À la suite de menaces sérieuses, Marika Bret, responsable des ressources humaines du journal « Charlie Hebdo », a dû partir de chez elle lundi soir. Interview.
Marika Bret ne rentrera plus chez elle. En plein procès des attentats de 2015, la responsable des ressources humaines de Charlie Hebdo a été exfiltrée de son domicile à la suite de menaces suffisamment concrètes pour être jugées sérieuses.
C’est ainsi que vivent ceux qui travaillent chez Charlie Hebdo. Marika Bret fait partie de ceux qui ont relancé le journal en 1992.
Elle a décidé de rendre cette exfiltration publique pour alerter ceux qui pensent que ce genre d’événements n’arrivent qu’aux autres. Si Charlie est toujours Charlie, c’est d’abord au prix de la liberté de mouvement de ceux qui le fabriquent et espèrent, un jour peut-être, retrouver une vie normale. Elle dénonce aujourd’hui la responsabilité de l’extrême gauche dans cette ambiance délétère et dans le procès politique qui est fait aux morts de Charlie.
Le Point : Vous avez été exfiltrée de votre domicile. Que s’est-il passé ?
Marika Bret : Je vis sous protection policière depuis bientôt 5 ans. Lundi 14 septembre, mes officiers de sécurité ont reçu des menaces précises et circonstanciées. J’ai eu dix minutes pour faire mes affaires et quitter mon domicile. Dix minutes pour abandonner une partie de son existence, c’est un peu court, et c’est très violent. Je ne reviendrai pas chez moi. Je perds mon domicile à cause des déferlements de haine, cette haine qui commence toujours par la menace pour instiller la peur. On sait comment cela peut se terminer.
Avez-vous peur ?
Non ! Je suis en revanche très en colère. Se retrouver expulsée de son dernier espace de quiétude en plein procès des attentats de 2015, c’est un peu lourd à porter, mais c’est surtout un signal qui devrait nous alerter sur le désastre en cours. Pour autant, je reste libre dans ma tête, je veux continuer à parler de tout. Je suis une militante laïque, féministe, universaliste, je n’ai aucune raison de taire ou de me cacher. Heureusement, je ne suis pas seule, j’ai des amis réactifs qui me soutiennent.
Pourquoi évoquer publiquement cette exfiltration ?
Je veux que chacun comprenne que ce qui m’est arrivé peut arriver à n’importe qui. Ce n’est pas ma petite personne qui est importante dans cette affaire, mais le point où nous en sommes arrivés. Cela traduit le niveau de tension inédit auquel nous sommes confrontés. Depuis le début du procès et avec la republication des caricatures, nous avons reçu toutes sortes d’horreurs, notamment des menaces de la part d’Al-Qaïda et des appels à finir le travail des frères Kouachi. Heureusement, on reçoit aussi des soutiens formidables de la part de gens qui nous touchent dans leur manière de le dire. Ils s’excusent de n’être « personne », mais il n’y a pas de petit soutien, le pire serait le silence généralisé.
Vous vivez aujourd’hui entourée d’agents de sécurité, de mesures de protection contraignantes… À quoi ressemble votre quotidien ?
Je ne souhaite à aucun journal de travailler dans ces conditions hallucinantes en plein Paris. L’adresse de nos locaux est secrète, il y a des sas de sécurité partout, des portes et des vitres blindées, des agents de sécurité armés, on ne peut faire venir personne ou presque. Il faut compter sur la vigilance constante de chacun et se faire violence pour ne pas céder à la peur. On ne travaille pas chez Charlie par hasard, et ce dispositif nous le rappelle chaque jour de façon plus cruelle.
Jean-Luc Mélenchon alimente un climat de haine.
Les terroristes ont gagné ?
Je n’accepterai jamais cette idée et je continuerai à me battre pour que cela ne soit jamais le cas. Nous ne perdons par la force de l’énergie joyeuse qui nous anime, même si nous constatons un niveau de haine hallucinant autour de Charlie Hebdo. Nous recevons des réactions de gens qui ne nous lisent pas, qui interprètent tout et qui fantasment… Cela alimente une tension considérable. Ma colère est aussi alimentée par des responsables politiques d’extrême gauche…
Vous pensez à Jean-Luc Mélenchon qui traite Charlie Hebdo et Marianne de « bagagistes de Valeurs actuelles » ?
Oui, Jean-Luc Mélenchon alimente un climat de haine. Il a partagé sur les réseaux sociaux un dessin de la revue Regards qui faisait parler les morts de Charlie pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils ont toujours pensé… Et lorsqu’un internaute l’a interpellé sur ce dessin plus que douteux, Jean-Luc Mélenchon lui a répondu que le Likoud le rendait fou. Ce propos de la part d’un responsable politique est une infamie. Mais Jean-Luc Mélenchon n’est pas le seul, beaucoup de responsables politiques ont, par clientélisme ou par peur, oublié des notions fondamentales comme la citoyenneté. On ne s’adresse pas à des électeurs potentiels en fonction de leur couleur de peau ou de leur religion, c’est la négation même de ce que doit être la politique.
En ce moment, vous passez vos journées au Palais de justice au procès des attentats de janvier 2015. Serez-vous la même à la fin de ce procès ?
Je suis déjà changée par ce procès. J’ai écouté les témoignages sidérants de dignité de la famille de Frédéric Boisseau, de la famille de Clarissa Jean-Philippe… Personne ne peut sortir indemne de tout cela. Ce procès n’est pas seulement celui des victimes aux vies fracassées, il est notre histoire à tous, tout républicain devrait ressortir ébranlé par ces témoignages. Je me bats aujourd’hui contre le procès politique indigne qui est fait à l’équipe de Charlie. Cette équipe a toujours été aux côtés des sans-papiers et des sans-logement, elle a toujours défendu l’école républicaine et laïque… Comment a-t-on pu inverser les choses au point de les faire passer pour des militants racistes et « islamophobes » ?
Le président de la République devrait bientôt défendre un texte de loi contre le séparatisme, qui vise notamment à endiguer la progression de l’islam politique…
J’attends une parole forte de la part d’Emmanuel Macron, il est plus que temps. Voilà trois ans que l’on attend son grand discours sur la laïcité. J’aimerais qu’il remette la citoyenneté au cœur des discussions et qu’il dénonce toute cette floraison de revendications identitaires, qui n’ont pas leur place dans la République. Aujourd’hui, je m’interroge sur ce qu’il subsiste de notre capacité d’union citoyenne ? La marche historique du 11 janvier, ce rare moment d’unité politique nationale, pourrait-elle encore avoir lieu aujourd’hui ? J’en doute.
Vous défendez aujourd’hui la pièce tirée de l’ouvrage posthume de Charb, Lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes. Est-ce difficile ?
Cette pièce a été une réaction citoyenne de Gérald Dumont, lorsqu’il a vu en 2015 ressortir les « oui, mais » et les messages insinuant que Charb avait envoyé son équipe à la mort. Il s’est dit que c’était un texte de bon sens, qui méritait d’être largement diffusé. Après le spectacle il y a un débat, que j’anime. Tout s’est bien passé dans les écoles, même s’il y a eu des réactions virulentes. C’est lorsque nous avons ouvert ce spectacle au grand public que les choses sont devenues compliquées. Des étudiants de Sud-Solidaire et de l’Unef nous ont empêchés – 50 ans après mai 68 – de jouer cette pièce à l’université de Paris-Diderot. Il y a aussi eu un adjoint à la culture d’une municipalité qui, après avoir consulté l’imam de la ville, a décidé de déprogrammer la pièce au motif que les mots de Charb « n’allaient pas dans un sens apaisé de la laïcité »… Ou ce président d’université à Lille qui a déprogrammé la pièce par crainte de débordements. C’est précisément cette succession de petites lâchetés, de compromissions, de mensonges et d’abandons qui ont rendu possible ce qui s’est passé en janvier 2015.
Source: Le Point. 21 septembre 2020
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