Malgré des efforts, les pouvoirs publics restent à la peine pour juguler la fraude sociale, selon le rapport produit par une commission d’enquête parlementaire. La fraude à l’identité et celle aux faux documents prennent une forte ampleur dans le pays.
La France arrive-t-elle efficacement à lutter contre le phénomène de la fraude sociale ? Selon le rapport produit par la commission d’enquête relative à la lutte contre la fraude sociale, que Capital a consulté, la réponse est incontestablement non, ce, même si les pouvoirs publics font des progrès. Et le constat est d’emblée inquiétant : “Il est indéniable qu’une fraude structurée est en expansion, qui tend à exploiter de façon systématique les failles laissées ouvertes par notre système de protection sociale”, dévoile le document. Un constat qui rejoint celui établi, il y a un an, par la députée LREM Carole Grandjean et la sénatrice UDI Nathalie Goulet dans un autre rapport sur ce thème. C’est qu’en matière de lutte contre la fraude sociale, la France part de loin… Comme le souligne la commission d’enquête explicitement : “Ce n’est que depuis une quinzaine d’années que les caisses d’assurance maladie, d’assurance vieillesse, d’allocations familiales et Pôle emploi ont commencé à mettre en place des dispositifs anti-fraude qui gagnent progressivement en robustesse.”
Au moins 635 millions d’euros de fraudes aux prestations sociales ont été détectés en 2019
Bien sûr, il y a d’abord les chiffres. Le rapport montre par exemple, “qu’au moins 635 millions d’euros de fraudes aux prestations sociales ont été détectés en 2019, régime général et régime agricole confondus”. Que Pôle emploi a subi une fraude détectée de “129 millions d’euros” ou encore que “la fraude au travail illégal et aux cotisations sociales a atteint 724,3 millions d’euros (en 2019, nldr)”. Et qu’en définitive, “la fraude sociale détectée, qui recouvre la fraude aux prélèvements sociaux et aux prestations sociales, a atteint environ 1,5 milliard d’euros en 2019.” Cela, c’est la face visible de l’iceberg. Et elle paraît bien dérisoire au regard des 450 milliards d’euros de prestations sociales versées chaque année. Sur les chiffres, cela fait des mois que le débat fait rage. On parle de 3 milliards d’euros par an, parfois de 14 milliards… La Cour des Comptes évoque 20 à 25 milliards d’euros chaque année. Mais selon un député de la commission d’enquête interrogé par Capital, la fraude sociale pourrait être comprise entre 20 et 40 milliards d’euros par an. Un chiffre – correspondant aux évaluations d’une étude britannique – qui ne figure pas dans le rapport, mais qui semble plausible pour l’élu au regard des éléments récoltés par la commission.
Alors parfois, une petite expérience vaut mieux qu’un long discours pour tenter d’appréhender l’ampleur d’un problème. C’est ainsi que le rapporteur de la commission d’enquête, Pascal Brindeau (UDI) a demandé “qu’une recherche soit menée au sein du RNCPS (Répertoire national commun de la protection sociale, ndlr) sur 183 identités ayant fait l’objet d’une fraude, afin de déterminer le montant de prestations touchées à la suite d’une fraude”.
Pour rappel, le RNCPS regroupe trois éléments : l’identification des bénéficiaires, l’affiliation à savoir le rattachement administratif aux organismes et la nature des risques couverts, des avantages servis et des adresses déclarées pour les percevoir. Sur ces 183 identités frauduleuses – qui ont toutes un Numéro d’Inscription au Répertoire (NIR), c’est-à-dire un numéro de Sécu – 29 ont perçu des prestations en mai 2020 pour un montant de 20.242,98 euros ! Selon un membre de la commission d’enquête, “cela représente 698 euros en moyenne par dossier et par mois. Autrement dit, environ 8.000 à 9.000 euros par an et par dossier”.
Le nombre de numéros de sécurité sociale répertoriés est supérieur au nombre total de la population de la France: entre 2,4 et 6,7 millions
À partir de ce test, il n’est ainsi pas surprenant de lire dans le rapport que “le nombre de numéros de sécurité sociale répertoriés est supérieur au nombre total de la population de la France, dans une proportion que l’administration est bien en peine de préciser mais qui est sans doute comprise entre 2,4 et 6,7 millions.” Il va donc falloir faire le ménage dans la base de données ! Car, au 30 juin 2020, 73,7 millions de NIR étaient enregistrés dans le fichier. Pour rappel, la France compte 67 millions d’habitants… Il faut toutefois préciser que selon l’administration, “parmi ces 73,78 millions de NIR, 72,4 millions correspondraient à des droits ouverts”. Ce qui représente un surplus potentiel de 5,4 millions de bénéficiaires à l’identité trouble.
La fraude à l’identité : enjeu central
Ce résultat met en exergue un problème accru pour l’Etat : celui de la fraude à l’identité, qui va de pair avec la fraude documentaire. “La commission d’enquête a ainsi établi très tôt que la fraude documentaire et la fraude à l’identité constituent la porte d’entrée la plus importante pour la fraude aux prestations sociales et que les organismes de protection sociale sont encore mal armés pour les détecter”, peut-on lire dans le rapport. Dans la lutte aux faux documents – 36.770 infractions en 2017 contre 44.819 infractions en 2019 – la police française est confrontée à une double difficulté. Selon le directeur de la police aux frontières, interrogé par la commission d’enquête, les documents d’état civil “ne sont pas suffisamment sécurisés, voire pas du tout” et aussi étonnant que cela puisse paraître, le gradé explique que les services de police et de gendarmerie ne peuvent pas accéder au fichier des titres électroniques sécurisés (TES) (fichier qui regroupe les informations nécessaires à l’élaboration d’un passeport ou d’une carte d’identité, ndlr).
55 propositions pour lutter contre la fraude sociale…
Pour lutter contre la fraude sociale, la commission d’enquête formule 55 propositions. Dont certaines proviennent de rapports précédents. L’organisation en silo des organismes sociaux doit progressivement laisser place à une “organisation en réseaux”. Un enjeu technique majeur pour croiser efficacement les données. La commission d’enquête veut aussi faciliter l’accès de la police aux fichiers des organismes sociaux ou encore “créer une agence de lutte anti-fraude dotée notamment de pouvoirs d’audit, de conseil, et d’injonction à l’égard des organismes de protection sociale”. Pour les pays classés comme sensibles au regard de la fraude documentaire (en particulier les pays extra-européens), les ressortissants devraient prouver à l’administration la légalité de leurs documents. L’idée serait donc d’inverser la charge de la preuve. La lutte contre la fraude sociale devrait monter en puissance dans les prochaines années.
Source: Capital. 8 septembre 2020.
Jean-Victor Semeraro est journaliste et écrit pour LInternaute.com et Capital entre autres.
A relativiser cependant : l’évasion fiscale (vers la Suisse, le Luxembourg etc) coûte beaucoup plus cher à l’État.