Il faisait grand soleil. Les deux musiciens ambulants jetèrent leur veste sur l’épaule. Leur maigre bagage leur battait les flancs. Ils marchaient depuis des heures sur un sentier de campagne en direction de Cracovie. Le chapeau en arrière, ils s’épongeaient le front.
Sur un bras de terre entre deux étangs, ils avisèrent un bel arbre. Ils déposèrent violon, guitare et baluchons. Ils palpèrent l’herbe grasse avec reconnaissance. Depuis les frondaisons, un oiseau s’était posé entre les deux hommes. Il modula deux ou trois chants, puis se tut.
Tu as entendu ? demande le vieux, au plus jeune, qui lui répond, sèchement : J’ai faim, mec.
Depuis le décret qui imposait l’étoile jaune, ils n’avaient plus de travail. Au bout d’un silence, le vieux tira le violon de son étui, s’essuya les mains et accorda son instrument. Il glissa un mouchoir sous son menton et laissa s’envoler son archet.
Son jeune compagnon, plein de rage retenue, n’était pas d’humeur à l’accompagner, mais à la fin du morceau, d’une voix plus adoucie, il laissa couler ces quelques mots : Lachen mit tränen, du « rire avec des larmes ».
En mémoire des victimes de l’autoritarisme crapuleux. Hommes et femmes, toutes races et pigments confondus.
Opa Tsupa plays « Yiddishkayt » (N. Moreau) Album : Trois Francs Six Sous (2002) Photo : Roman Vishniac . Jewish Quarter . Warsaw Poland 1937 Guitares : Nicolas Moreau , Mickaël Talbot, Yann Saint-Sernin Violon : Kim Dan Le Oc MACH Contrebasse : Sébastien Girard
Alexandre Millon a publié ce texte à la mémoire de son père, rescapé de la Shoah.
Auteur de Le Jeudi de Monsieur Alexandre ( L’Harmattan ), Mer calme à peu agitée ( Le Dilettante ), Sumo sur brin d’herbe ( Le Grand Miroir ), Alexandre Millon a reçu en 2019 le Prix Emma Martin pour son roman 37, rue de Nimy (Murmure des soirs).
© Texte & photo : Alexandre Millon www.alexandremillon.com
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