L’écrivain israélien signe « La Dernière Interview » mais répond volontiers, avec honnêteté même, au « Monde des livres ».
« La Dernière Interview » (Haréayon haa’haron), d’Eshkol Nevo, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 24 €, numérique 17 €.
En attendant qu’Eshkol Nevo décroche, un doute surgit : et s’il avait écrit La Dernière Interview avec l’espoir qu’on ne lui pose plus jamais de question sur ses livres ? Ce sixième roman se présente en effet comme les réponses données par un écrivain israélien, sur près de 500 pages, à des dizaines d’interrogations d’internautes, les unes routinières (« Qu’est-ce qui vous pousse à écrire ? », « Dans quelle mesure vos livres sont-ils autobiographiques ? »), d’autres, surprenantes (« Pourquoi n’y a-t-il aucun Japonais dans vos livres ? »). A toutes, l’interviewé apporte des réponses intimes, qui racontent sa vie passée, et le chaos de son existence présente, engluée dans une crise de la quarantaine carabinée, entre son meilleur ami à l’agonie et son mariage en pleine déliquescence.
Parution douloureuse
Quand il prend l’appel depuis Ra’anana, au nord-est de Tel-Aviv, où il vit, Eshkol Nevo est visiblement préoccupé par son organisation familiale, courant pour accompagner la plus jeune de ses trois filles d’une activité à l’autre, et par la reprise du Covid qui est « une obsession » – entre-temps, le pays a d’ailleurs décrété un reconfinement de trois semaines.
Mais l’écrivain de 49 ans, traduit dans le monde entier, a plaisir à parler de nouveau de ce livre, fût-ce à distance et en anglais, deux ans après sa parution israélienne, qui lui avait été douloureuse : « Il était si personnel, je me suis senti si exposé, que je ne pouvais littéralement pas rester à côté de lui : j’ai fui au Panama, au prétexte d’un festival », se souvient-il en riant. Dans sa voix, on perçoit une pointe de nostalgie pour l’heureux temps où un auteur abonné aux tournées internationales pouvait encore sauter en toute insouciance ou presque dans un avion, direction l’Amérique centrale.
Il est pourtant évident que l’auteur de La Dernière Interview et son personnage ne se confondent pas tout à fait, même si l’un prête à l’autre des traits biographiques, comme son lien familial avec un ancien premier ministre – Eshkol Nevo est le petit-fils de Levi Eshkol, en poste de 1963 jusqu’à sa mort en 1969. Aujourd’hui, il dit avoir pris de la distance et pouvoir regarder son livre non comme un miroir, mais « comme un roman qui s’essaye à maintenir un haut niveau d’honnêteté ». Quand il s’y est attelé, il sortait de Trois étages (Gallimard, 2018), construit comme les confessions successives des trois habitants d’un immeuble. Est-ce un hasard si La Dernière Interview emprunte le même registre de l’aveu ? « Dans toute œuvre, une forme de vérité doit être libérée, un secret révélé, entre les lignes s’il s’agit d’une fiction. Au cœur de Trois étages, j’ai caché un secret si intime que je ne l’avais jamais raconté à personne – et indécelable pour tout autre que moi. J’ai aimé l’énergie que donne au livre ce processus de révélation. »
A ce moment-là, il connaît un « blocage » tel qu’il n’en avait jamais expérimenté : « Quand j’écrivais quelque chose, je n’en croyais pas un mot. » Voyez comme l’être humain est contradictoire : alors qu’il fait partie des écrivains israéliens qui s’irritent (poliment) d’une lecture trop systématiquement politique de leurs œuvres, et de la manie consistant à rabattre tout ce qu’ils écrivent ou disent sur la situation de leur pays, Eshkol Nevo lie de son propre chef sa « crise de foi à l’égard de la fiction » au climat politique en Israël, où « l’on est gouverné par des manipulateurs de la vérité » – « Notre premier ministre est un menteur compulsif ».
Les peurs de l’écrivain
De ce malaise est née « une puissante envie de franchise » et, à sa suite, un « jeu » : « Prendre les questions que l’on me pose le plus souvent, et y apporter les réponses les plus brutales, les plus vraies possible. » Il a commencé par le premier échange du livre, sur le moment où il a voulu devenir écrivain. Ainsi s’ouvre la réponse : « A un moment de mon adolescence, j’ai compris que mes fantasmes onanistes étaient plus élaborés que ceux de mes amis proches. » Eshkol Nevo rigole : « Dieu sait si on m’a souvent posé cette question… mais je n’avais jamais eu le courage de dire la simple vérité. »
Au fil du processus d’écriture, la fiction fait cependant sa réapparition, le pacte avec le futur lecteur se complexifie, et l’écrivain s’amuse visiblement. Il autorise à son personnage des réponses résolument hors sujet mais qui l’intéressent plus, fait suivre d’interminables questions par des réponses très brèves et inversement…
Si La Dernière Interview est porteur des peurs de l’écrivain (comme de perdre un ami, ou de se voir rejeté par ses enfants) et des pesanteurs de l’âge adulte, c’est aussi un livre très drôle. Le plus drôle, sans doute, de cet écrivain qui témoigne, depuis Quatre maisons et un exil (Gallimard, 2008), d’un humour pince-sans-rire délicieux et d’un talent remarquable pour croquer la vie contemporaine, avec une attention particulière portée à la vie de couple et, c’est plus rare, à l’amitié masculine. Un écrivain qui ronge son frein en attendant le moment où il pourra de nouveau accompagner ses livres, retrouver ses lecteurs – et même leurs questions.
Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.
Journaliste au Monde, Raphaëlle Leyris est diplômée du Centre de formation des journalistes. De 2003 à 2009 elle collabore à la rubrique des livres des Inrockuptibles avant de diriger le service culturel d’un hebdomadaire féminin. Elle est plus spécialement chargée au Monde des Livres de la couverture critique de la littérature française et étrangère.
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