“J’avais écrit ce papier en 2017 ( 1er septembre 2017 précisément ), lorsque le film avait été retiré d’un cinéma de Memphis. Hélas, plus que jamais d’actualité …“, tweete Alexandre Devecchio
“Autant en emporte le vieux monde”
La plateforme HBO a retiré «Autant en emporte le vent» de son catalogue, car des activistes reprochent au film de véhiculer des préjugés racistes. En 2017 déjà, alors qu’un cinéma avait déprogrammé le film suite à une polémique similaire, Alexandre Devecchio publiait cette analyse – qui n’a rien perdu de son actualité.
Une fois n’est pas coutume, il faut remercier les petits soldats du multiculturalisme pour leur fureur iconoclaste. En empêchant la projection d’Autant en emporte le vent dans l’Orpheum Theater de Memphis (Tennessee), qui diffusait le film chaque année depuis 34 ans, il donne un bon prétexte à tous les cinéphiles pour s’offrir 3h58 de bonheur en se replongeant dans le chef d’œuvre de David Selznick. Pour peu qu’ils soient munis d’un simple lecteur de DVD, ces derniers pourront éprouver le frisson de la subversion et surtout constater que 78 ans après sa sortie, le film n’a pas pris une ride. Le technicolor, témoin d’une période bénie ou le cinéma n’était pas encore colonisé par le numérique, reste envoûtant. Scarlett O’Hara, incarnée par la sublime Vivien Leigh, la plus belle et irrésistible garce de l’Histoire du cinéma. Et Clark Gable/Rhett Butler, l’acteur le plus élégant et viril de tous les temps, loin devant George Nespresso Clooney.
Impossible, cependant, de regarder le film avec le même œil que par le passé? Une question hante désormais le spectateur: «Autant en emporte le vent est-il raciste?». Juger cette œuvre au regard des critères moraux de 2017 apparaît absurde et anachronique. Autant en emporte le vent est sorti en salle en 1939. A l’époque, Martin Luther King chantait avec le chœur de son église à Atlanta pour la première du film! La lutte pour les droits civiques n’était encore qu’un rêve lointain et l’idéologie diversitaire de la science-fiction. A ce compte, il faudrait interdire la moitié de la production cinématographique américaine de l’époque. En premier lieu, les westerns et leur vision mythifiée de l’Ouest où les Indiens, présentés comme des sauvages, ont bien mérité d’être génocidés par les gentils cow-boys. En France, si l’on poursuit selon cette logique, la nouvelle inquisition antiraciste pourrait faire un gigantesque autodafé avec bon nombre de génies de la littérature. L’œuvre de Voltaire brûlée pour «islamophobie», celle de Céline pour antisémitisme. Molière excommunié de nouveau, mais cette fois pour misogynie. Balzac, défenseur autoproclamé du «trône et de l’autel» prohibé pour conservatisme. Pour autant, tenter d’analyser l’idéologie véhiculée par Autant emporte le vent, ce que dit le film le plus vu de tous les temps de son époque et de la nôtre, demeure un exercice passionnant.
Autant en emporte le vent n’est pas un documentaire. Il ne s’agit pas tant ici de refaire l’Histoire que d’exalter un imaginaire puissant, celui d’un Sud romantique et disparu.null
Le long métrage apparaît bien plus complexe et subtil que nos caricatures actuelles. Même avec un regard contemporain, sourcilleux et vigilant, les accusations de «racisme», d’ «apologie de l’esclavage» ou encore d’ «ultraconservatisme» se révèlent excessive. S’il faut absolument lui coller une étiquette, le film pourrait être qualifié d’anarchiste-conservateur. A l’origine d’Autant en emporte le vent, il y a le roman culte de Margaret Mitchell, enfant du Sud, fille d’un riche avocat conservateur et d’une militante féministe suffragette. Le véritable auteur du film, dirigé par plusieurs réalisateurs, dont Georges Cukor et Victor Flemming, est David O. Selznick, producteur juif hollywoodien. A l’image de Scarlett O’Hara, écartelée entre l’insipide Ashley Wilkes et le charismatique Rhett Butler, Autant emporte le vent est tout entier tiraillé entre le passé et l’avenir, la Réaction et le Modernité, la terre ocre de Tara et l’Amérique nouvelle de la côté Est. Le couple mythique du film puise sa force dans les valeurs traditionnelles du Sud, mais profondément anticonformiste et avant-gardiste, il brise toutes les convention de son époque. La distance ironique de Rhett Butler à l’égard de la guerre n’est pas seulement dûe a son cynisme, elle exprime son scepticisme vis-à-vis d’un conflit meurtrier qu’il juge inutile et perdu d’avance. Quant à Scarlett O’Hara, son personnage mériterait à lui seul une ou plusieurs thèses sur le féminisme. Femme indépendante et aventurière, elle fascine aussi bien les personnages masculins du film que les spectateurs par sa liberté, son tempérament fougueux, sa fameuse «passion de la vie». Son personnage dessine, malgré tout, un portrait peu flatteur de la femme moderne, monstre d’égoïsme et de narcissisme. Son rapport à l’homme est trouble et violent. Violée par Rhett Butler dans le lit conjugal, Scarlette O’hara, éternelle insatisfaite, apparaît le lendemain matin comblée comme jamais. Une scène sulfureuse qui serait jugée moralement inacceptable aujourd’hui.
De l’esclavage, Autant en emporte le vent donne une vision non pas raciste, mais paternaliste. Ici, les esclaves sont satisfaits de leur sort et attachés à leurs maîtres. A l’image de Mamma, interprétée par Hattie McDaniel, première actrice noire récompensée par l’Oscar pour ce rôle, qui développe une relation quasi filiale avec Scarlett O’Hara. Dans le film, le fouet et l’asservissement total sont éludés. Mais Autant en emporte le vent n’est pas un documentaire. C’est une fresque romanesque avant d’être un film historique ou politique. Il ne s’agit pas tant ici de refaire l’Histoire que d’exalter un imaginaire puissant, celui d’un Sud romantique et disparu. Le film s’ouvre sur ces quelques mots évocateurs: «Il était une fois un pays de côton qu’on appelait le Sud. On y trouvait le meilleur de la galanterie, des chevaliers et des dames, des maîtres et des esclaves. Mais tout ceci n’existe plus qu’en rêve. Le vent a emporté cette civilisation». Autant en emporte le vent, tourné juste après la crise des années 30 et juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale décrit avec nostalgie la fin d’un monde fantasmé, et le début d’une ère nouvelle, celle de l’Amérique moderne et industrielle. A sa sortie, il faisait écho aux tourment du XXe siècle. Aujourd’hui, dans une période elle aussi marquée par l’épuisement d’une civilisation et l’aube d’un nouveau monde, il trouve une nouvelle résonance. Entre les anciens et les modernes, le débat fait rage. Les premiers veulent s’appuyer sur un passé, parfois idéalisé, pour construire le présent et préparer le futur. Les seconds font table rase et se débarrassent du monde ancien. Pour eux, les statues et les mythes, comme les classiques de l’âge d’or et les rêves seront, c’est inéluctable, emportés par le vent.
Alexandre Devecchio est journaliste au Figaro, en charge du FigaroVox. Dernier livre paru: Recomposition (éd. du Cerf, 2019).
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