Jacques Neuburger. Rosh ha shana versus Roschoshoyne

Il est certain que la choucroute striktly koysher selon la recette de mon arrière-grand-mère n’a pas grand-chose en commun avec la pkaïla des juifs originaires du Maghreb, non plus que le Gewurtsraminer vendanges tardives avec la Cuvée cachère de l’Hérault, l’aérien challeuth avec le boulou, ni la sobre pomme trempée dans le miel avec la douzaine de petits beignets de légumes divers trempés dans un sirop sucré: ail, poireaux, épinards, blettes, courges d’une table tunisienne digne de ce nom, laquelle comporte même parfois la tête de mouton grillée heureusement inconnue entre Moselle et Volga.

Je lis donc que certains amis, certaines amies, confronté(e)s à la pkaila tunisienne déclarent forfait, tournent leur fourchette dedans et sans doute parlent beaucoup afin de détourner le regard de la puissance invitante de l’assiette demeurée vierge de toute incursion gustative.

Ma pkaila revisitée, version « spécial aschkenazes »

C’est qu’ils n’ont jamais goûté à « ma » pkaila version « spécial aschkenazes »:  je lui donne un « yiddishes tam »: elle est revisitée, un peu comme le tourteau mayonnaise au Georges V: écailles de parmesan en tuiles gratinée, caviar d’Iran, biscuit de savoie au fumet d’oeufs de tourteau,   émincé de pattes de tourteau « comme des cheveux d’anges napolitains », spumato de varech de Guernesey fumé au foin de l’île de Ré….

Je vois encore mon pauvre père, invité chez mes beaux-parents de l’époque (j’ai eu pas mal de beaux-pères et belles-mères – ce qui a développé chez moi un goût certain pour les orohelines….) confronté à sa première et unique pkaila: en homme bien élevé il finit son assiette:  « Je vois que vous aimez cela », dit la maîtresse des lieux – et elle le resservit abondamment…. Mon pauvre père me lançait des regards longs, expressifs, entre désespérance et secret ressentiment.

En rentrant il me confiait que cela lui avait presque fait regretter la traditionnelle carpe à la juive alsacienne d’autrefois, que j’ai goutée enfant chez mes grands-tantes survivantes, des dames nées vers 1872: ceux qui ont le privilège d’avoir été confrontés à cette chose sèche, pas du tout farcie, sans carottes mais pleine d’arrêtes, servie froide et dotée d’un goût de vase puissant, omniprésent, comprendront.

Il faut dire que les relations avaient commencé sur les sommets: beaupapa cherchant à être aimable avait dit: « Alors, comme ça, c’était aussi dur qu’on le dit à Auschwitz? ». Blêmissant, mon père avait répondu: « Je ne sais pas, je n’y suis jamais allé – mais Buchenwald, Belsen, Matthausen, c’était pas des quatre étoiles » – « Ah, bon, c’était pas confortable, alors? » reprit beau-papa pour conclure l’échange…..

Quelques années plus tard j’invitai ma belle-famille au complet (au complet: les frères, les soeurs, toute la mischpokhe…) pour une initiation au gefilte fisch et au bouillon de poule avec des kneidlers, au galeh, au gehakhte leyber, au schmalzherring et à la compote de fruits secs à la russe…..
Ce fut d’ailleurs mon dernier gefillte fisch à la carpe: depuis je fais mes boulettes au colin, à la limande, à la sole…..

C’est que j’avais acheté une énorme carpe vivante, au moins quinquagénaire, bête inquiète, agitée, pessimiste, peu coopérative, que j’avais aussitôt placée dans la baignoire dans cinquante cm d’eau, avec une salade pour qu’elle ne déprime pas trop: deux heures plus tard je trouvais mon aînée, alors âgée de deux ans, en train de lui raconter le Petit chaperon rouge tout en lui distribuant des miettes de petit pain au lait et de barre de chocolat……
Ce fut dur, mais j’assommai la bête et je la cuisinai……

Le lendemain, la belle-famille, et beau-papa en particulier (le mien, de papa, avait décidé depuis longtemps, de s’expatrier définitivement pour un monde lointain où la pkaila est inconnue, Saint Pierre étant aschkenaze comme chacun sait….) déclarait dès les kneidlers:  « Chez vous, les allemands, tout est fade ». Puis réclamait de la harissa pour accompagner ma pauvre carpe en gelée, avec une rondelle de carotte sur chaque boulette, sa tête de quinquagénaire trônant en tête du plat…. Alors sonna l’heure de la revanche: je lui proposai, à lui qui m’avait mis au défi de déguster la harissa à la petite cuillère, de goûter, à la grande cuillère, mon raifort maison fraîchement râpé….. Toute ma chère belle- famille regardait, sourire en coin, cette chose blanche et donc « évidemment » fade dans son ravier…..

Passé la première réaction donc, répétée tel un leitmotiv chez Wagner: « Chez vous, les allemands, tout est fade….. » nous vîmes beau-papa devenir cramoisi, s’étrangler, étouffer, toute une famille se dressant et m’accusant de meurtre: le frère criait: « Maman, Jacques a tué papa », la belle-soeur médecin me promettait de finir mes jours à Sing-Sing, un autre frère semblait insinuer que ma mère était une schiksé voire une zonè, mais avec d’autres mots, ses connaissances en yiddish étant réduites, belle-maman insinuait que j’étais peut-être bien un arabe, voire un palestinien….

Enfin, ce fut pour moi un grand moment de mon existence conjugale. Que pour une quantité de raisons secrètes et intimes je dédiai à la mémoire de mon père, lequel en dépit du souvenir de l’escalier de Matthausen, avait gardé une gentillesse sans limite, un coeur plein de confiance dans le genre humain, et le sens de l’humour.

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