Nader Allouche. Et si l’avenir du monde arabe était maronite ?

Image d’illustration. Photo © Ibrahim CHALHOUB / AFP

Pour Nader Allouche, nombre d’intellectuels arabes prennent enfin conscience de la concurrence qui a existé entre les écoles libanaise et égyptienne pour la domination du monde arabe. Au regard de leur évolution, incarnée par le Liban d’une part et d’une autre par les Frères musulmans, un autre destin était possible : maronite !

Les premiers Arabes étaient chrétiens. Disons, du moins, que les Arabes, qui ont développé l’alphabet éponyme, et qui ont normalisé l’usage de leur langue, dans un Orient encore hellénistique et syriaque – le copte dominait en Egypte -, étaient chrétiens, et ils avaient un royaume : l’émirat ghassanide, incorporé à l’Empire romain sous le nom de province d’Arabie. 

L’une des premières inscriptions en alphabet arabe, que l’on connaisse, est une dédicace trilingue (arabe, grec et syriaque), retrouvée sur le linteau surplombant le martyrion dédié à Saint-Serge, au village de Zabad, qui se trouve aujourd’hui en Syrie, dans la province d’Alep. Cette inscription chrétienne en alphabet arabe date de 512, c’est à dire plus d’un siècle avant l’ère musulmane. L’un des épigraphistes qui ont travaillé dessus est l’universitaire français Christian Robin. 

C’est dans la capitale des Ghassanides que Mahomet effectua son célèbre voyage d’initiation. En effet, ce-dernier serait allé à Bosra, qui, par ailleurs, a vu naître le premier Empereur romain d’origine arabe, Philippe l’Arabe, et y aurait rencontré le moine Bahira, qui, selon l’historiographie musulmane, aurait reconnu la « marque des prophètes » sur le jeune Mecquois.

Malheureusement, les armées musulmanes renverseraient bientôt les Ghassanides, et la civilisation arabe, alors chrétienne, mourrait sous le joug islamique. Du moins, jusqu’à sa résurrection par les Maronites! 

Tout d’abord, il convient de préciser que les premiers empires musulmans connurent des civilisations plus arabo-helléno-syriaques que musulmanes à proprement parler. Les Omeyyades et les premiers Abbassides – jusqu’au Calife Al-Wathiq – étaient tout à fait hellénisés et sous l’influences des chrétiens jacobites et nestoriens, dont les Eglises se sont élaborées sous l’égide de leurs prédécesseurs arabo-chrétiens. 

A partir du Calife Al-Wathiq, et plus encore sous les Ottomans, la civilisation arabe se perdit autant que s’affaiblirent les christianismes qui l’animaient. Le Liban est un cas particulier : dès 1590, le pays du Cèdres se rendit temporairement indépendant, sous l’émir druze Fakher Al-Dine II (élevé dans la famille maronite des Al-Khazen). Louis XIII s’adressait à ce-dernier en ces mots amicaux :  » très illustre et puissant Prince ». 

Fakher Al-Dine II, qui a vécu dans une culture chrétienne, maronite, est à l’origine de la première presse dans l’Histoire du monde arabe, connue comme l’imprimerie de Quozhaya, du nom du monastère maronite, où elle fut installée. La premier document fut imprimé par l’évêque Sarkis Al-Rizzi : un psautier en Arabe et en Syriaque. 

L’imprimerie engendra une nouvelle ère pour la langue arabe, qui s’éteignait peu à peu, au profit du Turc. L’Arabe, par opposition au Turc, nouvelle langue du Califat, redevenait chrétien, et les chrétiens allaient dynamiser la culture arabe, pour mieux l’opposer aux Turcs musulmans, et poser les fondations d’un nationalisme arabe anti-islamique. On appelle ce mouvement la Nahda, ou la Renaissance arabe. 

Malheureusement, il y eut deux Nahda. L’une islamo-égyptienne et l’autre arabo-levantine (menée par des Chrétiens). La première a fini par « manger » la deuxième. Entreprise par des étudiants d’Al-Azhar et par quelques syriens musulmans, la Nahda « égyptienne » a ramené les Arabes à l’islam, et a obligé les penseurs nationalistes à incorporer les réformismes musulmans (réformismes réactionnaires !) à leurs idées. D’où l’échec du nationalisme arabe, largement islamisé par la Nahda égyptienne. 

A contrario, la Renaissance arabo-levantine – chrétienne et laïque – a fait entrer la culture libanaise et syrienne dans la modernité et a conduit à la création de l’Etat du Grand Liban, seul état chrétien du monde arabe. La IIIe République et les missionnaires jésuites et américains y ont beaucoup contribué : l’imprimerie jésuite de Beyrouth, l’Université Saint-Joseph, l’université américaine de Beyrouth, les collèges et les lycées, les séminaires pour les religieux… 

Aujourd’hui, nombre d’intellectuels arabes prennent conscience des erreurs des historiens de la Nahda, qui ont ignoré les antagonismes et la concurrence entre les écoles libanaise et égyptienne. La première espérait rechristianiser la culture arabe et séculariser la société musulmane voisine, et la deuxième projetait le réveil de l’islam. La première eut pour résultat l’indépendance du Liban vis-à-vis de l’hinterland musulman, et l’alliance Alaouites-Chrétiens en Syrie, tandis que la deuxième accoucha des Frères Musulman et du salafisme. 

L’avenir du monde arabe n’est-il pas de choisir, enfin, la Nahda « levantine », ou, pour le dire comme je le pense vraiment, de devenir libanais et maronite? 

Source: Valeurs actuelles. 16 mai 2020.

Nader Allouche

Doctorant en Histoire, spécialisé sur le monde arabo-musulman et les communautés chrétiennes du monde arabe, Nader Allouche a travaillé plusieurs années comme journaliste au Moyen-Orient, notamment au Liban et en Syrie. Ce militant des Droits de l’Homme écrit notamment pour Marianne des tribunes portant sur l’Europe et les relations franco-allemandes.

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