aimait le plus faire ». Son épouse, sous le choc, est hospitalisée. Claude a pris une décision radicale : plus jamais il n’enverra ses enfants à l’école. Il a peur qu’ils se fassent tuer comme Renny, « l’espoir de la famille ».
Du haut de ses 12 ans, Rodrigue, le meilleur ami de Victory, se pose aussi de nombreuses questions, sous le regard impuissant du pasteur Boniface : « Je pense que je ne suis pas un citoyen de ce pays. Pourquoi devrais-je partir à l’école la peur au ventre ? Vous croyez que je peux encore y aller alors que mon meilleur ami y a été tué ? On faisait tout ensemble. Comment je ferai sans lui ? »
Ce samedi-là, les élèves se trouvaient à l’école avec l’ambition de devenir médecins ou ingénieurs, selon les témoignages. « Ils ont été tués parce qu’ils voulaient acquérir le savoir et réaliser leurs rêves d’enfant », s’attriste Honorine, la mère de Rodrigue qui « n’a plus le cœur » à scolariser son fils.
Source: Le Monde Afrique. 27 octobre 2020
Josiane Kouagheu est journaliste au quotidien Le Jour à Douala. Elle est correspondante dans la capitale économique du Cameroun du journal en ligne icameroon.com, de l’agence de presse turque Anadolu et depuis janvier 2015 du site dédié à l’Afrique du quotidien français Le Monde. En 2014, Josiane fut co-lauréate du prix de la meilleure enquête de presse écrite du Cameroun des Mediations Press Trophies (concours annuel de journalisme local). Ecrivaine et poète, elle a aussi décroché deux prix pour sa production littéraire, au Cameroun en 2014 et au Liban en 2011.
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