“Voilà des années que les atteintes à ma vie privée, menaces de mort, de viol, intimidations, diffamations et insultes racistes venant de personnes portant des noms qui ressemblent au mien sont mon lot quotidien. Cyberactiviste depuis 2009, journaliste à Charlie Hebdo depuis 2011, athée prosélyte avant l’avènement d’Internet, défenseuse de la laïcité depuis toujours et condamnée à mort par fatwa depuis 2015, j’ai l’habitude d’être traînée dans la boue dans plusieurs langues, à la chaîne, de façon régulière et cyclique, par des personnes physiques ou des robots-trolls, par Daech, par une petite frappe anonyme derrière son ordinateur ou par des islamistes militants qui voient en moi l’incarnation du mal.
Peu de temps après les attentats de Charlie Hebdo, deux hashtags en langue arabe, diffusés sur Twitter et Facebook par des profils nommés Justicier du Califat ou encore Lion de Raqqa, ont appelé les « loups solitaires » parisiens à me localiser et à me « tuer pour venger le Prophète ». Partagés plusieurs milliers de fois, ces contenus ont expliqué – textes islamiques à l’appui – pourquoi il était dorénavant obligatoire pour tout musulman de me tuer et ont surtout détaillé la façon de s’y prendre : à défaut d’une balle ou d’une bombe, il fallait me trancher la gorge, m’isoler et me broyer la tête avec de grosses pierres, me brûler ou incendier ma maison. Depuis, je vis sous protection policière, ma vie d’avant, libre et insouciante, a été brisée en mille morceaux, sans doute à jamais. Les athées, parents pauvres de la loi Avia.
Ce n’est qu’en juillet 2019 qu’une personne, Sami Benkhedim, a répondu pour la première fois d’un acte de menace envers moi devant un juge. C’est dire si j’avais accueilli l’annonce d’une loi contre la cyberhaine avec enthousiasme. Le parcours du combattant pour porter plainte, les sommes avancées en constats d’huissier et en frais d’avocat pour des résultats incertains, l’impunité, tout cela, je l’avais connu et je continue à en pâtir. Mais, à la lecture de la première mouture de la proposition de loi Avia de lutte contre la cyberhaine, panique. De victime je devenais coupable puisque la députée proposait de criminaliser l’« islamophobie », cette même accusation infondée juridiquement et qui a coûté la vie à l’équipe de Charlie Hebdo et à tant d’autres personnes à travers le monde. Quoi de plus normal lorsque l’on sait que l’un des rédacteurs du projet de loi est l’entrepreneur numérique Karim Amellal, qui déclarait en juin 2018 qu’il souhaitait que « toutes les expressions haineuses envers les religions soient punies » ? Loin de lui l’idée d’entendre les apostats de l’islam, catégorie de la population française particulièrement ciblée par la haine islamique, il a plutôt choisi d’auditionner le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), officine communautaire qui livre un combat à grands frais judiciaires pour introduire le délit de blasphème dans la loi française et faire des Français de confession musulmane une catégorie biologique. Si la députée Laetitia Avia est revenue sur le terme « islamophobie »après la levée de boucliers suscitée par la publication de sa proposition de loi pour le remplacer par « haine antimusulmans », elle a tout de même continué à l’utiliser dans une vidéo publiée ultérieurement, faisant de l’islam la seule opinion philosophique protégée par son texte. Défendre l’universalisme, la laïcité, le féminisme ou l’athéisme sur les réseaux sociaux, les identitaires musulmans appellent cela de la « haine ». La députée Laetitia Avia les a malheureusement crus sur parole.
Au-delà de ce grand malentendu autour de ce qu’est la cyberhaine et de la qualité de ses auteurs, les mesures proposées par la députée dans son texte, malheureusement voté à l’assemblée par 434 voix pour, 33 contre et 69 abstentions, risquent d’aggraver à la fois la censure algorithmique et l’impunité des haters.
La mesure phare de la loi Avia, c’est de contraindre les réseaux sociaux ou autres opérateurs de plateformes à fort trafic à supprimer les contenus haineux dans un délai maximal de vingt-quatre heures après notification, sous peine d’amende. Si la suppression urgente des contenus apparaît pertinente dans les cas de divulgation de données personnelles – comme cela a été le cas récemment lorsque le militant LFI Taha Bouhafs a divulgué l’adresse de la chroniqueuse Zohra Bitan dans l’intention de lui nuire-, les dispositions de la loi risquent surtout d’abonder dans le sens des trolls à l’heure où l’effet de meute des signalements abusifs suffit à faire suspendre les comptes d’honnêtes activistes n’ayant commis aucune infraction. Pis encore, les réseaux sociaux qu’aucune loi ne pénalise lorsqu’ils pratiquent la censure abusive – comme Twitter, qui censure la critique de la théorie queer, ou Facebook, qui censure « L’origine du monde », de Gustave Courbet – préféreront faire dans la censure préventive plutôt qu’encourir une amende. La loi Avia propose ainsi de sous-traiter la censure, jusque-là prérogative du pouvoir judiciaire en France, à des entreprises privées, étrangères de surcroît. Privatisation de la censure. Privatisation de la censure.
Mais le problème majeur de la loi Avia, c’est qu’elle est la meilleure alliée de l’impunité. En effet, si les contenus haineux disparaissent en moins de vingt-quatre heures, comment les victimes pourraient-elles procéder à leur référencement – un travail qui prend parfois plusieurs jours et, surtout, comment la police pourrait-elle remonter à leurs auteurs ? La loi Avia n’est ni plus ni moins que de l’effacement de preuves, de l’« invisibilisation » de la haine. Je ne veux pas que les propos de ceux qui me menacent disparaissent sans laisser de traces, je veux plutôt qu’ils soient retrouvés et jugés.
Mais de la seule mesure que nous, victimes de cyberhaine, attendions de cette loi, à savoir la levée de l’anonymat des auteurs de propos haineux sur demande du juge et des sanctions pénales à la hauteur de leurs forfaits, la loi Avia ne dit strictement rien. Philosophiquement discriminatoire, techniquement inapplicable, elle privatise et déshumanise la censure, dépossède les victimes de leur droit d’ester en justice et garantit un océan d’impunité aux auteurs .
Militante de la liberté, Zineb el Rhazoui, qui oeuvra au Maroc pour les droits des femmes et l’instauration d’un Etat laïque, fut ciblée par une première fatwa après avoir organisé un pique-nique en plein mois de jeûne. C’est en 2011 qu’elle publie ses premiers articles pour Charlie Hebdo.
Le fait que Rockaya Diallo, Houria Bouteldja ou le CRAN n’aient jamais été poursuivis et condamnés pour leurs propos racistes et criminels suffit à démontrer l’imposture que représentent tous les antiracistes autoproclamés. Et Zineb El Rhazaoui a sans doute raison de rappeler les failles de cette loi qui est uniquement un outil de com. Non pas qu’elle soit inutile sur le principe, mais ceux-là mêmes qui la promeuvent ont depuis longtemps perdu toute crédibilité.
Par définition l’antiracisme ne peut qu’être universaliste, ce qui exclut nécessairement toute indignation à géométrie variable. Or l’antiracisme universaliste n’existe nulle part sur terre, donc l’antiracisme tout court n’existe pas. C’est une évidence mathématique.