Philippe San Marco conteste la tendance à résumer les individus par leurs origines et à vouloir ménager leur sensibilité.
Puisque l’époque n’est plus à la construction commune de quoi que ce soit qui nous dépasse, je dois parler ce langage moderne qu’on m’impose, celui de ce que je suis, non pas par mes œuvres mais par mon statut de naissance. Et exiger désormais la reconnaissance de mon identité blessée et la réparation des souffrances qui m’ont été et me sont encore infligées.
Déjà mon patronyme est en soi l’écho de la sicilitude, c’est à dire plus de deux mille ans de domination, de colonisation, d’exploitation. Grecs, Puniques, Romains, Carthaginois, Byzantins, Arabes, Normands, Aragonais, Catalans, Souabes, Français, Espagnols, Autrichiens, Bourbons, jusqu’aux derniers arrivés les Piémontais qui ont achevé de nous assujettir. Sans oublier les Ottomans qui pendant des siècles sont venus ravager nos côtes, piller nos biens et voler nos femmes. De tous j’exige en qualité de victime repentance et réparation. Mais puisque toute ma « race », selon le mot désormais redevenu incontournable alors que nous le croyions voué à l’oubli, me rappelle à mon devoir envers mes morts, je ne dois pas m’arrêter là.
SENSIBILITÉS SICILIENNES ET NORMANDES
Mon grand-père sicilien, forcé à l’exil, a mêlé son sang à une Provençale, Félicité Sabatier, à qui on retira la nationalité française quand elle épousa un étranger. Elle était pourtant issue d’une vieille famille de pécheurs des Martigues. Des gens pauvres mais qui se croyaient importants parce que leur patronyme figurait sur les registres de pèche depuis Henri IV. Bel exemple d’aliénation des victimes, alors qu’ils n’étaient que les rescapés de la colonisation romaine pluriséculaire détruite par l’invasion des Francs, Goths, Wisigoths, Ostrogoths, Burgondes et autres Vandales. Encore que lors du traité de Verdun de 843, la rive gauche du Rhône ait été attribuée non pas à Louis mais à Lothaire. Et que c’est encore par violence que les rois de France s’emparèrent de la terre de mes ancêtres provençaux. Ce que n’a pas oublié et chante encore Frédéric Mistral dès le début de Calendau :
Amo de moun païs / teu che dardaïes, manifesto / E dins sa lengo e dins sa gèsto/Quand li baroun picard, alemand, bouguignoun/Sarravon Toulouso e Bèu-caire /Tu qu’empurès de tout caire/contro li negri cavaucaire/Lis ome di Marsiho e li fiéu d’Avignoun./
Ma lignée maternelle porte elle aussi le poids des violences et des souffrances qui m‘étreignent. Mongrand-père maternel, Paul Vazeilles, descendait lui des Gaulois réfractaires que les Burgondes après les Romains avaient colonisé, avant que les rois de France ne s’emparassent de leur domaine. C’était un authentique auvergnat dont la famille de petits vignerons avait été ruinée par le phylloxera. Chassé de ses terres par la misère il dut s’exiler aux colonies car la France réservait chez elle les emplois des bourgeois et laissait aux gueux l’obligation d’aller chercher ailleurs dans des contrées hostiles au climat épouvantable et dangereux les emplois dévalorisés de petits fonctionnaires.
Et de tout cela je devrais avoir honte ? Alors regardez-moi bien dans les yeux : j’en suis fier !
Celle qui allait devenir son épouse, ma grand-mère maternelle Camille Côté, était une pure normande c’est-à-dire qu’elle descendait directement des populations terrorisées pendant des siècles par des envahisseurs barbares qui donnèrent leur nom à une province après que le roi de France la leur eut abandonnée. Elle non plus n’avait jamais envisagé le cauchemar de devoir quitter sa terre. Mais elle était la victime de la Grande Guerre qui avait fauché les hommes, dont son propre frère enterré à Verdun, lui aussi victime de la folie des chefs contre lesquels il s’était révolté et qu’on avait renvoyé en première ligne. Les survivants étaient donc devenus une denrée rare. Il avait fallu que deux miséreux exilés d’Auvergne échangeassent entre eux des informations sur des demoiselles plus très jeunes mais toujours en quête de mariage pour que l’infortunée Camille Côté quitta son pays de Caux et devînt, en rejoignant son époux, la première normalienne au sud de Tamanrasset. Quelle promotion, la pauvre ! C’est pourquoi ma mère Jacquelineest née à Dakar et ma tante à Tivaouane, la ville sainte des Tidiane du Sénégal.
ASSUMER L’HISTOIRE
Et de tout cela je devrais avoir honte ? Alors regardez-moi bien dans les yeux : j’en suis fier ! Au point de vous réserver le meilleur pour la fin. Mon père Louis, qui avait à subir quotidiennement la honte de porter un nom étranger qui trahissait le Français de fraiche date, dût choisir l’exil pour échapper à cette violence et partir très loin, dans cette Afrique où un autre métèque, Pietro Savorgnando di Brazza, avait reçu la demande de Makoko, Roi des Batékés, d’être protégé par la France des menaces qui pesaient sur lui et son peuple. En particulier celle des Arabes marchands d’esclaves qui venaient chez lui faire leur marché de chair humaine à destination du monde arabo-musulman. Demande de protection qui fut immortalisée par un traité approuvé dans l’enthousiasme par la Chambre des Députés française. Savorgnan de Brazza qui libérait les esclaves en leur faisant toucher le drapeau tricolore sur lequel était brodé « qui me touche est libre ». Brazza qui barra la route à la violence de Stanley et à celle de son commanditaire, le roi des Belges Léopold II. Brazza dont la capitale du Congo porte toujours le nom, sans doute par ignorance des Congolais de cet infâme passé colonial. Il ne peut en être autrement, n’est-ce pas, vous qui, avec condescendance et mépris, savez tout et jugez de tout.
Bref, mon identité multiple, déracinée et dominée, exige d’être respectée en bloc, comme Clemenceau exigeait qu’on parlât de la Révolution. Alors c’en est fini de se moquer de mon patronyme et de mes parents. C’en est fini de rire de leur attachement à la République qui les a aidé, malgré tout et peut-être parfois même malgré elle, à être ce qu’ils sont devenus. Chacun doit respecter l’héritage des gens de mon sang mêlé de bâtard comme le fut mon arrière-grand-père qui, violence suprême, fut déposé de ce fait et nuitamment à l’établissement des Enfants Trouvés de Palerme. Ce que je suis, je le suis. Moi l’éternel métèque à qui on osa demander, alors qu’au nom de l’Assemblée Nationale dont j’étais un élu je venais présider la Commission de Surveillance de la Caisse des Dépôts et Consignations, si j’étais bien français !
Un avenir peut se bâtir en commun mais le passé est ce qu’il est et personne ne le changera ni le réécrira.
Au nom de ma « race », vous allez devoir faire avec moi tel que je suis, avec mes croyances, mon attachement à ce pays qui a donné un sens à la vie des miens. Les statues qui jalonnent l’espace public de nos villes sont comme les croix qui en marquent les campagnes. Personne ne vous demande ni d’y croire ni de les honorer. Mais de les respecter car ce sont les signes que nous sommes sur une terre singulière qui a une histoire pas pire que d’autres et souvent lumineuse. Un avenir peut se bâtir en commun mais le passé est ce qu’il est et personne ne le changera ni le réécrira.
J’exige donc de vous le respect. Sinon ce sera la guerre.
Haut fonctionnaire, Philippe San Marco, ancien élu marseillais, professeur de géopolitique et de géographie urbaine à L’Ecole Normale Supérieure de Paris, est auteur- essayiste.
Source: Marianne. 9 juillet 2020.
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