Alors que l’école connaît une grave crise, elle ne semble pas faire partie des priorités du « monde d’après », nous dit Barbara Lefebvre.
A quoi sert l’école ? Depuis une vingtaine d’années, des enseignants inquiets, des intellectuels angoissés, des sociologues à contre-courant de leur doxa disciplinaire, ont écrit sur le sujet pour décrire la dérive de notre institution scolaire. Le ton était souvent alarmiste car, en France, les enjeux scolaires résonnent plus puissamment qu’ailleurs et disent beaucoup de l’état moral de la nation. Les doxas complémentaires du pédagolibéralisme et du pédagauchisme se déchaînèrent pour disqualifier leurs analyses en qualifiant ces auteurs de déclinistes, de réactionnaires, ou de nostalgiques d’une école mythifiée. Depuis quelques années, l’opinion publique entrouvre les yeux sur la réalité de la déculturation scolaire de masse et ses effets désastreux en termes d’accès à l’emploi mais aussi de réduction du niveau de conscience politique du citoyen, transformé en mouton consumériste. De nombreux ouvrages ont analysé le déclin de cette institution centrale de la République, et s’il ne faut en citer qu’un ce sera L’enseignement de l’ignorance de Jean-Claude Michéa paru en 1999.
De l’école de la République à l’école pédagogiste
Où était passée l’école de la République ? Elle qui avait su instruire le fils d’une rempailleuse de chaise d’Orléans ou le fils d’une modeste analphabète d’Alger, en partie sourde, qui deviendra prix Nobel de littérature, et tant d’autres anonymes qui lui devaient l’essentiel : l’instruction des savoirs essentiels pour pouvoir penser par soi-même. A ces millions d’enfants modestes comme aux autres, elle avait permis, pendant un siècle au moins, de savoir lire, écrire et compter, de connaître l’histoire et la géographie de leur nation et du monde, de nourrir même modestement leurs imaginaires à la source des grands textes de notre littérature (par bonheur la « littérature jeunesse » n’existait pas encore en ces temps-là). Ainsi, par quel miracle ma grand-mère, née dans un milieu modeste à l’aube des années 1930, qui ne fit pas d’études secondaires, put écrire toute sa vie sans jamais faire de fautes d’orthographe ou de grammaire et tenir la comptabilité d’un commerce ?
L’école se définirait donc en priorité comme un lieu de vie et de socialisation
En écoutant le discours sanitaire et politico-médiatique sur le déconfinement scolaire, on mesure « à quoi sert l’école » dans la France de 2020. On saisit aussi combien la pensée néolibérale, soutenue par la mystification pédagogiste ayant infiltré depuis l’Université tous les rouages de l’institution scolaire, a lavé les cerveaux quant aux finalités de l’école. Sur le déconfinement appliqué à l’école, qu’on écoute ou lise les professeurs (le plus souvent des syndicalistes), les pédiatres, les psychologues, les parents, les ministres, les journalistes mainstream, on entend principalement les arguments sur l’utilité psychosociale de la reprise scolaire. Qu’on soit pour ou contre cette pseudo-rentrée aux conditions ubuesques imposées par le protocole sanitaire ministériel, les discours se fondent sur une seule dimension : l’intérêt psycho-développemental de l’enfant. L’école se définirait donc en priorité comme un lieu de vie et de socialisation. Pour ce qui est d’y transmettre des savoirs – sa principale mission selon moi – on verra plus tard, l’essentiel est qu’on n’y transmette pas le Covid-19 ! L’épidémie d’ignorance est probablement moins grave à court terme que celle du coronavirus… Et à long terme, qu’importe, il y a longtemps que le système tourne grâce au paradigme suivant : les « responsables mais pas coupables » ne seront plus là quand il faudra rendre des comptes.
On nous répète donc que cette reprise a pour principale vertu que l’enfant – tendez l’oreille on n’entend quasiment jamais le terme « élève » – soit en « lien social avec ses pairs » (traduire par « retrouver ses copains »), qu’il puisse jouer dans la cour (on dit « entrer en interaction » en sabir pédago), qu’il mange à sa faim à la cantine dans une ambiance conviviale, qu’il apprenne bien à se laver les mains dix fois par jour. Le plus important semble, comme l’a dit le ministre, que l’enfant reprenne « contact avec l’école au moins une fois avant la fin mai » ! D’ailleurs les instructions ministérielles sont claires depuis des semaines : que personne ne se mette la pression pour finir le programme, il faut déjà consolider les acquis. Révisez, révisez ! Devons-nous compter sur « l’été apprenant et culturel » pour espérer que l’élève acquiert toutes les bases pour suivre à la rentrée dans la classe supérieure ? En fait, cette communication révèle à quel point l’institution se désintéresse du niveau réel de l’élève, puisqu’elle ne fait que « gérer une masse d’effectifs ». C’est d’ailleurs le sens du découpage de la scolarité en cycles (quatre cycles de la maternelle à la 3ème) : faire passer l’élève en classe supérieure sans qu’il ne maîtrise les savoirs fondamentaux de la classe inférieure. On a institué la procrastination des apprentissages jusqu’en fin de cycle, puis quand il faut décider du sort de ceux qui sont face au mur de l’ignorance acquise, c’est « passe à ton voisin » : il ira hélas s’écraser au collège ou au lycée.
L’école confinée
Pendant le confinement, on a vu à l’œuvre cette logique de démission intellectuelle dans les instructions données aux enseignants pendant deux mois : d’une part se contenter de « consolider les acquis », d’autre part de ne pas introduire trop de notions nouvelles. De ce fait, recommander mi-mai aux enseignants qui ont repris la classe de « poursuivre la consolidation des acquis » revient à avouer que l’enseignement à distance a eu un effet quasi nul en termes d’apprentissage. Si l’on décide de faire revenir les élèves en classe c’est pour qu’ils apprennent de nouvelles choses, non pour qu’ils révisent ce qu’ils ont fait aux premiers et seconds trimestres. Les conséquences de la calamiteuse gestion de la crise du Covid-19 sur le champ scolaire sont donc à venir. La décision de fermer les écoles pendant deux mois dans un pays où le système scolaire est à la dérive du point de vue pédagogique et organisationnel aura des effets dévastateurs.
L’école ne fait pas partie des grands chantiers du « monde d’après »
Si le gouvernement a servi un discours rassurant pendant le confinement sur la « continuité pédagogique », avec un ministre de l’Education nationale peu convaincant dont les annonces et réactions furent presque toujours en décalage avec le Premier ministre (lui-même en décalage avec le président de la République), la réalité est plus nuancée que les « bravos » et « mercis » dont nous a abreuvés l’Exécutif. Des élèves n’ont pas eu accès aux cours à distance soit parce qu’ils n’étaient pas équipés technologiquement, soit parce qu’ils ne disposaient du cadre éducatif parental pour les y obliger, ce sont les fameux « décrocheurs » que l’on a abandonnés bien avant la crise du Covid-19 ! D’autres élèves, plus nombreux encore, n’ont pas reçu les apprentissages de qualité attendus car certains enseignants aussi ont décroché, même si cette vérité est dérangeante en ces temps « d’union national avec les héros de la 1ère ligne de front ». Certes, il y a eu aussi beaucoup de profs inventifs et dévoués qui ont étonnamment retrouvé lors de ce confinement une liberté dans la forme et le fond de leurs enseignements. Dégagés de la surveillance administrative habituelle, certains osèrent braver l’interdit d’enseigner à distance de nouveaux éléments du programme pour que le moins de retard ne soit pris. Car pendant que ces profs inventaient de nouvelles modalités de transmission pédagogique et maintenaient difficilement parfois le lien avec les élèves, le ministère et les inspections ont régulièrement communiqué sur la gratuité de la plateforme du CNED, comme s’ils se déchargeaient de leur responsabilité. Plutôt que structurer en amont une stratégie de mise à disposition des moyens techniques pour tous les enseignants et les élèves, la machine à produire des contraintes administratives a tourné à plein régime : afflux de guides pratiques (en réalité impraticable), protocoles et autres vadémécums. La lecture du Bulletin Officiel de l’Education nationale hebdomadaire témoigne que la bureaucratie de la rue de Grenelle n’a pas chômé même en télétravail.
Devons-nous le regarder s’auto-détruire pour espérer enfin reconstruire l’école puis la nation ?
Pourtant, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes : l’école ne fait pas partie des grands chantiers du « monde d’après » que nous promet notre président occupé à se réinventer lui-même. L’école est le pilier central qui fait tenir une nation debout. Si on se décidait enfin à considérer honnêtement l’état de notre école, on mesurerait que c’est tout le système qui s’effondre. Devons-nous le regarder s’auto-détruire pour espérer enfin reconstruire l’école puis la nation ?
Barbara Lefebvre est enseignante et essayiste.
Source: Marianne. 19 mai 2020.
Bon article. Barbara Lefebvre est l’une des rares personnalités publiques intéressantes existant actuellement en France. A noter que le journal Le Monde, dans un article prenant pour cible Michel Onfray , vient de classer Barbara L. dans la « réacosphère » et « la droite de la droite ». Du grand n’importe quoi, de la désinformation et de la calomnie. Le Monde pratique autant la diffamation et les infox en ce qui concerne la France qu’Israël. C’est un média de réinformation qui mérite d’être classé dans la fachosphère.