Tunisie : le rêve mortel des jeunes migrants (3/3). Depuis qu’il a quitté la France pour ouvrir un restaurant à Salakta, le quadragénaire tente de raisonner les candidats au départ.
Au volant de son pick-up, il avale la route qui longe la Méditerranée. La nuit va tomber, c’est l’heure pour Mounir Ben Njima de rejoindre ses salariés dans son restaurant La Haute Etoile, à Salakta. Sur le chemin, le Franco-Tunisien de 46 ans croise des tas de visages familiers. « Tiens, lui il a “harrag” deux fois. Lui quatre fois. Lui trois fois », lance-t-il en désignant ces « harraga », les « brûleurs » de frontières qui cherchent à s’évader par la mer pour tenter l’Europe, sans passeport ni visa. « Tous veulent partir d’ici, répète-t-il. A Ksour Essef [ville voisine], un quartier vient de se vider de ses jeunes. » Lui aussi s’est aperçu de la multiplication des départs, notamment dans cette ville de l’est de la Tunisie.
Depuis le début de l’année, près de 6 000 jeunes ont pris le large pour atteindre la petite île italienne de Lampedusa, situé à moins de 150 km des côtes tunisiennes. Et le pays est devenu la première nationalité à traverser la Méditerranée, selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), loin devant l’Algérie (3 287 départs).
Décrochage scolaire
Cette jeunesse, Mounir Ben Njima l’a vue grandir depuis qu’il a quitté Sarcelles (Val-d’Oise) et son emploi de fonctionnaire au ministère français de la recherchepour s’installer,peu avant la révolution de 2011, dans ce coin d’Afrique. Lassé de subir le racisme et les discriminations en tous genres en France, il a tout plaqué pour se construire un destin à Salakta, la ville de son père, à un moment où la Tunisie venait de mettre un terme à la dictature de Ben Ali.
Lui a fait le voyage retour et cela lui permet de comprendre, avec la tendresse d’un grand frère, ces gamins qui se cherchent un avenir meilleur ailleurs. Ces jeunes, il les connaît bien puisqu’il les emploie comme serveurs, cuisiniers ou plongeurs. Ici, des histoires de harraga, il s’en raconte par dizaines. A force de les écouter, il a compris que c’est le chômage (18 % aujourd’hui contre 3 points de moins en 2018) et le manque de perspectives qui poussent à l’exil. « La nouvelle génération des moins de 20 ans a vu les plus grands faire des études et être au chômage, explique-t-il. Alors aujourd’hui, beaucoup arrêtent l’école. »
Appréhendant autrement le sujet, Abderrahmane Hedhili, le président du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), a récemment évoqué le décrochage scolaire comme l’une des causes de cette traversée des frontières, « seule issue face à la situation socio-économique lamentable qu’ils vivent », selon lui. Depuis 2013, près de 900 000 élèves ont interrompu leur parcours scolaire. Et M. Hedhili estime que « c’est là que débute le traitement du fléau de la migration clandestine ».
« Va-t-on réussir là-bas ? »
La nuit est tombée sur La Haute Etoile. Assis sur l’immense terrasse du restaurant, les clients profitent d’une dernière citronnade et de la brise qui vient atténuer la chaleur étouffante. Mounir Ben Njima a un œil sur le service.
Abdel*, 18 ans, a fait une formation de cuisinier pâtissier et pense depuis longtemps à partir. « Ici la vie est chère, le paquet de cigarettes coûte 7 ou 8 dinars [entre 2,10 et 2,50 euros]. Ajoute un café et le taxi, il ne te reste rien », dit-il. Forcément, avec un salaire de 25 dinars par jour, le quotidien n’est pas évident. Et encore, chez Mounir Ben Njima, il gagne plus qu’avec d’autres patrons. Mais cela ne lui suffit plus… et il dit préférer « gagner 50 euros là-bas que 20 dinars ici ».
Son collègue Hamza* acquiesce. Légère barbe et casquette en arrière, l’homme de 24 ans a des projets pleins la tête, mais « aucun moyen pour avancer ». Cet amoureux de la mécanique, qui aimerait en faire son métier, pense aussi à quitter la Tunisie, « mais légalement », insiste-t-il. « Quand quelqu’un part, je ressens l’envie de le rejoindre, mais en réfléchissant je me rends compte que c’est risqué, explique-t-il. Et puis va-t-on réussir une fois là-bas ? Il y a aussi un risque de ne pas trouver de travail, de ne pas avoir de logement, de papiers, d’être expulsé ou de faire de la prison. » Abdel l’interrompt pour rappeler qu’à ses yeux, « la misère de la France est un paradis pour nous » et que « partir, c’est aussi éviter de tomber dans la zetla [le cannabis] et l’alcool. »
Alors, partir ou rester ? Au-delà de cette question, les deux jeunes hommes se rejoignent sur un point : s’ils doivent fuir, c’est provisoirement, juste le temps de gagner de l’argent. Pas question pour eux de s’installer définitivement en France. Ils veulent des euros pour concrétiser leurs projets chez eux, en Tunisie : se marier, construire une belle maison et ouvrir leur petite affaire. Unétat d’esprit nouveau, pour Mounir Ben Njima.
La diaspora « qui joue aux riches »
Depuis des années, il leur raconte à quel point la vie d’un Maghrébin peut être compliquée en France : les clichés, la solitude, l’éloignement. Il rappelle aussi les arnaques des passeurs qui n’hésitent pas à faire croire aux harraga qu’ils sont arrivés en Italie alors qu’ils accostent sur une plage en Libye ou sur une autre rive de la Tunisie. Il leur donne aussi des tas de conseils. « Je leur dis la vérité en leur expliquant qu’ils peuvent rencontrer la mort, mais je ne peux pas leur dire “ne partez pas”. C’est leur vie. » Pourquoi ? « Parce qu’ils ont peut-être une chance de réussir là-bas. J’ai vu en France des gens qui n’avaient même pas un 1 euro pour se payer un café. Mais peut-être qu’eux y arriveront. »
Pour beaucoup de ses employés, la tentation de « brûler » est trop forte. Sur ce point, Mounir Ben Njima en veut aux chansons de rap qui ne parlent que des harraga « et qui leur bourrent le crâne avec ça ». Et à la diaspora « qui joue aux riches l’été avec des voitures splendides ». « Tu vois des mecs de Franceencourager des jeunes à partir en leur disant de les rejoindre là-bas et en promettant de les aider, mais une fois là-bas il n’y a plus personne », regrette-t-il. Malgré tous ces obstacles, certains sont prêts à tous les sacrifices pour se payer la traversée vers l’Italie. Ces jeunes se débrouillent pour rassembler les 5 500 dinars (près de 1 700 euros) demandés par les passeurs : on économise, les copains donnent des billets, la maman vend ses bijoux…
Il est presque minuit. Son grossiste est venu boire un verre. Ce trentenaire lui explique que des commerçants de Ksour Essef ont du mal à trouver de la main-d’œuvre en ce moment, car « beaucoup de jeunes sont partis ». Salim raconte en rigolant l’histoire de l’un de ses salariés (que Le Monde Afrique a rencontré) qui a tenté de rejoindre l’Italie à sept reprises entre le 6 juin et le 25 juillet… « Dingue », dit-il.
Mounir Ben Njima regarde la mer au loin. « La Tunisie, c’est le plus beau pays au monde, clame-t-il. Mais comment les jeunes peuvent avoir une vision alors que les politiques n’en ont pas pour le pays ? Il y a des choses à faire ici, mais si les jeunes ne restent pas en Tunisie, qui va rester ? »
* Les prénoms ont été changés. Sommaire de la série « Tunisie : le rêve mortel des jeunes migrants »
C’est devenu la première nationalité à traverser la Méditerranée. En route vers l’Europe, des milliers de jeunes Tunisiens ont débarqué cet été sur les rives de la petite île italienne de Lampedusa, situé à moins de 150 km chez eux. Ceux qui ne sont pas morts en mer. Le Monde Afrique est allé à la rencontre de ces jeunes – et de leurs familles – dans la région de Mahdia (est), principal point de départ. Ils racontent l’absence de travail, les salaires de misère, le manque de perspectives qui les poussent à risquer leur vie.
Episode 1 « Cette traversée ne peut rapporter que la mort » : en Tunisie, les familles pleurent leurs « harraga »
Episode 2 « Je brûle ou je me fais brûler » : Adem, 25 ans et déjà quatre tentatives de quitter la Tunisie
Episode 3 « Tous veulent partir d’ici » : Mounir Ben Njima, le Tunisien qui est revenu
Mustapha Kessous (Salakta, Tunisie, envoyé spécial)
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