Pascale Robert-Diard et Joseph Beauregard. « L’affaire Gabrielle Russier » : la condamnée ( 5/6 )

Mourir d’aimer … Le Film. André Cayatte

2 journalistes du Monde, Pascale Robert-Diard et Joseph Beauregard, ont retracé le destin de cette enseignante du lycée Nord de Marseille dont l’histoire d’amour avec l’un de ses élèves fit scandale. A l’été 1969, la professeure est marquée par l’écho médiatique donné à sa relation amoureuse. Ses lettres trahissent un mal-être grandissant.

Ce dimanche 20 juillet 1969, Gabrielle Russier pousse le portail d’une vieille bâtisse de briques rouges, La Recouvrance, à Boulin, près de Tarbes. La jeune professeure de français a quitté Marseille en train pour rejoindre ce centre psychothérapeutique installé au pied des Pyrénées. Dans quelques heures, deux hommes vont marcher sur la Lune.

Alors que le monde entier a les yeux rivés sur la mission d’Apollo 11, elle tourne et retourne dans sa tête les événements des dernières semaines. L’épreuve du procès, le 10 juillet, où sa relation amoureuse avec un de ses élèves de 17 ans a été livrée en pâture aux débats d’un tribunal. L’incompréhension à la lecture des mots sévères du jugement qui, le lendemain, l’a condamnée pour « enlèvement et détournement de mineur ». Le lâche soulagement face à la peine prononcée – un an d’emprisonnement avec sursis – qui devait lui permettre de bénéficier de l’amnistie présidentielle.

Puis, quelques heures plus tard, l’abattement, la terreur même, en découvrant que le procureur avait fait appel de la décision et que tout était à recommencer.Après les parents de Christian Rossi, à l’origine de la plainte, « c’est maintenant les représentants de la société qui m’en veulent », confie-t-elle à un ami. « Il n’y a plus d’avenir », écrit-elle à un autre.

« Un roman de Stendhal ou de Balzac »

Dans ce coin de campagne pluvieux, tout ce qu’elle a voulu fuir ne tarde pas à la rattraper. Sa fidèle femme de ménage, Josephina, réexpédie à La Recouvrance les courriers qui s’entassent dans sa boîte aux lettres. Des lettres d’inconnus, pour la plupart émus par cette affaire qu’ils ont découverte dans les journaux.

Certains ont lu ce court billet signé de Jean-Marie Rouart, publié le 17 juillet à la Une du Figaro : « Cela commence avec un soupçon de mélancolie comme un roman de Stendhal ou de Balzac. Une femme mûre aime un jeune homme. Elle a 30 ans. Du temps de Balzac, elle ne pourrait plus prétendre à grand-chose. Aujourd’hui, l’âge l’a à peine effleurée. Elle est professeur de lettres. Pour un collégien rêveur, c’est la Sanseverina (…) Un jour, c’est le mois de mai, tout le monde est ivre. L’univers raisonnable n’est plus qu’un souvenir. Ils lancent ce dernier pavé sur le monde des adultes. Ils s’aiment, il n’a que 17 ans (…) Est-ce le nouveau roman de Christiane Rochefort, la version hollywoodienne de Phèdre ou de Chatterton ? Non. C’est simplement une histoire vraie. Il n’y manque que la fin. Dans un livre, l’auteur l’eût faite différente. “Jugée à huis clos par le tribunal de Marseille, Madame X. a été condamnée à un an avec sursis.” La vie ne sait pas terminer les histoires en beauté. »

Le recteur Claude Franck, en 1967.
Le recteur Claude Franck, en 1967. HENRY ELY AIX

D’autres lecteurs ont frémi à la lecture de ce long article signé François Caviglioli et publié dans Le Nouvel Observateur, le 21 juillet. « La méchanceté humaine n’a pas de province, n’est d’aucun parti, qui pousse partout, chez les universitaires éclairés comme chez les concierges affamées de scandale », écrit le journaliste en s’en prenant au père de Christian Rossi, « cet universitaire qui avait campé, en état d’insurrection, dans les murs sur lesquels on lisait : “Plus je fais l’amour, plus je fais la révolution”. Mais la révolution sexuelle s’arrête à la porte du domicile familial. Pas un enfant ne doit manquer à l’appel, autour de la soupière qui fume sous la suspension. »

« Mon histoire fait gamberger tout le monde. Il faut la réduire, la démythifier. Ne parler de rien, être calme »
Lettre de Gabrielle à son ex-mari, fin juillet 1969

Gabrielle redoute cette soudaine publicité. « Mon histoire fait gamberger tout le monde. Il faut la réduire, la démythifier. Ne parler de rien, être calme. Ne pas tomber dans le piège que tous me tendent en voulant m’aider : les idées de gauche, la philo, la psychanalyse, les idées de droite, le divorce, etc. », écrit-elle à son ex-mari, Michel Nogues, fin juillet 1969. Pour l’heure, elle est surtout préoccupée par ses jumeaux de 10 ans. A Valérie, elle n’a rien dit de ce qui lui arrivait. Joël, lui, sait. « Je ne sais pas comment ce gosse réussit à être si fort. J’ai peur qu’il ne craque », confie-elle à Michel.

Les difficultés matérielles ajoutent à son tourment. Juste avant de quitter Marseille, elle a appris, par un courrier du 15 juillet signé du recteur Claude Franck, que l’éducation nationale exigeait d’elle le remboursement des deux mois de traitement perçus pendant son séjour en détention. Au rendez-vous qu’elle lui a demandé, il a opposé en quatre lignes glaciales une fin de non-recevoir. « Il n’y a plus de moralité en France, il faut que cette affaire serve d’exemple », avait glissé ce même recteur à l’oreille duprocureur général Marcel Caleb, en le croisant aux cérémonies du 14-Juillet, à Aix-en-Provence.

Neuf jours plus tard, Gabrielle écrit à son amie et collègue du lycée Nord, Gilberte : « J’essaie de me reposer mais je vis dans l’angoisse : plus de traitement très bientôt, peu d’économies, il faudra que je liquide l’appartement, que je me fasse héberger quelque part, que je mette les gosses à l’assistance, que je me soigne en attendant de trouver du boulot. Je ne dramatise pas, c’est la situation qui est dramatique. Ici, je compte les timbres, je vis avec rien… au milieu de gens fortunés ».

Cure de sommeil

Au mois d’août, ses proches s’étonnent de ne plus recevoir de nouvelles. Submergée par les soucis, Gabrielle a craqué et a avalé des barbituriques. A l’hôpital de Tarbes où elle a été transférée, les médecins ont décidé de la plonger pendant neuf jours dans une cure de sommeil. Lorsqu’elle retrouve enfin sa chambre à La Recouvrance, le psychiatre se veut rassurant. Elle va reprendre des forces d’ici au procès en appel, le pire est derrière elle, lui dit-il. Gabrielle s’accroche à cet espoir.

L’audience ne devrait pas se tenir avant le 15 septembre. Son père, l’avocat parisien René Russier, a demandé à son célèbre confrère Albert Naud, d’assurer sa défense devant la cour d’appel. Et puis, il y a les lettres de Christian qui lui font du bien. Pour gagner trois sous, il travaille dans une entreprise de nettoyage de 4 heures du matin à 4 heures de l’après-midi. En fin de journée, il rejoint souvent la professeure du lycée Nord, Christiane Beulaygues. Epouse sans enfants d’un homme d’affaires aisé, celle-ci a longtemps soutenu Gabrielle avant de prendre ses distances, irritée par son obstination amoureuse. Mais elle veille sur le grand adolescent qu’elle voudrait protéger de la tempête familiale et judiciaire que leur histoire d’amour a suscitée.

Pendant ce temps, à Saint-Germain-de-Calberte, dans la ferme des Cévennes qui leur tient lieu de résidence secondaire, les parents de Christian reçoivent, comme chaque été, leurs amis. Des intellectuels, des collègues universitaires, des militants, qui, comme eux, sont plus ou moins en rupture avec la ligne orthodoxe du Parti communiste.

De l’affaire Russier, Marguerite Rossi ne dit mot. Son époux, Mario, est plus disert, plus visiblement affecté, surtout par l’incompréhension qu’il sent autour de lui. Auprès de l’éducateur, Jo Ross, qui lui fait part de sa gêne et estime qu’ils sont allés trop loin en poursuivant la professeure devant la justice, Mario Rossi tente de se justifier. C’était son « devoir de père de protéger [son] fils », lui dit-il.

« Je voudrais voir le métèque [le surnom que Gabrielle donne à Christian]. Il me semble que c’est ma dernière chance de m’en sortir »
Message de Gabrielle glissé à son ex-élève Claudette, le 30 août 1969

A la fin du mois d’août, Gabrielle reprend la plume pour annoncer à ses proches qu’elle va rentrer à Marseille. Sa tante Suzanne, la sœur de son père, lui a promis de la rejoindre le 4 septembre pour l’accompagner jusqu’à la date du procès et préparer la rentrée scolaire des jumeaux. Avec son ex-mari, Gabrielle organise leur retour de colonie de vacances.

« Je suis contente pour Valérie qui m’a envoyé une très bonne lettre. Je vais essayer de faire bonne figure, même si je ne les prends pas tout de suite avec moi, afin qu’ils ne soient pas trop “choqués”. J’ai l’air d’un macchabée ambulant », écrit-elle. Dans ce dernier courrier envoyé de La Recouvrance le 29 août, elle remercie surtout Michel du soutien qu’il lui apporte. « Tout ce que tu me dis est bien et raisonnable et encourageant. Je t’embrasse, en te disant à bientôt, et en souhaitant que tout ceci s’apaise et que tu n’aies pas eu tort d’avoir confiance en moi. »

Le samedi 30 août, Gabrielle prend le train pour Marseille. Elle a eu le temps de glisser un message à son ancienne élève Claudette : « Je voudrais voir le métèque [le surnom qu’elle donne à Christian]. Il me semble que c’est ma dernière chance de m’en sortir. » Mais elle n’a pas indiqué son heure d’arrivée et personne ne l’attend à sa descente sur le quai, gare Saint-Charles.

Dernière lettre de Gabrielle adressée à son ex-mari Michel Nogues, avant de quitter la clinique de la Recouvrance (Haute-Pyénées), le 29 août 1969.
Dernière lettre de Gabrielle adressée à son ex-mari Michel Nogues, avant de quitter la clinique de la Recouvrance (Haute-Pyénées), le 29 août 1969. COLLECTION PRIVEE

Gabrielle rentre chez elle, fait quelques courses, n’ouvre pas sa valise. Le dimanche après-midi, Claudette vient sonner à sa porte. En sortant de l’ascenseur, elle sourit à la vue du croquis de chat que Christian avait tracé un jour sur le mur avec ces mots « Gatito » (« le chaton »),le surnom qu’ils donnaient à Gabrielle.

Claudette se réjouit de l’inviter le lendemain soir chez ses parents. Elle ne sait pas encore si elle va lui dire que la même invitation a été transmise à Christian ou si elle lui réserve la surprise. Au onzième étage de la résidence Nord, personne ne répond. Claudette repart, déçue ; elle reviendra le lendemain, se dit-elle.

Bruit de sifflement inhabituel

Ce même dimanche 31 août, Michel Rios, étudiant en première année à la fac de pharmacie de Marseille-La Timone, pousse la porte vitrée du hall de la résidence Nord où il habite depuis quelques mois avec ses parents. Il est 19 h 30, il se dépêche car son père lui a suffisamment répété qu’il ne devait pas se contenter de mettre les pieds sous la table et le dîner familial se tient, comme chaque soir, à 20 heures précises.

Une femme lui tourne le dos devant les boîtes aux lettres, elle semble plongée dans la lecture d’un courrier. Lorsqu’elle rejoint l’ascenseur, il reconnaît sa voisine de palier, Gabrielle Russier. Le jeune homme de 19 ans qui en paraît 16, baisse les yeux, gêné. Comme tout le monde dans la résidence, il sait que la professeure a été condamnée pour « détournement de mineur. » Les onze étages lui semblent interminables, il s’efface pour la laisser sortir en premier sans lui adresser un mot.

Le lendemain matin, vers 10 heures, Michel Rios va rejoindre un de ses amis de la résidence au huitième étage. En franchissant les portes battantes qui relientles deux parties de la tour, il entend un bruit de sifflement inhabituel, pense à une canalisation d’eau.

Lorsqu’il reprend le même chemin pour rentrer chez lui en début d’après-midi, le sifflement est toujours là, Michel prévient sa mère. L’un et l’autre perçoivent une odeur de gaz. Plus ils s’approchent de la porte de leur voisine, plus cette odeur devient forte. Collette Rios envoie son fils appeler les pompiers depuis la cabine téléphonique installée dans la petite galerie commerciale au pied de la résidence et lui demande de foncer ensuite prévenir le gardien, logé dans la tour voisine.

Les deux hommes remontent ensemble. Collette Rios retient le bras du gardien à l’instant où il s’apprête à appuyer sur la sonnette de l’appartement. Quelques minutes plus tard, les pompiers, descendus par une échelle depuis le douzième étage, brisent la porte-fenêtre du balcon pour pénétrer chez la professeure.

« On aurait dit qu’elle dormait »

Deux verres sont restés sur la table du salon. Deux tasses sales sont posées près de l’évier de la cuisine. Gabrielle est allongée sur son lit, vêtue d’une robe de chambre bleu ciel. Toutes les issues de l’appartement ont été calfeutrées à l’aide de vieux journaux et de vêtements. Elle a avalé le contenu d’une boîte de médicaments, pensé à couper l’électricité avant de débrancher le tuyau de gaz et de l’orienter vers sa chambre. « On aurait dit qu’elle dormait », dit Collette à son fils Michel. Au jeune homme décomposé qui ne se pardonne pas de ne pas avoir réagi, dès le matin, quand il a perçu l’étrange sifflement chez la voisine, le pompier répond : « Rassurez-vous. C’était déjà trop tard. Elle est probablement décédée vers 4 ou 5 heures du matin. »

Le procureur Marcel Caleb, en 1965.
Le procureur Marcel Caleb, en 1965. HENRY ELY AIX

En garant son Solex au pied de la résidence, Claudette, son ancienne élève, découvre un inquiétant va-et-vient de pompiers et de policiers. Là-haut, au onzième étage, la porte de l’appartement de Gabrielle est grande ouverte, un agent lui bloque le passage.

« Vous la connaissez ?

– Oui.

– Elle s’est suicidée. »

Il lui demande sa carte d’identité, note son nom et la prie de se présenter dès le lendemain au commissariat de son quartier.

« Je ne comprends pas, je ne comprends pas »

Claudette est chez elle, entourée de ses parents, quand un coup de sonnette lui annonce l’arrivée de Christian. Elle le fait asseoir sur le canapé, prend ses mains dans les siennes et balbutie : « Chris, Gabrielle… Elle est morte. » Le jeune homme s’enfuit aussitôt de l’appartement. Claudette le suit dans la rue. Une Austin Cooper est garée quelques mètres plus loin. Christian s’y engouffre, la professeure Christiane Beulaygues est au volant. Il fonce chez ses parents dans le quartier Saint-Julien, ouvre la boîte aux lettres. Rien, Gabrielle ne lui a rien laissé.

« Gabrielle est morte. » « Gabrielle s’est suicidée ». « Gabrielle a ouvert le gaz. » Partout, les mots s’envolent et frappent. A Saint-Germain-de-Calberte, dans les Cévennes, l’un des rares habitants du village à avoir le téléphone court jusqu’à la bergerie des Rossi pour leur transmettre un numéro à rappeler d’urgence. Quand il revient de chez son voisin, le père de Christian, hagard, annonce la nouvelle à son épouse et à ses hôtes. Il demande à son collègue professeur, Roger Bozzetto, de l’accompagner à Marseille, il veut voir son fils. « Je ne comprends pas, je ne comprends pas. C’est un immeuble qui nous tombe sur la tête », ne cesse-t-il de répéter tout au long de la route.

A Aix-en-Provence, Michel Nogues va aussitôt trouver Albert Roux, le fidèle ami de fac de Gabrielle. « Venez avec moi. Je n’ose pas être seul au moment de la revoir morte », lui dit-il.

Au pied de son HLM, dans les quartiers Nord de Marseille où Christian Rossi est venu la retrouver, Françoise, la si timide et fragile Françoise qui aime tant Gabrielle, reste pétrifiée, sans un mot, sans une larme. « Sors de ta torpeur et assieds-toi à table », lui lance son père à son retour.

Dans son chalet des Alpes-de-Haute-Provence, à Montclar, Yves Bosc, médecin et ami de Gabrielle, pleure et serre dans ses bras sa fille Martine, une des fidèles de la bande de seconde C.

« Tragique épilogue »

Aux Pennes-Mirabeau, Geneviève, celle que Gabrielle surnommait Electre, aide son père à poser des tuiles sur le toit. La radio est branchée à fond sur Radio Monte-Carlo. La phrase surgit au milieu du flot d’informations : « A Marseille, la professeure condamnée pour détournement de mineur s’est suicidée. »

Ces mots saisissent Max au même instant dans la cuisine de ses parents, à l’Estaque. Le plus jeune du cercle des intimes de Gabrielle refuse de croire à ce qu’il vient d’entendre. Il grimpe en courant la colline jusqu’à la résidence Nord, emprunte l’ascenseur. Au onzième étage, un policier monte la garde, des scellés ont été apposés sur la porte.

« L’amour interdit », publié dans « Ici-Paris » (8-14 juillet 1969).
« L’amour interdit », publié dans « Ici-Paris » (8-14 juillet 1969). ICI PARIS

A Sartène, en Corse, l’universitaire Raymond Jean hèle le vendeur de journaux qui passe devant son hôtel en proposant Le Provençal. L’ancien mentor de Gabrielle à la faculté des lettres d’Aix-en-Provence s’allume une cigarette, déploie le journal, le titre lui saute à la figure : « Tragique épilogue d’un impossible roman d’amour. »

En Haute-Savoie, le jugeBernard Palanque, qui a inculpé et fait incarcérer pendant sept semaines Gabrielle Russier, achève ses vacances en famille. Il compose le numéro qu’on lui a demandé de rappeler au plus vite. Au bout du fil, un journaliste lui annonce la nouvelle et l’interroge sur ce qu’il éprouve. Il raccroche aussitôt. Son épouse et ses enfants accourent auprès de lui. « Mais pourquoi ? Mais pourquoi ? », leur souffle-t-il. Le 1er septembre était le jour de son anniversaire.Article réservé à nos abonnés Lire aussiLA MORT DE GABRIELLE

Un corbillard roule vers Paris. A l’arrière de la Lancia de leur père, Joël et Valérie regardent en silence s’éloigner les collines du Midi. Leurs cartables sont dans le coffre.

Le matin du vendredi 5 septembre,le pasteur Michel Viot prend la parole devant la petite assemblée réunie au cimetière du Père-Lachaise. Il a choisi de lire les versets 18 à 21 du chapitre XXIX du prophète Esaïe. « En ce jour-là, les sourds entendront les paroles du Livre ; et délivrés de l’obscurité et des ténèbres, les yeux des aveugles verront (…) Le violent ne sera plus, le moqueur aura fini et tous ceux qui veillaient pour l’iniquité seront exterminés, ceux qui condamnaient les autres en Justice, tendaient des pièges à qui défendait sa cause à la porte (…) »  « Gabrielle Russier n’a pas attendu, poursuit le pasteur. Elle n’a pas pu ou pas su attendre. Ainsi la justice quand elle devient inique se transforme en instrument de torture. Qu’elle soit frauduleuse ou, ce qui était le cas pour Gabrielle Russier, inhumaine, la justice peut détruire un être. Et il est des condamnations qui, pour paraître légères à certains, n’en sont pas moins des condamnations à mort. Que ceux qui ont traîné leur prochain en justice y pensent. Quant au représentant du ministère public qui avait fait appel a minima, nous pouvons lui répondre, nous qui sommes ici ce matin, que Dieu a rejeté son appel. Dieu n’a pas voulu laisser Gabrielle Russier dans vos mains, juges humains ! Face à Dieu, vous avez perdu votre procès ! »

La tour de la résidence Nord (à gauche), où habitait Gabrielle Russier, à Marseille, ici le 23 janvier 2010.
La tour de la résidence Nord (à gauche), où habitait Gabrielle Russier, à Marseille, ici le 23 janvier 2010. PHILIPPE PIRON

La porte de la petite chapelle de pierre au n° 127, dans la 26division du cimetière du Père-Lachaise, non loin des tombes de Molière et de La Fontaine, se referme sur le cercueil. La lointaine parente qui avait fait de René Russier, le père de Gabrielle, l’héritier de cette concession perpétuelle, s’appelait Rossi. Au fronton de la chapelle, leurs deux noms sont gravés : « Famille Rossi-Russier. »

Ce même 5 septembre, Christian Rossi écrit à ses parents pour se protéger et les rassurer. « Je suis bien arrivé à Paris. Lundi, je suis allé voir Hair [la comédie musicale adaptée par Jacques Lanzmann au Théâtre de la porte Saint-Martin]. Finissez bien votre séjour sans vous inquiéter. A bientôt. Bises. »

Le 11 septembre 1969, au onzième étage de la résidence Nord, les scellés ont été brisés. Un homme que Michel Rios ne connaît pas est en train de dévisser la plaque au nom de Russier apposée sur la porte. En apercevant le jeune voisin, il retourne dans l’appartement et en ressort avec quelques jouets d’enfants. « Je vous les donne, je ne veux pas les prendre », lui dit-il. C’est Michel Nogues, l’ex-époux de Gabrielle, le père des jumeaux, venu vider l’appartement.

« Gabrielle Russier s'est donné la mort », « Le Méridional », le 4 septembre 1969.
« Gabrielle Russier s’est donné la mort », « Le Méridional », le 4 septembre 1969. LE MERIDIONAL

A l’intérieur, un huissier dresse procès-verbal. « Il a été trouvé et prisé les meubles et objets suivants : dans une pièce à usage de salle de séjour, un secrétaire, 60 francs, dans ledit secrétaire, quatre billets de 100 francs, une coupure de dix mille lires, une bibliothèque à trois éléments, 200 francs, une table basse céramique, 60 francs, un divan, 30 francs, un fauteuil en skaï, 50 francs, un lot de bibelots, 5 francs, un électrophone, 300 francs, un lot de disques, 100 francs, une caméra Bell & Howell, 150 francs, un transistor Grundig, 180 francs, une machine à écrire, 200 francs, un lot de couverts en métal argenté, 180 francs. »

La liste se poursuit : quelques chaises, un pouf, un coffre en bois, une banquette en rotin, un légumier Christofle, un service de table incomplet, un autre de verre incomplet lui aussi, un service à café et un à thé ; un transat et une table pliante sur le balcon ; un lot de vaisselle, des torchons usagés, une table, un tabouret et une chaise en formica dans la cuisine ; deux petits lits, des pupitres d’enfant en bois blanc ; un lit double, une malle en osier, une commode quatre tiroirs, une lampe de chevet, deux descentes de lit. Une paire de skis, une montre gousset, une alliance en or. Et dans toutes les pièces, des livres, des lots de livres. Le tout est estimé à 5 219 francs.

Dans le garage, un voile de poussière recouvre les autocollants de marguerites dont Gabrielle avait décoré sa Dyane rouge en mai 68, et le « Fatte l’amore non la guerra » qu’elle avait rapporté de son échappée en Italie avec Christian. Sur le procès-verbal de l’huissier, le véhicule « de marque Citroën quatre portes, immatriculé 3561 DF 13 », que Gabrielle surnommait « la tortue de la liberté », est évalué à 3 700 francs.

« Il a été vaqué à tout ce que dessus depuis ladite heure de quinze jusqu’à celle de seize », note l’huissier. L’inventaire d’une vie a duré soixante minutes.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

1 Comment

  1. bonjour a vous tous .j’ai beaucoup appris de cet ignoble assassinat.la haine et la persécution sont inadmissible (une situation qui n’a rien à voir avec le film mourir d’aimer) 50 ans qui font que je n’ai rien oublier. j’ai lu des auteurs très sympathiques seul une minorité d’esprit pense écrire en maître de l’absolu .personnellement je pense que toute forme de religions confondues ,toute forme de pensée, doivent se rejoindre dans le respect et l’amour de l’autre afin d’éviter le chaos. les imbéciles comme les érudits sont tous appelés à finir dans l’oubli.

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*