La Turquie d’Erdogan ne cache plus ses ambitions de dominer le monde musulman en fondant le califat rêvé par les Frères musulmans

Atlantico.fr: Lors d’un récent déplacement dans une base militaire, le ministre de l’Intérieur Turc, Suleyman Soylu, a annoncé que « la Turquie deviendra très prochainement le centre d’attraction le plus important du monde ». Qu’est-ce que cela révèle des ambitions de Recep Tayyip Erdogan ?

Alain Rodier : La traduction de la déclaration du ministre de l’intérieur est légèrement inexacte. Il affirme en fait que « la Turquie deviendra très prochainement le centre d’attraction le plus important du monde« , donc, « à venir ». Cette déclaration dévoile ce que le président Recep Tayyip Erdoğan recherche depuis le début de sa carrière politique lorsqu’il a été élu maire d’Istanbul en 1994 avant d’occuper les plus hautes foncions étatiques : devenir le leader incontesté du monde musulman. Il ne faut pas s’en étonner car c’est la complainte constante des Frères musulmans dont Erdoğan a pris la tête (non officiellement) car il est le seul chef d’État avec le cheikh Tamim ben Hamad Al Thani, l’émir du Qatar (lui aussi très proche des Frère musulman) à occuper cette importante fonction. C’est d’ailleurs cette raison qui a attiré l’ire de Riyad vis-à-vis du Qatar considéré comme la base arrière de la confrérie honnie par la famille royale depuis 2002 (mais la confrérie est considérée comme une entité « terroriste » que depuis 2014).

Atlantico.fr: Quels pourraient être les développements inattendus dont parle le ministre de l’intérieur turc ?

Alain Rodier: Ankara est présent sur tous les fronts. D’abord en Syrie où Erdoğan pensait que Bachar el-Assad – avec lequel il entretenait d’excellentes relations personnelles jusqu’aux « printemps arabes » de 2011 – allait être chassé du pouvoir rapidement. Certes, il n’était pas le seul Paris et Washington penchant dans la même direction malgré les nombreuses mises en garde provenant d’officines indépendantes donc suspectes… C’est pour cette raison qu’il a appuyé tous les groupes rebelles sans distinctions jusqu’à ce que ceux dépendant de Daech ne se retournent contre la Turquie en y multipliant les attentats terroristes. S’il a cessé son aide à ce mouvement salafiste-jihadiste, ce n’est pas le cas pour les autres, en particulier pour ceux qui entretiennent des liens officiels ou cachés avec Al-Qaida « canal historique ». Il convient de se souvenir que les relations ambiguës d’Ankara avec la nébuleuse islamique initiée par Oussama Ben Laden sont anciennes et ne datent pas d’Erdogan mais des guerres en Tchétchénie. Déjà, les services turcs (MIT) soutenaient les révolutionnaires islamiques dans un objectif panturquiste non avoué mais assumé.

Parallèlement, la Turquie est présente en permanence en Irak du Nord pour combattre les terroristes du PKK. Ankara y reçoit l’appui forcé du Parti démocratique du Kurdisitan (PDK) qui gère la région.

Une solide « amitié » a été nouée avec le Qatar pour intervenir outre-mer, l’émirat fournissant les fonds, la Turquie les hommes de terrain dont des « mercenaires » syriens ou autres. À noter une petite différence avec les soldats de fortune habituels, les mercenaires islamiques défendent une cause (le salafisme, ce qui veut dire la conquête de nouveaux territoires) tout en étant rémunéré pour cela. Ensemble, les deux pays interviennent en Libye ayant beau jeu de dire qu’ils soutiennent le gouvernement légal de Fayez el-Sarraj (reconnu par l’ONU) et oubliant de préciser que ce n’est pas le cas en Syrie où le « gouvernement légal », même honni par la communauté internationale pour ses exactions humanitaires reste toujours celui de Bachar el-Assad.

La présence turque est de plus active en Somalie où elle se confronte au Shebabs – mais plus encore aux représentants de Daech qui sont minoritaires -. Surtout, elle défend le gouvernement central contre les volontés séparatistes du Putland et du Somaliland soutenus en sous-main par les Émirat Arabes Unis qui se révèlent être – comme en Libye – les seuls opposants crédibles aux interventions d’ Erdoğan.

Il étend son influence sur tout le continent africain offrant une alternative aux autres influences. En effet, il apporte avec lui une aide miliaire sans états d’âme accompagnée de matériels modernes rustiques et bon marché. L’industrie du BTP turque est aussi réputée pour son excellent rapport qualité/prix pour la construction d’infrastructures générales, ports, aéroports, routes, immobilier… 

La Turquie a une attitude très agressive en Méditerranée faisant monter la tension avec la Grèce, l’Égypte, Israël…

Enfin, elle attise le contentieux arméno-azéri  en se livrant jusqu’au 10 août à des manoeuvres militaires conjointes avec Bakou.

Tous ces théâtres opérations où est engagé Ankara peuvent dégénérer à tout instant.

Atlantico.fr: La Turquie n’a-t-elle plus peur d’assumer ses positions ultra-nationalistes face au reste du monde ? 

Alain Rodier: Ce ne sont plus des positions « ultranationalistes » mais « internationalistes » d’Erdoğan dont l’objectif est de fonder le califat dirigé par les Frères musulmans. L’opposition à cette tendance vient surtout, comme cela a été développé plus avant, de la part des EAU et, en seconde ligne, de l’Arabie saoudite, de l’Égypte et … de l’Iran. La Perse (aujourd’hui chiite) est l’adversaire séculaire de l’empire ottoman. Toutefois, tout observateur averti remarquera qu’Erdoğan – qui connaît très bien l’Iran – se garde de provoquer Téhéran dont il connaît le pouvoir de résilience. En effet, il pourrait jouer de la position géostratégique de la Turquie pour favoriser une offensive américaine (qui possède de nombreuses bases dans le pays) contre le régime des mollahs (Trump en rêve). Il s’en garde bien car la riposte serait sévère. Téhéran le lui rend bien approuvant la transformation de Ste Sophie à Istanbul en mosquée et affirmant que les Turcs (majoritairement sunnites) ont le plus grand respect pour l’islam chiite…

Cela dit, quoiqu’en dise la presse occidentale qui s’est toujours trompée à propos de la Turquie(1), Erdoğan ne risque rien à l’heure actuelle à l’intérieur. L’opposition est totalement muselée, ce qui reste de la presse locale est aux ordres, l’armée, la police et la justice sont à sa botte et surtout, les classes laborieuses – qui sont bien encadrées par le système « frériste »- lui doivent tout. Seul un effondrement de l’économie suite à la crise du coronavirus pourrait faire trembler ses bases. Mais, pour l’instant, personne n’est en position de le remplacer.

(1) : L’Europe « démocratique » dans sa détestation viscérale de tout ce qui est militaire, a aidé Erdoğan a éradiquer les cadres de l’armée turque qui défendaient l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne et laïque. Résultat, les Frères musulmans sont à nos portes.

Source: Atlantico. 3 août 2020.

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran – Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

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