Imen Nouira. Djerba, la sinistrée

Dès qu’on arrive à l’aéroport Tunis-Carthage, on sent qu’un vent de changement a souflé avec le port obligatoire de masques, les indications au sol et sur les sièges pour la distanciation sociale, etc. La situation n’est pas mieux dans l’avion, face à l’hôtesse de l’air, le passager se sent comme un pestiféré, covid-19 oblige ! C’est comme si on marchait sur des œufs : l’usage des compartiments supérieurs pour placer les bagages à main est interdit et à part l’eau – et sur demande- rien n’est servi à bord. Le port de masque est aussi obligatoire et gare aux filous qui tentent des manouvres pour s’en débarrasser.

A l’arrivée à Djerba, l’aéroport est presque vide alors que d’habitude il grouille de monde. Pire même les restaurants et cafés sont fermés : les locataires ne veulent pas ouvrir ni laisser d’autres le faire, pour eux il n’est pas rentable de faire travailler leurs employés pour une poignée de passagers et refusent de payer les redevances.

D’habitude archicomble et très animée, l’île n’est plus que le reflet d’elle-même. La pandémie du covid-19 est la pire crise que Djerba a connu depuis quelques décennies. Et même après la révolution pendant les diverses crises qui ont secoué le pays, la destination a réussi à tirer son épingle du jeu, grâce aux Algériens, aux Libyens et au tourisme local. Aujourd’hui, même s’il y un regain d’activité et que les professionnels espèrent réaliser un bon mois d’août, ce qui sera réalisé restera très en deçà des chiffres habituels et les prochains mois seront très difficiles à passer pour la population locale … Et c’est justement pour dynamiser et promouvoir la destination que le ministre Mohamed Ali Toumi s’est rendu sur l’île le weekend dernier. Reportage.

Arrivée à Iberostar Mehari Djerba, l’hôtel où nous sommes logés, on comprend vite l’ampleur du changement, avant même d’entrer dans le parking, un premier contrôle de température est effectué. Un second est opéré à l’entrée de l’établissement accouplé à un usage de gel hydro alcoolique. Les bagages sont désinfectés et suivent un autre circuit.

Tout est fait pour garantir la sécurité du client et du personnel. Des plexiglas sont installés à l’accueil, pour qu’aucun contact ne se fasse entre clients et employés. Le gel est à la disposition des clients partout, et où on se rend et on risque de se retrouver avec d’autres personnes, une liste de recommandations et de conseils est affichée, avec des restrictions en termes de nombre de personnes. Si le port de masque n’est pas exigé pour les clients, après tout ils sont venus pour oublier la pandémie et passer de bonnes vacances, il l’est pour l’ensemble du personnel.

Même si le buffet demeure à volonté, les clients n’ont plus le droit de se servir seuls, c’est le personnel qui s’en charge, avec pour consigne : toute assiette touchée par le client ne rebrousse pas chemin.

Pour les chambres, l’hôtel a investi dans une machine à vapeur de 12.000 dinars qui permet de désinfecter rideaux et literies à 170 degrés et à côté des autres produits chimiques utilisés (30% plus que d’habitude). La chambre doit rester aérée trois heures avant d’être remise au client suivant. Ceci dit, Iberostar Mehari, et pour la sécurité des clients, laisse les chambres quelques jours vides (idem pour le linge serviette, drap, etc., ndlr) avant de les redonner de nouveau à de nouveaux clients pour éliminer tout risque même infime et négligeable.

Les coûts en termes de nettoyage ont augmenté de 50%, nous confie le propriétaire de l’hôtel et de préciser que rien qu’en gel hydro alcoolique l’hôtel consomme environ 25 litres par jour pour un budget moyen de 12.000 dinars par mois.

Mais, il faut dire que tout est fait pour que le client se sente bien, ne se sente pas oppressé, tout en garantissant sa sécurité, l’objectif étant qu’il savoure chaque minute et qu’il passe du bon temps.

Ce sentiment est partagé par d’autres. Un couple de touristes franco-américain rencontré à la synagogue de la Ghriba nous confie : « Le seul endroit au monde où on a entendu qu’il y avait le moins de problèmes c’était ici (la Tunisie, ndlr)». Ils devaient passer leurs vacances en Espagne et avec la crise Covid-19 ils ont changé de programme. Quant au choix de la Tunisie, il explique : «C’est le seul endroit où il n’y a pas la psychose du Covid-19. Dans les hôtels, ils font attention à la sécurité sanitaire, mais sans être oppressant. On sent qu’ils font attention, le personnel porte des masques. C’est nettoyé. Pendant les repas, si c’est un grand buffet personne ne touche, on est servi. Et bien qu’on voie que ce n’est pas habituel, il n’y a pas la pression ressentie aujourd’hui en France par exemple. Chacun est gentil et accueillant, chacun est libre de faire ce qu’il a envie de faire, tout en respectant tout le monde. C’est un endroit à visiter».

Il faut dire que le tourisme est au cœur des activités économiques la région Djerba-Zarzis, qui compte 136 hôtels pour une capacité de 49.989 lits (dont 28 hôtels d’une capacité de 10.068 lits sont fermés depuis un bon moment, ndlr), 28 restaurants touristiques outre 150 agences de voyages. La zone dispose de 12 clubs, discothèques et boîtes de nuit, un casino et plusieurs activités (quads, bateaux, trains touristiques, clubs équestres, bowlings, golfs, centres de plongés, etc.).

En 2019, la région a accueilli 1.214.495 visiteurs (+11,6% par rapport à 2018) contre 6.999.304 visiteurs au niveau national (17,35%) pour 7.222.833 nuitées (+3,9%) contre 30.015.029 nuitées au niveau national (+24%).

Pour les six premiers mois de 2020, la tendance a été inversée à cause de la crise covid-19 alors que les prévisions évoquaient une excellente année en perspective.

La région a accueilli 141.602 visiteurs contre 486.970 visiteurs pour cette même période une année auparavant (-70,9%). Ils ont passé 580.720 nuitées loin des 2.667.879 nuitées de l’année dernière (-78,2%).

Pendant la crise covid-19, seulement 12 hôtels sont restés en activité (dont l’Iberostar Mehari), 278 touristes de diverses nationalités ayant été bloqués sur place.

Jusqu’au 16 juillet 2020, 125 engagements dans le protocole sanitaire de sociétés touristiques ont été déposés auprès des autorités dont 62 hôtels, 25 restaurants touristiques, 5 boîtes de nuit, etc.

25.693 réservations ont été annulées depuis le 12 mars 2020.

La saison 2020 s’annonce très compliquée. Ainsi à l’échelle nationale, et jusqu’à fin juin, on a enregistré une baisse des nuitées de l’ordre de -77%.

Les hôtels tournent à la moitié de leur capacité, à cause de la distanciation sociale. Le chiffre d’affaires est plus impacté, les tarifs étant moins chers qu’un an auparavant. Les baisses atteignent jusqu’a -85%.

Certains qui ont plus d’espace s’en sortent mieux que d’autres et ont demandé à l’ONTT l’augmentation de leur capacité à 75% ayant assez de restaurants pour respecter la distanciation sociale. Au moins, une partie du mois d’août sera sauvée…

En fait, les choses sont en train de bouger à Djerba. Le premier vol charter depuis la réouverture des frontières aériennes tunisiennes a atterri samedi 18 juillet 2020 à l’aéroport Djerba-Zarzis.

Le vol opéré par le tour-opérateur Luxair venait du Luxembourg avec à son bord 155 passagers de plusieurs nationalités (Luxembourgeois, Allemands et Français). Deux autres vols sont prévus : le premier cet après-midi avec à son bord une cinquantaine de touristes suisses et le second le lendemain à Enfidha avec une soixantaine de passagers.

D’autres vols sont attendus selon les professionnels qui espèrent “avoir un très bon mois d’août“.

Côté artisans et commerçants, ça ne se passe pas mieux. Les souks habituellement surpeuplés sont vides, à part quelques clients passagers. Là aussi, on déplore des baisses de chiffre d’affaires de l’ordre de 70%. En évoquant les vols charters annoncés, ils ne sont pas plus ravis que ça. Leurs clientèles est plutôt composée de Libyens et d’Algériens, une clientèle qui dépense et qui se fait plaisir en achetant des cadeaux et des souvenirs. Pour eux, les clients du balnéaire sont généralement en all inclusive et dépensent peu.

Pire, avec la crise covid-19, et les congés épuisés, ils ne peuvent plus compter sur le tourisme local qui animait l’île.

Les vendeurs nous parlent des Tunisiens qui viennent et louent d’habitude des villas ou de chambres d’hôte et qui sont absents cette année et du manque à gagner qui va suivre.

«Là ça va mais on ne sait pas comment on va passer l’hiver», nous confie l’un des commerçants.

Les échos sont les mêmes chez les chauffeurs de taxi. En cette période, ils tiraient leur épingle du jeu. Là, ils couvrent à peine leurs charges.

«On ne peut pas sauver toute la saison mais on va tout mettre en œuvre pour sauver une partie de la saison et surtout restaurer la confiance», a affirmé le ministre du Tourisme, Mohamed Ali Toumi, qui présidait une délégation officielle venue accueillir le premier vol charter, très attendu.

Conscient de l’importance du tourisme pour la région, il a en outre rencontré les professionnels du secteur de la région, présidé un conseil régional à ce sujet et donné le coup d’envoi pour l’aménagement d’une plage à Zarzis, dans la zone touristique de Sangho.

Et le vol charter n’est pas la seule bonne nouvelle, le ministre ayant annoncé la résolution des problématiques liées au déblocage des prêts avec garantie de l’Etat pour les professionnels du secteur. M. Toumi a précisé que dans ce cadre la convention a été signée avec la Sotugar et le décret publié. Grâce à quoi, la Banque centrale de Tunisie a publié lundi dernier une circulaire aux banques pour qu’elles commencent dès mardi le déblocage des fonds : des crédits bonifiés à 2% sur 7 ans avec 2 ans de grâce et une seule condition ; la préservation des emplois. Même les établissements classés 4 pourront en bénéficier.

En ce qui concerne la suspension des cotisations patronales, le ministre a soutenu qu’il a essayé mais vu la situation des caisses sociales corrélée à la crise sanitaire, il a été impossible de répondre à cette demande des professionnels. Ceci dit, il a été possible de retarder l’acompte provisionnel.

«Il n’y a pas un gouvernement qui ne veut pas aider ses entreprises, mais la situation est difficile. Il y a des opportunités à saisir, le tout c’est d’être au service de sa patrie et non pas son parti», a martelé le ministre en affirmant que son gouvernement dispose des pleins pouvoirs et continuera à œuvrer jusqu’à la dernière minute de son mandat.

Ainsi, le ministère s’est acharné à mettre en place un protocole sanitaire et à œuvrer pour que la Tunisie soit une destination “Ready & Safe”, pour drainer le maximum de touristes en cette saison touristique.

En effet, le secteur du tourisme représente plus de 1,2 million d’emplois directs et indirects et 5,62 milliards de dinars d’entrées en devises. Selon une étude réalisée par la Fédération tunisienne de l’hôtellerie (FTH) et le cabinet d’audit et de conseil international KPMG, le secteur participe à hauteur de 14,2% du PIB. «On ne peut pas vivre sans tourisme», a expliqué M. Toumi, en évoquant les efforts déployés par le ministère et les freins rencontrés avec des destinations fermées, d’autres imposant une quatorzaine au retour de leurs ressortissants.

«Ce n’est pas contre la Tunisie mais le problème réside au niveau de l’opinion publique de leurs pays et de l’ampleur de la crise chez eux», a-t-il noté, en affirmant que les professionnels comptent beaucoup sur le marché français.

S’agissant de l’open Sky, le ministre pense qu’il permettra de drainer une nouvelle clientèle. «L’open Sky est devenu une obligation», pense-t-il. Pour lui, le pays doit s’ouvrir et les procédures doivent être simplifiées. Il prône dans ce cadre la mise en place d’un visa électronique. D’ailleurs, ses efforts ont été payants puisqu’une réunion s’est tenue vendredi dernier entre les ministres de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Technologie s’est tenue à cet effet.

En outre, il estime qu’il faut développer l’infrastructure (transport, signalétiques, etc.).

Issu du milieu du Tourisme, Mohamed Ali Toumi a une idée précise des besoins du secteur. Il est venu avec une vision et une stratégie. Et même si ça a été retardé par la crise actuelle, ses projets sont en train d’aller bon train.

Dans ce cadre, le ministre indique : «Je suis arrivé au ministère du Tourisme avec l’objectif de mettre en place une vision du Tourisme jusqu’à 2035 et une stratégie quinquennale». A cet effet, il a créé une cellule de réflexion stratégique, dirigée par Feriel Gadhaoumi, qui a démarré ses travaux il y a quelques semaines et qui s’ouvrira sur les professeurs universitaires.

M. Toumi a indiqué que jusqu’ici, on ne travaillait pas sur la base d’études et sur le tas et qu’on a aucune idée sur le compte satellite (la contribution du touriste dans l’économie, ndlr).

«On navigue à vue et nous sommes sensibles aux crises. Le challenge est de ne plus avoir d’activités en dents de scie. (…) Il faut que le tourisme devienne fort. On est pour la diversification des produits, en ajoutant de nouveaux produits complémentaires au balnéaire».

Mme Gadhaoumi a souligné que la cellule créée va devenir une direction de recherche et développement et que le deadline a été fixé à fin décembre pour présenter leurs travaux.

Son département travaille pour l’instant sur la base des études, de vision 3+1 (très théorique) et les assises (terrain). Et de soutenir : «On est en train de faire un benchmark pour la mise en place des axes directeurs de la stratégie et de la vision 2035. Les axes qui se répètent chez nous et ailleurs sont la diversification, la digitalisation et le développement durable, trois impératifs à intégrer dans la stratégie. La diversification est un facteur important mais il faudra travailler sur une diversification de l’offre mais aussi de la demande : avant on adaptait l’offre à la demande et là notre réflexion est comment l’offre va créer de la demande. Parmi les produits phares envisagés, très porteurs et complémentaires au balnéaire : le tourisme de santé, le tourisme de plaisance, le tourisme sportif et le tourisme culturel. La stratégie œuvrera aussi la diversification des marchés (local, de voisinage, et internationaux)».

La responsable a précisé qu’ils sont dans la phase de cadrage et que dans une deuxième phase, ils auront des entretiens avec la profession, quelques acteurs locaux ainsi que l’implication de quelques universitaires-chercheurs spécialisés dans leur domaine comme Mondher Sahli.

«A côté de la stratégie, nous tablons sur des projets structurants pour aider la destination en captant plus de touristes», a assuré M. Toumi.

Parmi les projets évoqués, une citée sportive. Pour M. Toumi, le micro climat de Zaghouan est idéal. En plus, l’emplacement est à équidistance de Nabeul, Yasmine Hammamet et Sousse. Créer une cité sportive sans composante hébergement permettrait aux sportifs du monde entier qui sont intéressés de s’y entrainer le jour et de rentrer à leur hôtel à la fin de la journée, drainant de ce fait, aux hôtels et restaurants des zones touristiques précitées, une clientèle tout au long de l’année.

Les Français et les Qataris (les promoteurs de respectivement de Clairefontaine ou Aspire Zone, ndlr) sont intéressés et il y a une prise de contact entre eux et le ministère, a avoué le ministre qui a indiqué qu’au niveau de l’Agence foncière du tourisme (AFT) et la direction de l’investissement, on a commencé à localiser les terrains et à travailler sur le dossier.

Autre projet qui tient à cœur au ministre, la mise en œuvre d’un terminal quai à Mahdia. «La ville est à deux pas d’El Jem où se trouve le deuxième plus grand colisée romain au monde et qui dispose en plus d’une histoire riche avec le Califat Fatimide. Elle est pas loin de Kairouan qui a une histoire arabo-musulmane riche et des monuments intéressants à découvrir», a-t-il spécifié. Et d’ajouter qu’il a déjà discuté avec le croisiériste italien MSC Croisières pour faire une double escale en Tunisie au lieu d’une à La Goulette puis à la Mahdia, l’objectif étant de dynamiser toute la région avec les 3.000 à 4.000 passagers par bateau.

«Nous avons 1,5 km qui permettent de faire un grand quai et nous avons la profondeur nécessaire, l’endroit étant un ancien port, le tout sans dépenser pour autant un coût exorbitant», a soutenu le ministre, en soulignant que le ministère a déjà a commencé les études, qu’il a les investisseurs et même le client.

En ce qui concerne Africa Disney et la polémique qui en a découlé, M. Toumi a expliqué que ce qu’il visait par ses propos c’est la création d’un grand parc d’attractions, de l’envergure du parc français.

«Les terrains de l’Etat sont là et nous allons pourvoir capter les africains et les européens avec deux avantages : le soleil et des prix plus attractifs», a-t-il déclaré en admettant qu’«il s’agit du seul projet où il n’avait pas d’investisseur».

Et d’ajouter : «Mais depuis le jour où j’ai fait l’annonce, j’ai eu cinq contacts (un français qui vit en Angleterre avec son partenaire polonais, un saoudien et même Tunisien (dont le groupe est en train de construire un grand parc en Côte d’Ivoire)».

Le ministre a aussi avoué que La Galite l’intéresse : «On peut y faire quelque chose d’équivalent à Bodrum (Turquie)».

Pour tous ceux qui l’ont traité de fou, Mohamed Ali Toumi a répondu : «Moi je veux rêver pour avoir demain trois grands projets en Tunisie et c’est comme ça qu’on pourra changer l’image de la destination et on ne retrouvera plus un hôtel comme celui-là, vide en cette période estivale !»

Et de marteler : «Le Tunisien a besoin de voir grand et je suis sûr que c’est possible. Si je suis maintenu dans mon poste, ça sera mon défi !».

Le tourisme est une composante importante de l’économie tunisienne. Il ne pourra compter cette année que sur les Tunisiens pour le dynamiser. D’où l’importance d’aller aux hôtels, aux restaurants et aux souks pour acheter des produits locaux et sauver ce qui peut encore être sauvé. La Tunisie ne pourra compter que sur elle-même pour s’en sortir. Certes la situation est difficile pour tout le monde. Mais il faudra faire avec pour dépasser la crise.

Source: Business News. 26 juillet 2020.

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