Trois intellectuels juifs viennent de quitter notre monde. Hommes de gauche, enseignants, libéraux et militants pour la paix. Chacun dans son domaine et son style propre a marqué de son empreinte ses relations avec le sionisme et les valeurs du judaïsme. Ils caractérisent les différents courants qui existent au sein de la gauche juive en diaspora et en Israël.
Au fil des ans, j’ai eu le privilège de discuter longuement avec eux sur des questions philosophiques, sur la démocratie israélienne et les méandres de la politique, le conflit avec les palestiniens et l’avenir des Territoires palestiniens, ainsi que sur les relations entre laïcs et religieux.
C’est dans les années 1970, à l’ambassade d’Israël, que j’avais connu Albert Memmi pour la première fois. Au départ, j’avais assisté à son domicile parisien à plusieurs discussions passionnantes qu’il avait eu avec mon père sur le judaïsme tunisien et le sionisme. Memmi était critique à l’égard de la politique israélienne et pensait qu’il faille restituer tous les territoires. A l’époque, il parlait avec enthousiasme de coexistence entre Palestiniens et Israéliens. Mon père faisait la distinction nette entre les Arabes de Tunisie et les Palestiniens, et il traitait injustement Memmi de naïf. J’observais avec curiosité cette discussion sincère, les échanges d’arguments et les opinions contradictoires. Nous avons eu ensemble des discussions parfois orageuses qui tournaient parfois à l’aigre, mais elles se déroulaient toujours dans un esprit amical et un respect mutuel.
Je remarquais que ces deux intellectuels Juifs agnostiques, d’origine italienne, avaient quitté définitivement la Tunisie natale dans la rage, l’amertume et la déception, en choisissant chacun un chemin complétement différent. Le premier s’était installé en France au sein des milieux universitaires et le deuxième préféra labourer la terre d’Israël dans un mochav, avec un fusil en bandoulière.
Depuis, j’ai eu le plaisir de mieux connaître Memmi et dans toutes nos rencontres, j’ai admiré son riche savoir, sa simplicité et sa modestie typiquement juive tunisienne…j’ai passé des moments passionnants et inoubliables.
Yitzhak Meir était un personnage hors du commun dans le monde religieux libéral. Né à Anvers, rescapé des camps de la mort, il fut le délégué de l’Alya Beit du Mossad ayant réussi clandestinement à envoyer des centaines de jeunes juifs marocains en Israël.
Pédagogue, directeur d’école, essayiste, dramaturge, dessinateur-portraitiste, il fut un oiseau rare au sein du parti national religieux Mafdal.
Adepte du rabbin Kook, il pensait que l’espoir du retour en Terre Sainte est la source permanente de la nature particulière du judaïsme. Le Talmud peut être compatible avec la science et les œuvres classiques ; l’étude de la Thora et la lecture des poèmes avec l’écoute de Mozart et de Vivaldi. Une éducation qui englobe les livres sacrés bien sûr, mais aussi la fascination par le rêve sioniste et le travail de la terre. Cependant, la vie de l’homme était pour lui plus importante et plus sacrée que celui du terroir.
Yitzhak Meir fut aussi un diplomate inné. Il soulignait toujours qu’il représentait avant tout le peuple Juif puis l’Israélien. Durant trois ans, à l’ambassade de Bruxelles, j’ai connu de près toutes ses qualités, le brillant et la soudaineté de sa pensée et le sens de l’humour. Très ému et fier de pouvoir revenir dans sa Belgique natale comme ambassadeur. Fervents joueurs d’échecs, on avait ensemble observé sur la splendide Grande Place lumineuse à un gigantesque jeu d’échecs…Depuis nos loges s’étendait l’immense échiquier de 64 cases, noires et blanches, les manœuvres furent vraiment sublimes jusqu’au fameux échec et mat…
Zéev Sternhell, lui, est un intellectuel israélien francophile d’origine polonaise. Militant à l’extrême gauche, atypique et controversé. Plus populaire en France en raison de ses œuvres remarquables sur le fascisme et particulièrement pour ses opinions contre « l’occupation des Territoires ». Ancien officier de Tsahal, il profitait de ce titre pour critiquer la politique israélienne et la colonisation dans les colonnes des journaux, devant chaque micro et dans ses nombreuses interventions dans les pages du Monde et d’Haaretz. Ces deux quotidiens lui ont d’ailleurs rendu un vibrant hommage comme d’ailleurs la majorité de la presse française.
Figure emblématique de la gauche militante, je reprochais à Sternhell de confondre le passé colonial français et la guerre d’Algérie avec le conflit palestinien. Il mettait aussi souvent en parallèle le fascisme des années sombres en France, celui de Mussolini et Franco, avec la politique de la Droite israélienne.
Sur ce sujet, comme son combat pour le retrait de tous les Territoires dans le cadre d’une paix immédiate, Sternhell manquait les riches connaissances et le vécu d’Albert Memmi dans un pays arabo-musulman, et ignorait probablement l’héritage juif et biblique d’Itzhak Meir.
Bien qu’étant homme complaisant et serviable, les questions politiques mettaient souvent Sternhell dans une colère noire, capable de dire des paroles révoltantes. Dans les nombreuses conversations avec lui et dans les débats à la radio ou à la télévision, il pensait détenir le monopole de la vérité. Parmi les nombreuses émissions, je me souviens d’une, sur Radio France, où je lui disais amicalement qu’il vivait dans un passé lointain, hors de la réalité sur le terrain. Il insista sur ses propos, pensant avoir toujours raison, c’était sans doute un grand tort.
En conclusion, j’ai choisi de rendre un dernier hommage solennel à ces trois personnalités récemment disparues dans le cadre d’un texte concis, pour tenter d’expliquer que le monde intellectuel juif est représenté par divers courants et opinions que nous les respectons vraiment.
Ce témoignage confirme la richesse du débat et les valeurs uniques de notre peuple venu d’Orient ou d’Occident, vivant en Israël et en diaspora. Rappeler une fois encore que nul ne peut saisir le monopole de la pensée politique et universelle.
Poster un Commentaire