Après l’attentat survenu vendredi à Conflans, « qui sera prêt à enseigner la liberté d’expression sans craindre de subir le sort de Samuel Paty ? », s’interroge l’écrivain et réalisateur dans une tribune au Monde.
Pendant dix ans, j’ai été prof en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne. J’étais « TZR » [titulaire de zone de remplacement], autrement dit rattaché à l’académie de Créteil, et non à un établissement en particulier, ce qui fait que je changeais de lycée ou de collège à chaque rentrée scolaire. J’ai sillonné l’académie, visité des dizaines de communes, pour la plupart difficiles, sinon sinistrées. Un millier d’élèves est passé par mes classes, j’y ai croisé des centaines d’enseignants. Déjà, l’institution, que j’ai quittée en 2005, était envahie par les problèmes que nous connaissons aujourd’hui. Déjà, enseigner la Shoah posait problème. Parler d’Israël était perçu comme un affront. Evoquer la colonisation, l’égalité entre les hommes et les femmes, la complexité de l’histoire, la contextualisation d’une situation ou d’une œuvre littéraire, problématiques. « Carcan essentialiste et misérabiliste » La pudibonderie, la bigoterie, la haine, au fil d’une actualité dense et clivante – loi sur les signes religieux à l’école, 11-Septembre, guerre en Irak, seconde Intifada, influences néfastes de Tarik Ramadan et de Dieudonné, etc. –, se sont propagées à une vitesse inouïe. J’étais sidéré, lorsque, pour répondre à une question posée en classe, je déclarais ne pas croire en Dieu, provoquant chez mes élèves (que j’adorais) une incompréhension, une sidération et un rejet unanimes.
Il était loin le temps où l’un de mes enseignants, quand j’étais moi-même un élève, déclarait que notre premier devoir de citoyen, « c’est d’être athée, et le second, c’est de le devenir ». Je me serais fait lyncher si j’avais repris cette citation dans mes classes.
Comment, nous, enseignants, avons-nous réagi face au gouffre qui ne cessait de se creuser entre eux et nous ? Nous n’avons pas réagi. Nous avons feint de croire que ce n’était pas important, nous avons fermé les yeux.
C’est là que nous avons commencé à lâcher, à capituler. Mieux, on leur a servi – à l’initiative de nos pédagogues – ce qu’on croyait qu’ils réclamaient : clouer au pilori l’Occident coupable, la domination de l’homme blanc. Nous nous sommes échinés à victimiser nos publics en les enfermant dans un carcan essentialiste et misérabiliste. Nous en avons fait des « indigènes de la République ». Il n’y a qu’à consulter les ouvrages d’histoire et d’éducation civique – particulièrement dans les classes pro et techno – pour s’en rendre compte. Tout ou presque y est examiné à l’aune de ce tropisme.
On croyait leur rendre service, nous n’avons fait qu’accélérer le séparatisme. Ces postures étaient-elles dictées par une lecture idéologique de l’histoire et de la société, par une forme de clientélisme intellectuel ? Sans doute, mais pas seulement.
Car, il y a aussi ce tabou, qui n’est jamais évoqué, et pourtant une clé de compréhension de ces évolutions, de cette déliquescence : la peur que nous inspiraient certains de nos élèves. La menace que faisait peser leur environnement immédiat, les « grands frères », les parents. Le renoncement à certains de nos principes fondamentaux contre la paix en salle de classe, voilà quel fut le pari, quel fut notre recours. Un échec patent, si l’on considère aujourd’hui qu’un jeune sur deux s’identifiant comme musulman dit privilégier la loi de l’islam à celle de la République. La mort par décapitation de Samuel Paty, l’enseignant de ce collège de Conflans-Sainte-Honorine, nous a horrifiés.
Mais au-delà de la sidération, de la stupeur, de l’atrocité, c’est le basculement possible de notre société qui doit nous alarmer. L’école n’est plus un sanctuaire. Si elle a cessé de l’être depuis un bon moment, Internet et les réseaux sociaux font désormais peser sur l’enseignant une menace vitale.
Après que le terrorisme islamiste a ciblé les journalistes, les caricaturistes, les jeunes, les Juifs, la police, voilà donc le pilier central de notre société qui est violemment et dramatiquement attaqué. Et cela n’est pas fruit du hasard. Un article de Dâr Al-Islam, la revue de propagande en ligne de l’organisation Etat islamique diffusée en langue française, menaçait, dès 2015, l’éducation nationale dans l’un de ses numéros : « la Nation confie à l’école la mission de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Ces « valeurs » ne sont pour le musulman qu’un tissu de mensonges et de mécréance qu’Allah lui a ordonné de combattre et de rejeter tout en déclarant la mécréance de ses adeptes. »
Dans sa conclusion, l’article préconisait l’assassinat des enseignants français : « Il devient clair que les fonctionnaires de l’éducation nationale qui enseignent la laïcité tout comme ceux des services sociaux qui retirent les enfants musulmans à leurs parents sont en guerre ouverte contre la famille musulmane. Ainsi, la dernière trouvaille de l’Etat français est de retirer les enfants des musulmans qui ont l’intention de rejoindre l’Etat du Califat. Il est donc une obligation de combattre et de tuer, de toutes les manières légiférées, ces ennemis d’Allah. »
L’école est la fabrique du citoyen. Sans elle, que devient l’individu censé être émancipé, libre de toute influence autre que son libre arbitre, et sur lequel repose l’idée même de la République ? Il ne peut y avoir de démocratie sans une nation de citoyens. Il ne peut y avoir de citoyen sans une éducation à la laïcité et à la démocratie. Le contrecoup, sur une institution déjà déboussolée et affaiblie, risque, après cet assassinat odieux, d’être plus terrible encore. La lâcheté qui a accompagné les publications par Charlie Hebdo des caricatures de Mahomet, au sein de tant d’autres rédactions et cercles intellectuels, précipite les réflexes d’autocensure et de capitulation. Et, pour cause ! Qui, aujourd’hui, est prêt à risquer sa vie pour un dessin ? Qui sera prêt à enseigner la liberté d’expression sans craindre de subir le sort de Samuel Paty?
Source: Le Monde.
Michaël Prazan est écrivain et réalisateur. Il est notamment l’auteur de « Frères Musulmans : enquête sur la dernière idéologie totalitaire », (Grasset, 2014) et « La Passeuse » (Grasset, 2017)
L’horreur engendre choc et sidération. Puis vient la peine et une tristesse profonde, pour ensuite donner place à la colère. Et comme la colère n’est jamais bonne conseillère …
Ce constat fait par l’auteur se vérifie en d’autres lieux, d’autres écoles de la république.
Un très proche, après une longue période d’enseignement a jeté l’éponge, la mort dans l’âme, précisément pour les causes décrites ici. Changement de métier, pas le choix, sauf à y laisser sa santé et devoir apprendre à vivre avec la crainte quasi permanente.
Après plusieurs années, la douleur morale reste présente. Difficile de se remettre d’une telle expérience de plus d’une dizaine d’années et d’avoir dû y laisser ses idéaux, en devant capituler devant « l’ennemi ».
« L’après » semble difficile également, même si la peur quotidienne n’est plus présente, puisque plus exposé à ce public, mais surtout aux parents, sachant que « l’administration » ne soutient quasiment pas ses « soldats », trop préoccupé à devoir se préserver elle même. La vérité, c’est bien celle là.
Le métier d’enseignant, dans un certain nombre d’écoles de la république, s’apparente plus à une mission commando, qu’à l’exercice de partage et transmission d’un savoir et de valeurs à de jeunes esprits, dans la phase de captation et de formation.
En écrivant cela, on prend toute la distance qui sépare l’enseignant d’aujourd’hui, de celui décrit par Pagnol, avec cette nostalgie inévitable à vous fendre le coeur.