« L’affaire Gabrielle Russier, l’amour hors la loi » (1|6)
A l’aide de témoignages et de documents inédits, « Le Monde » retrace le destin de cette enseignante dont l’histoire d’amour avec l’un de ses élèves fit scandale au tournant des années 1960-1970.
« Je vous rappelle qu’il est interdit de fumer dans les couloirs, dit le pion en lui tapotant l’épaule.
– Même pour les profs ?
– Ah, pardon. Je ne vous avais pas reconnue au milieu des élèves. »
Gabrielle Nogues, née Russier,tire sur sa Gauloise bleue. Elle a 30 ans. Trois mois plus tôt, elle a brillamment réussi l’agrégation de lettres modernes. Ce 14 septembre 1967, elle effectue sa première rentrée comme professeure de français et de latin au lycée Nord de Marseille.
Gabrielle Russier sort de son cartable L’Ecume des jours, de Boris Vian, et en lit quelques pages à l’assemblée de blouses grises et bleues. Les collégiens n’ont jamais vu ça
Un coup de pouce de dernière minute de sa tante Suzanne, qui connaît du monde au ministère, lui a permis d’échapper à une nomination dans un lycée de jeunes filles à Nîmes. L’immense paquebot qui domine la rade de Marseille, sacré « lycée le plus moderne d’Europe » par le premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev, lors de sa visite en 1960, lui convient bien mieux. Un lycée mixte, le seul des quartiers nord de Marseille, qui rassemble les élèves des barres HLM de Saint-Louis, Saint-Henri, la Cabucelle, Saint-Antoine ou Saint-André, ceux qui grimpent depuis les petites maisons de l’arrière-port de Mourepiane ou qui quittent chaque jour, dans la voiture de leurs parents, les belles villas lovées dans ce coin de « campagne » que sont alors l’Estaque, la Gavotte, Verduron ou Bouc-Bel-Air. Un brassage de fils et filles d’ouvriers ou d’employés, de pieds-noirs rapatriés depuis peu, de commerçants, de bonne bourgeoisie marseillaise et même deux des héritiers de Norodom Sihanouk, chef d’Etat du Cambodge.
Prévu pour 1 800 élèves, le lycée en compte déjà 2 700. Le jour de la rentrée, en seconde C, ils sont une trentaine à observer le bout de femme qui se présente à eux. Des cheveux bruns très courts, un visage triangulaire, le nez long, de grands yeux verts. Pas vraiment jolie, avec même quelque chose d’un peu insolite et ingrat dans l’expression, qui s’efface quand elle sourit. On dirait un chat, pensent les uns. Plutôt un chameau, assurentles autres en s’amusant de sa ressemblance avec l’effigie des paquets de Camel. Sa robe courte, bleue à pois blancs surmontée d’un col Claudine, la fait paraître plus petite encore et si frêle.
Elle va, prévient-elle, leur faire aimer la littérature. Elle promet la même chose à ses élèves de première littéraire. A la classe de troisième qui lui a été attribuée, elle ne dit rien d’abord. Elle sort de son cartable L’Ecume des jours, de Boris Vian, et en lit quelques pages à l’assemblée de blouses grises et bleues. Les collégiens n’ont jamais vu ça.
Il y a le programme à respecter bien sûr. Celui du Lagarde et Michard auquel elle préfère le Castex et Surer qu’elle trouve mieux rédigé. Montaigne, Molière, Racine, Les Provinciales, de Pascal. Mais il y a tous les autres que la fraîche agrégée aime passionnément et qu’elle veut leur faire partager. Eluard, Apollinaire et Supervielle dont elle peut réciter des dizaines de poèmes, le théâtre de Giraudoux et d’Anouilh – Antigone, surtout Antigone –, et Proust et Camus et Segalen et Boris Vian, toujours.
A la fin de chaque cours, Gabrielle s’attarde dans la classe. Elle goûte ces moments où les uns et les autres viennent lui parler. Elle les sollicite, même
En parler, c’est bien. Amener ses élèves à les lire, c’est mieux. Mais au lycée Nord à l’époque, il n’y a pas de bibliothèque. Qu’à cela ne tienne, Gabrielle Nogues va en créer une, rien que pour eux. A chacun de ses élèves, elle demande une participation symbolique de quelques francs. Elle se chargera d’acheter les livres de poche. Et à la fin de l’année, chacun emportera celui qu’il a préféré. Souvent, elle descend de l’estrade du haut de laquelle les profs dispensent leurs cours magistraux. Quand elle passe dans les rangs, elle laisse un sillon parfumé qui intrigue. Jicky,de Guerlain, confie-t-elle un jour à sa timide élève de seconde, Françoise Blasquez, qui s’est enhardie à lui demander ce qu’elle portait.
A la fin de chaque cours, Gabrielle Nogues s’attarde dans la classe. Elle goûte ces moments où les uns et les autres viennent lui parler. Elle les sollicite, même. Ses sujets de dissertation sont aussi pour elle une façon de les faire sortir d’eux-mêmes, de les inciter à affronter leurs émotions, leurs troubles, leurs difficultés. « La lumière chez Antigone, vous avez une heure. »
De l’un de ses maîtres à la fac d’Aix-en-Provence, l’éblouissant Antoine Raybaud, Gabrielle Nogues a retenu une devise : la culture est inséparable de l’inquiétude de la vie. Seule la culture, pense-t-elle, peut apporter des réponses aux questions que les ados n’osent aborder autour des tables familiales, des dîners à heure fixe auxquels il est inconcevable de se présenter avec quelques minutes de retard.
Discussions à bâtons rompus
La jeune enseignante préfère ces échanges aux rumeurs de la salle des profs, qu’elle fuit. Petit à petit, elle se joint aux groupes d’élèves dans la cour, discute à bâtons rompus de cinéma, de littérature, de musique, évoquant avec eux les textes de Barbara, Jean Ferrat, Gainsbourg, Reggiani. Mais de retour en classe, elle sait aussi reprendre sèchement l’un ou l’autre pour ses fautes de français. Au bout des années de lycée, il y a le bac et ils ne doivent pas oublier que le précieux sésame exige du travail.
Après les cours, Gabrielle Nogues monte dans sa 2 CV grise et emprunte l’autoroute qui la ramène à Aix-en-Provence où l’attendent ses jumeaux de 8 ans, Joël et Valérie. L’appartement au premier étage de l’allée du Soleil, dans le quartier Sainte-Anne, n’est pas très grand mais lumineux. Séparé du balcon par de larges baies vitrées, le salon est peu meublé. Un canapé rouge pelucheux, des poufs et des coussins multicolores que lacère le chat Frotadou, des étagères pour les livres, un meuble bar, un secrétaire couvert de papiers, un électrophone Teppaz. Gabrielle Nogues se sent bien dans cette résidence où elle a emménagé après la séparation avec son mari. La procédure de divorce qu’elle a initiée est en cours, c’est long, fastidieux, les accusations mutuelles et les constats d’huissier pleuvent dans le dossier.
Avec Michel Nogues, tout était allé très vite. Ils s’étaient rencontrés à la résidence universitaire d’Antony, près de Paris, elle étudiait les lettres modernes, il terminait ses études d’ingénieur. Gabrielle venait de rompre une première relation amoureuse compliquée. Un an plus tard, en 1958, le couple se marie.
Gabrielle a 20 ans, la majorité est à 21. Son père, René Russier, avocat pénaliste au barreau de Paris, et sa mère, Marjorie,une Américaine mélomane contrainte par une sclérose en plaques à vivre recluse dans son appartement du 7e arrondissement, approuvent l’union de leur fille unique avec ce beau jeune homme brillant, athlétique, spécialiste de la fission nucléaire. Sur la photo de mariage, il est le seul à sourire. Gabrielle fixe l’objectif, ses cheveux très bruns, retenus d’un côté du visage par une discrète barrette, tombent en rouleaux souples sur ses épaules dénudées. Elle porte une élégante robe corolle sans manches en soie brodée de fleurs, serrée haut sur la taille. Pour tout bijou, sa croix protestante retenue par une fine chaîne d’or.
Autour, la colère gronde
Le couple embarque aussitôt pour Casablanca, au Maroc, où Michel Nogues a été recruté par la Générale électrique. Gabrielle a 21 ans quand elle donne naissance aux jumeaux. Elle n’entend pas rester mère au foyer, trouve un premier emploi de répétitrice au lycée Moulay-Abdellah. Le rapport de l’inspecteur est flatteur, elle est promue enseignante.
Autour, la colère gronde, et la toute jeune professeure qui suit avec passion les revendications d’indépendance n’hésite pas à apposer sa signature au bas du manifeste des 481 Français du Maroc qui demandent l’ouverture de négociations entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République algérienne. Mais déjà, il faut repartir. Une nouvelle mission est confiée à Michel à Cadarache (Bouches-du-Rhône), Gabrielle quitte la première Casablanca avec les enfants, pose quelques mois ses valises chez ses parents à Paris. A l’été 1961, le couple emménage à Aix.
Gabrielle décide de reprendre le chemin de l’université, trop tôt abandonné. Les jumeaux sont priés de se tenir tranquilles, elle prépare le concours de l’institut préparatoire à l’enseignement secondaire (Ipes). Cinq cents candidats, treize reçus. La voilà devenue élève-professeure, avec un salaire de 1 000 francs par mois. Au sein du couple, les disputes s’enveniment. Michel reproche à son épouse ses dépenses vestimentaires, elle ne supporte plus sa violence verbale, parfois physique. Mais dès qu’elle s’assoit dans l’amphithéâtre Blondel de la faculté de lettres, Gabrielle est heureuse.
Plus âgée que la plupart des étudiants, mère de famille, elle se lie plus facilement avec les enseignants et avec les assistants qu’avec ses voisins de banc. Comme tout le monde, elle est subjuguée par Antoine Raybaud. Normalien, reçu premier à l’agrégation de lettres, violoniste, beau comme un pâtre grec et le sachant, il arrive toujours en retard, au volant de sa 2 CV brinquebalante bourrée de livres et de journaux et leur parle comme personne de Rimbaud, d’André Breton, de Francis Ponge ou de René Char.
Gabrielle admire aussi l’écrivain et professeur Raymond Jean, qui dirige son diplôme d’études supérieures sur le Nouveau Roman. L’amphithéâtre accueille Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Michel Butor, les discussions littéraires et politiques enfiévrées se prolongent au café Le Grillon, en bas du cours Mirabeau, autour d’un Martini blanc.
Jeune femme vive, enflammée, déterminée, libre
L’étudiante obtient la mention très bien pour son mémoire « Temps romanesque et temps grammatical ».Séduits l’un et l’autre par cette jeune femme vive, enflammée, déterminée, libre, charmeuse aussi, qui a renoncé au chignon, coupé court ses cheveux et accentué son allure androgyne, ils l’encouragent à passer l’agrégation. L’écrit se passe bien, elle obtient la 15e place, mais Gabrielle, épuisée, perd ses moyens à l’oral. L’échec la blesse. Les jumeaux sont envoyés en colo, puis en maison d’enfants, Gabrielle s’accroche. Le bel Antoine Raybaud croit en elle, elle veut lui plaire, elle ne le décevra pas.
La complicité, la proximité que l’étudiante plus mûre que les autres a connues avec ses enseignants à Aix, la jeune professeure du lycée Nord de Marseille rêve de les nouer à son tour avec ses élèves.
Comme il lui semble lointain, le temps de Victor-Duruy, ce lycée parisien de jeunes filles bien nées sur lesquelles veillaient d’austères agrégées. A part le concierge et le curé en soutane, pas un homme ne franchissait le porche, les garçons avaient interdiction de paraître dans un périmètre de cent mètres autour du respectable établissement. Quant à s’attabler au café, c’était tout simplement inenvisageable.
– Et si on partait au ski ?
Elle a lancé l’idée comme ça, au groupe d’élèves de seconde C avec lequel elle a pris l’habitude de s’attarder après les cours. Quelques jours plus tôt, elle les a emmenés à Aix, assister à un montage poétique de Baudelaire par son ami Antoine Raybaud. Pour beaucoup d’entre eux, c’était leur première sortie culturelle.
L’enseignante, qui a grandi au milieu des livres de son père et que sa mère emmenait chaque dimanche à la Comédie-Française, découvre un autre monde. « La misère en allant chez des élèves, l’ignorance, le courage des parents », écrit-elle à son amie d’enfance Fanchon. Les parents, d’ailleurs, apprécient cette professeure qui s’investit autant auprès de ses élèves. Le père de Joseph, ouvrier chez Citroën, est heureux d’apprendre que, grâce à elle, son fils va monter pour la première fois sur des skis.
Certains lui donnent un coup de main pour organiser le voyage, d’autres lui demandent si elle accepterait d’emmener aussi le frère ou la sœur qui sont dans une autre classe. Jean Briot, le proviseur, trouve l’idée étrange, mais, après tout, si cela n’empiète pas sur le temps scolaire et si les parents sont d’accord, il n’a rien à dire.
Le noyau de la seconde C
Un dimanche de mars 1968, à 5 heures du matin, ils sont une quinzaine à grimper dans le car qui les attend sur l’esplanade du lycée Nord, direction Ancelle, à 200 kilomètres de là, dans les Alpes du Sud. Ils font halte au café des Arcades, à Sisteron, et arrivent à l’ouverture des pistes dans la station.
Gabrielle épate les garçons débutants, qui s’emmêlent dans leurs skis, en dévalant les pentes sans bâtons avec les plus aguerris. Parmi les filles, les plus prudentes se contentent de marcher dans la neige ou de faire des allers-retours en télésiège. Au retour, les garçons chantent des chansons paillardes, la prof rit et discute avec tous en se baladant dans le car, ils se sentent heureux, privilégiés de la sentir si proche d’eux. Ils ont tous envie de recommencer, une autre sortie est organisée peu après, à Orcières (Hautes-Alpes) cette fois.
Le bowling, ce sont les élèves qui l’ont proposé, Gabrielle a dit oui. Elle les emmène aussi de temps à autre au café où ils partagent des limonades. Au noyau de la seconde C et de la seconde latin-grec qui suivent les mêmes cours en français s’agrègent des élèves de première et un de troisième.
Il y a Andrée, la bonne élève qui se réfugie dans la 4 CV de son père pour faire ses devoirs au calme quand ses parents s’engueulent. Elle aime rejoindre Gabrielle le jeudi après-midi pour l’écouter parler des films qu’elle n’a pas les moyens d’aller voir au cinéma. Anne, encore tout émerveillée d’avoir quitté l’ancien couvent sombre de son collège de jeunes filles à La Rochelle pour ce lycée mixte dont chaque fenêtre donne sur la mer, a été captivée dès les premières heures de cours par cette voix chauffée à la fumée des Gauloises qui l’encourage à prendre la parole, elle qui a appris à se taire à table pour ne pas répondre aux vociférations alcoolisées de son père. Claudette, fille d’épiciers communistes dans les quartiers nord, nourrie aux récits épiques de la lutte de son grand-père contre le régime fasciste de Mussolini, qui fait des petits boulots pour se payer des livres de poche, se sent en confiance avec cette prof curieuse de toutes les révoltes politiques dans le monde.
Surnoms littéraires
L’autre Claudette, son élève de première, plus mûre que les autres, élevée dans un milieu aimant où les livres sont considérés comme la seule richesse qui vaut, partage son amour de la poésie. Et Françoise, la si timide Françoise ! Fille d’ouvrier des quartiers nord, elle est muette de fascination devant cette enseignante qui lui accorde tant d’attention, la complimente pour la perfection de ses dissertations, lui prête des livres de Rabindranath Tagore, lui fait lire Proust, Segalen, Breton et Larbaud. Gabrielle Nogues la surnomme Agnès, comme la jeune fille innocente de L’Ecole des femmes.
Elle aime bien ça, donner des surnoms littéraires à ses élèves. Geneviève, l’inséparable amie de Françoise rebaptisée Electre, trouve auprès de sa prof une oreille attentive à la violence exercée sur elle et ses sœurs par un père fruste, méfiant, possessif. L’adolescente, qui déteste la dissertation, s’est juré d’apprendre pour être à la hauteur. Si « Madame Nogues » dit que c’est important, alors c’est important. Martine, dont la quiétude familiale vient de se briser sur le décès brutal de sa mère médecin, se réchauffe à l’amitié du groupe.
Et puis, il y a les garçons qui s’étonnent eux-mêmes de l’intérêt nouveau qu’ils éprouvent pour le cours de français, pour cette prof qui dépoussière les livres, les touche de son regard à la fois brûlant et doux.
Max est le plus jeune. Il est en troisième. Quatrième fils d’un père ouvrier arrivé de Calabre, il se sent différent parce qu’il éprouve de l’attirance pour les garçons, aime la mode, veut devenir graphiste et couvre ses feuilles blanches de dessins psychédéliques. Max sait que Mme Nogues a compris, qu’elle le comprend, qu’elle sera là pour lui quand il en aura besoin. Il est heureux de l’accompagner jusqu’à la petite maison familiale de l’Estaque pour la présenter à sa mère courbée sur la machine à coudre avec laquelle elle habille sa famille à moindre prix. Mme Nogues lui a dit qu’elle voulait le même pantalon en tricot que lui. Quand elle vient faire des essayages, sa mère est fière.
Christian, fils d’universitaires communistes
De la bande des garçons de seconde C, Luc est le plus aimé. Il est grand, doux, il amuse les filles, il est casse-cou, toujours partant pour faire le pitre. Au lycée, il est aussi bon en maths qu’en français, en allemand et en latin qu’en grec ancien et, en plus, il dessine. Troisième d’une fratrie de sept, il vit dans un domaine familial de six hectares, entre un père cadre supérieur qui voyage souvent à Paris et une mère très active dans le catholicisme social. Ses deux meilleurs amis sont aux antipodes politiques l’un de l’autre. Didier, fier de sa famille engagée à l’Action française, revendique haut et fort ses convictions royalistes ; Christian, fils d’universitaires communistes, milite aux Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR).
Christian a 15 ans et demi, des cheveux très bruns, presque noirs et n’est pas peu fier du début de barbe qui habille son menton. Aîné d’une fratrie de trois, il vit dans une maison cossue des quartiers résidentiels, à Marseille. Ses parents, Marguerite et Mario Rossi, le déposent parfois en voiture au lycée avant de rejoindre l’université d’Aix-en Provence, où l’une enseigne le français médiéval et l’autre la philologie.
A la fac, tout le monde connaît ce couple, lui jovial et méditerranéen, agrégé d’italien, elle, plus austère, normalienne et agrégée de lettres classiques. On les sait discrètement critiques avec la ligne orthodoxe du Parti, sensibles aux évolutions des camarades italiens et au bouillonnement des idées gauchistes. Dans leur résidence des Cévennes, à Saint-Germain-de-Calberte, se succèdent tout l’été des universitaires, des syndicalistes, des artistes comme le comédien Antoine Vitez, et les discussions sur le marxisme se prolongent tard dans la nuit autour du four à pain.
Nourri de politique à la table familiale, Christian impressionne en classe. Il est à l’aise, donne son avis sur tout, parfois trop, au goût de certains élèves qui le jugent faraud. Mais il est bon camarade, gai et, avec son caban et son écharpe, les filles le trouvent plutôt beau gosse.
Gabrielle Nogues, qui a connu ses parents à la fac, est en terrain familier avec lui. Ils fument les mêmes Gauloises bleues après les cours sur le parvis du lycée, Christian s’amuse à en allumer deux d’un coup, une pour lui, une pour elle. Elle rit, il la dévore des yeux. Ils aiment tous deux Gainsbourg, connaissent par cœur les paroles de la dernière chanson de Reggiani, Les loups sont entrés dans Paris, pleurent la mort de Che Guevara dont elle a affiché le portrait au dos de la porte d’entrée de son appartement, s’indignent des bombardements américains sur les faubourgs de Hanoï, suivent de près les premiers soubresauts étudiants à Nanterre, se moquent de la peur qui gagne les « fossiles », un mot de Gabrielle pour désigner les gens qui « vivent sans vivre ». Le printemps est arrivé, les jours rallongent, à Paris, le Quartier latin s’enflamme. Et si l’heure était venue ?
A suivre…
Source: Le Monde. 26 juillet 2020
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