Comment raviver la flamme et se souvenir de jours heureux ? Comment parler à ses enfants d’un pays (la Tunisie) qu’ils n’ont pas connu, mais dont ils entendent/savent/lisent/
S’agit-t-il d’une belle histoire, parsemée d’allégresse et de tendresse ? Ou bien, cette histoire a-t-elle pu être écorchée par le statut discriminatoire de la “dhimma”, « qui fait d’eux des citoyens protégés, mais de seconde zone : les synagogues, comme les églises d’ailleurs, doivent être plus modestes et moins élevées que les mosquées avoisinantes ; les Juifs montent des ânes ou des mulets, jamais des chevaux. Les armes leur sont interdites et leur témoignage est sans valeur face à celui d’un Musulman. Ils portent des vêtements distinctifs et [paient] sont assujettis à un impôt spécifique de capitation, la« djézia », qu’ils sont obligés de payer tout en recevant une claque sur la nuque, la “chtaka” ».
Lorsque notre bon ami Jean-Pierre Allali, qui est universitaire, journaliste et écrivain est venu me proposer un sujet sur les Juifs de Tunisie, pour le 60ème numéro de la collection des Études du Crif, j’ai ressenti une grande nostalgie. En perdant ma propre mère, le 28 mai 1998, je perdais aussi SA Tunisie. Cette fille de l’Ariana me parlait de la blancheur des maisons, des roses d’une couleur éclatante, celles de l’Ariana, du train (TGM) Tunis – Gammarth – La Marsa, des gens qui allaient, venaient, priaient, qui aimaient ce bout d’Afrique du Nord. Elle m’avait raconté qu’en prenant l’avion pour venir à Paris, en 1958, elle avait pleuré en voyant la grisaille du ciel et des maisons. Elle perdait ainsi cette blancheur, le bleu du ciel, le jaune, la chaleur, les odeurs, les sentiments et une part de sa jeunesse. Il lui faudrait alors -comme (tous) les rapatriés d’Afrique du Nord- faire le deuil de ces moments, de ces instants.
Je me suis demandé comment Jean-Pierre allait vivre son texte ? Quels sont les souvenirs qui remonteraient à la surface ? Comment, il reverrait les siens, là-bas ? Comment, ses yeux cherchaient du regard les effluves des années 50 et 60 ? Et puis, Jean-Pierre allait perdre au même moment, l’un de ses frères, Fernand, Fanfan, Gagou. Ce texte lui est dédié. Jean-Pierre allait puiser en sa mémoire, sûrement pour se réapproprier les instants, la vie en Tunisie et léguer quelque chose (encore) à ses enfants.
Mais, il lui faudrait expliquer une histoire belle, simple, compliquée, celle des Juifs de Tunisie.
Il s’y emploie merveilleusement et nous offre de comprendre comment le judaïsme tunisien s’est constitué autour de trois rameaux essentiels ; puis, ce qu’il en a été avec l’islamisation de la Tunisie ; comment avec l’avènement d’Ahmed Bey en 1837, puis de Mohamed Bey, la communauté juive entre dans l’ère des réformes et de la liberté ; les Juifs de Tunisie en 1881, puis au-delà. Il raconte ensuite la communauté juive de Djerba, l'”île des Lotophages”, installée depuis des millénaires, qui vénère la Ghriba, dont les fondations contiendraient, dit-on, des fragments, une porte, peut-être, du Temple détruit de Jérusalem.
Un paragraphe vient posément nous compter la Tunisie, lorsqu’elle fut placée sous la botte allemande, de novembre 1942 à mai 1943. Rappelons-le ici et insistons sur ce point, les Juifs tunisiens (et plus généralement du Maghreb) étaient eux-aussi voués à l’extermination. Les Allemands n’ont pas eu le temps de mettre en place l’industrie de la mort dans ce pays (comme au Maroc ou en Algérie). Jean-Pierre Allali rapporte cependant que les Juifs « connaîtront alors les lourdes amendes collectives, les réquisitions de biens, le travail obligatoire, les assassinats et même, pour certains, la déportation dans les camps de la mort. Arrêté en France, l’ancien champion du monde de boxe, idole des Juifs tunisiens, Young Perez, mourra à Auschwitz ».
Puis vint le temps de l’insouciance, de joie de vivre et de pleine participation aux activités les plus diverses. « Avec une ombre au tableau : la catastrophe d’Oslo. Le 20 novembre 1949, un avion transportant des enfants juifs de Tunisie s’écrase à Oslo, en Norvège. Tous les passagers périssent. Il n’y a qu’un seul survivant, le petit Isaac Allal. »
Les Juifs en Tunisie ne dépassent plus de nos jours le millier d’âmes, essentiellement regroupées dans l’île de Djerba et à Tunis. C’est là que chaque année, contre vents et marées, se déroule, au printemps, le pèlerinage de Lag Baomer, raconte par la suite Jean-Pierre Allali. J’ai pu moi-même constater cette beauté, à Djerba. J’écrivais à cet effet : « La magie opère et comme par magie me voici transporté en un lieu d’une rare beauté, la Synagogue de la Ghriba, à Djerba, la plus vieille Synagogue d’Afrique du Nord, dit-on. Cette Synagogue se trouve dans la “Hara Kbira”, le quartier Juif de l’île, où résideraient encore quelques centaines de Juifs tunisiens. Le pèlerinage de la Ghriba vient d’ouvrir ses portes et par petits groupes, les pèlerins, les visiteurs, les étrangers affluent. Les journalistes aussi, on distingue de partout des caméras, des micros et les gens vont et viennent dans un désordre indescriptible. La foule se masse ici et là. Ce pèlerinage organisé chaque année au 33ème jour de la Pâque juive, est le moment spirituel et festif, tant attendu par les Juifs de Tunisie, d’Afrique du nord, leurs enfants et petits-enfants. »
C’est alors que Jean-Pierre Allali nous offre une galerie lumineuse de neuf portraits, dans le second chapitre de son étude. Il aurait pu en avoir une centaine. Mais, faute de place, il lui fallait réduire et choisir de peindre et de dépeindre des femmes et des hommes qui ont forgé le destin de ce pays, qui ont fait l’histoire, qui ont chanté la Tunisie.
Il y a le rabbin Haï Taïeb dont il dit qu’il était « rien moins qu’un original. Rien, dans sa vie, ne fut conforme aux canons de la profession. Et sa mort, tout aussi bien, le distingua de ses semblables. » Jean-Pierre Allali dresse ensuite le portrait de Nessim Samama, un “caïd” pour les Juifs de Tunisie. Les rabbins lui consacreront des élégies et des poèmes. Vient ensuite, Albert Samama, « cinéaste, photographe, journaliste, marin, cycliste, organisateur de spectacles, peintre, inventeur… Ce touche-à-tout génial aura marqué son siècle. En Tunisie, il continue, bien qu’il ait été de nationalité française, à être considéré comme un véritable héros national. » Puis, Albert Braïtou-Sala, le peintre des années folles. Jean-Pierre Allali écrit à son sujet : « Les Juifs de Tunisie peuvent s’enorgueillir d’avoir donné au monde quelques grands peintres de renommée internationale tels Maurice Bismouth (1891-1965), Jules Lellouche (1903-1963), Mosès Lévy(1885-1968), Henri Saada (1906-1976) ou encore David Junès (1871-1938). Mais aucun de ces grands maîtres n’aura connu la véritable gloire qui fut celle d’Albert Braïtou-Sala. Le chineur, qui, de nos jours, se prend à fouiller les étals des foires et brocantes où l’on propose de vieux numéros de L’Illustration sera surpris de voir le nombre de Salons auquel Braïtou-Sala a participé dans les années trente et par le nombre de reproductions de ses œuvres que l’on peut y retrouver. » Vient ensuite le portrait touchant de Habiba Msika, « célèbre, adulée puis longtemps pleurée et qui, aujourd’hui encore, fait rêver et chanter jeunes et vieux en Afrique du Nord, en Orient et ailleurs. » Puis, c’est le tour de Victor Perez dit « Younghi », fils d’Edmond, qui va connaître la gloire, lorsqu’il met K.O. l’Italo-Américain Frankie Gennaro et endosse la ceinture de champion du monde des poids mouches. Jean-Pierre Allali nous propose ensuite de découvrir Max Guedj, l’as des as de l’aviation française ; David Galula, « considéré comme le plus grand expert de l’époque moderne en matière de stratégie militaire. » Cette galerie de portraits se termine par le regretté Georges Wolinski que les balles de djihadistes fanatisés ont abattu en pleine réunion de la rédaction de Charlie Hebdo, en janvier 2015.
Dans le chapitre 4, trois autres portraits s’ajouteront aux premiers. Mais, ils sont différents et sont marqués par le sceau et la force du destin. Parmi eux, Richard Abel, un soldat allemand, le maréchal des logis Richard Abel, qui, alors qu’il faisait partie des troupes de la Wehrmacht qui occupaient la Tunisie, a courageusement choisi de sauver un groupe de jeunes gens juifs emprisonnés dont il avait la garde, parmi lesquels Louis Beretvas et Yvan Enriquez. Parmi eux, la famille Scemla, Joseph et ses deux fils, Gilbert et Jean, emblématique du drame que connurent les Juifs de Tunisie sous l’occupation allemande. Et l’immense Albert Memmi, Juif et Arabe, romancier et essayiste, Tunisien et Français, un pont entre nos deux rives, un pont d’excellence, de courage et d’abnégation.
Ce qu’il y a de merveilleux en ces différents récits, c’est que nous entrons dans des univers, nous parcourons des vies, nous frissonnons des peines des uns et des autres, nous sourions du bonheur de les découvrir, de les aimer, de nous rappeler qu’ils furent des lumières, des étincelles de vie.
Au-delà des portraits, il fallait aussi marquer le texte par les lieux et les moments qui font la Tunisie et de l’empreinte des Juifs de Tunisie. C’est aussi là, l’intelligence de ce texte.
J’avais demandé une faveur à notre ami. Qu’il parle de l’Ariana, la petite ville où vécut ma mère de 1938 à 1958. Elle qui me disait toujours être la petite fille de l’Ariana, je voulais savourer cette belle histoire. Jean-Pierre raconte sobrement la grosse bourgade qui « a bénéficié, au temps de l’apogée de la communauté juive, dans les années cinquante, d’une réputation sans commune mesure avec sa modeste démographie. Il était courant d’y passer le week-end en empruntant, pour s’y rendre, le fameux tramway n°6. » Ce fameux tramway n° 6 que j’ai cru prendre et reprendre lorsque ma mère me parlait du pays.
La Tunisie c’est aussi des « Tunes » en fêtes (religieuses), qui font la fête pieusement, qui sourient, qui blaguent aussi, qui aiment la vie, qui sont de la vie, son essence substantielle, comme un battement du cœur. Ce sont aussi les jeux des gamins, des enfants, dans les rues. Jean-Pierre Allali raconte : « Dans ces jeux très particuliers, le noyau d’abricot occupait une place prépondérante. Il ne serait jamais venu à l’idée d’un enfant juif de Tunisie de jeter un noyau à la poubelle après consommation de l’abricot. Les noyaux étaient précieusement conservés dans un sac qui témoignait, selon son importance, de la « richesse » de son possesseur. On jouait à « la boutique » (Toujours on gagne, jamais on perd), et au « long » (en utilisant un noyau farci de plomb, la « manique »). » Puis, ce sont les mets merveilleux, les parfums subtils, les couleurs et les odeurs de la cuisine tunisienne. « Des plats comme la chakchouka, ratatouille maison, la minina, pâté à base d’œufs et de poulet, l’akoud, plat de tripes et abats, la salade méchouia continuent, de nos jours, à être proposés dans les restaurants spécialisés. Mais ce sont incontestablement le couscous, la boutargue et la boukha auxquels on pense quand on évoque les délices gustatifs de la Tunisie juive. » Et puis, il y a le Belleville des Juifs tunisiens. « Lorsque, peu avant l’indépendance du pays en 1956 et immédiatement après, nombre de Juifs de Tunisie, pour les raisons les plus diverses, ont choisi de s’installer en France et plus particulièrement à Paris, ils ont jeté leur dévolu sur le quartier de Belleville. »
« Je me souviens ». « Ya Khasra » ! (Il était une fois), avec Jean-Pierre Allali de cette communauté dansante, chantante, souriante, illuminée de tendresse, de choses touchantes. Et là est l’ultime mérite de Jean-Pierre Allali et la beauté du texte.
Une étude touchante, sensible, profonde du temps d’avant, des gens heureux.
Marc Knobel
Source : Crif
C’est Elyssa (Didonne) la fondatrice de Carthage qui a ramené avec elle deux familles juives du trésorier et et du conseiller politique de son père.