Les deux mois qu’a duré le confinement, les Françaises et les Français n’ont plus pu sortir librement dans la nature. Et la menace de cette interdiction n’est pas dissipée. Cette politique a nécessité des moyens policiers démesurés, avec drones et hélicoptères, maltraitant les humains, qui ont un besoin vital d’accéder aux espaces naturels.
Pendant deux mois, les Français ont été privés de printemps. Assignés à résidence, les yeux collés aux écrans, ils ont été comme coupés du vivant. Depuis fin mars, plusieurs arrêtés préfectoraux ont interdit l’accès aux espaces naturels pendant toute la période du confinement. Finies les balades en forêt, les marches au bord de l’eau, le plaisir d’être dehors alors que les jours s’allongent et que la nature se réveille. Au nom de la lutte contre la pandémie, les Français ont été arrachés à leurs biens communs.
La situation se poursuit aujourd’hui. Avec le déconfinement, le littoral reste sous haute surveillance. Les bivouacs en montagne restent interdits en Savoie et en Haute-Savoie. Les parcs urbains et périurbains sont inaccessibles dans les départements classés rouge. Et ce qui a été ré-autorisé dans les départements verts reste incertain : par un décret publié le 11 mai 2020, le gouvernement permet aux préfets de réinstaurer à tout moment une réglementation identique à celle en vigueur pendant le confinement.
À l’origine, ces mesures répondaient à l’urgence, à la nécessité d’endiguer, par tous les moyens possibles, la «vague» qui déferlait sur le pays. L’interdiction des espaces naturels et l’obligation de rester cantonné à un kilomètre de chez soi avaient le mérite de la simplicité. Ces dispositions étaient facilement applicables et contrôlables.
Et partout en France, les préfets ont serré la vis, dans une sorte de surenchère. Au total, plus d’une vingtaine de départements ont interdit explicitement l’accès aux espaces naturels. Dans la Meuse, les forêts ont été désertées, alors qu’elles représentent 37% de la superficie du département. Les autorités y ont interdit les promenades, les cueillettes et la coupe de bois. Des activités jugées «non indispensables», même si nombre de personnes, localement, en tirent des ressources ou un moyen de chauffage.
«Au lieu de laisser la population se disperser en plein air, on l’a concentrée dans des zones réduites»
Dans le Cher, un département traversé de nombreux cours d’eau, le préfet a interdit de fréquenter les bords des canaux, des rivières, des étangs, des plans d’eau et des chemins de halage. «La course, seul, au bord d’un lac, n’est plus autorisée», expliquait Sylvie Berthon, sous-préfète de Vierzon, dans les colonnes du journal le Berry. Selon elle, cette initiative permettait de «freiner la propagation du Covid-19 en limitant fortement la circulation des personnes».
Dans les Ardennes, c’est par Twitter que la préfecture a enjoint à la population de rester chez elle.
En Haute-Savoie, les autorités ont même interdit de se déplacer à plus de 100 mètres de dénivelé de son domicile. «Une aberration», pour l’écrivain et alpiniste François Labande, également administrateur du Parc national des Écrins. «La préfecture méconnaît les reliefs de nos vallées, dit-il à Reporterre. Même à moins d’un kilomètre de chez moi le dénivelé est plus important. Ces décisions sont inadaptées au milieu rural et à la montagne. Elles ont été imposées en bloc, sans discernement.»
Peu à peu, l’incompréhension a grandi devant ces mesures coercitives. «Une fois la sidération et le choc de l’épidémie passés, on s’est rendu compte que ces interdictions n’avaient aucune justification sanitaire», raconte Frédi Meignan, le président de l’association Mountain Wilderness; «il ne s’agit pas d’appeler à faire n’importe quoi, du parapente ou de l’alpinisme, mais je ne vois pas en quoi se promener seul dans la nature pourrait accélérer la transmission du virus.»
Alors que le gouvernement enjoignait à la population de reprendre le travail, le contraste devenait saisissant à mesure que le confinement durait, entre les plages désertes et les métros bondés, les grandes surfaces saturées de monde et les forêts silencieuses. «Le virus circule d’abord dans des lieux confinés et denses. Au lieu de laisser la population se disperser en plein air, on l’a concentrée dans des zones réduites. C’est complètement absurde, s’emporte le professeur de santé publique et épidémiologiste Laurent Gerbaud. C’est sûr qu’il valait mieux que les gens restent dans les couloirs d’immeuble pour bien se contaminer les uns et les autres!» ironise-t-il.
Dans un premier temps, les autorités ont justifié ces mesures en disant qu’elles permettraient de ne pas saturer les urgences. En réalité, «dans la majeure partie du territoire national, les urgences ont travaillé en sous-régime, à 60%», relate Laurent Gerbaud. Par ailleurs, «se balader seul n’est pas de nature à inonder les services hospitaliers, dit l’accompagnateur en montagne Billy Fernandez. Sur environ 10 millions de pratiquants, la randonnée génère moins de 20 accidents mortels par an dans notre pays, alors que les accidents domestiques sont à l’origine de 20.000 morts chaque année.»
«Le gouvernement a voulu afficher un visage autoritaire»
Plusieurs professionnels de santé ont pris position. En plein confinement, l’influent président de la Fédération des médecins de France, Jean-Paul Hamon, a invité le gouvernement «à donner de l’air aux Français» sur Franceinfo.
Si on ne laisse pas aux gens un peu de respiration tout en respectant les mesures barrière, on va avoir des personnes qui vont se retrouver en burn-out, en complète dépression, parce qu’ils ne supportent plus le confinement. Et puis, on va avoir des problèmes de couple, avec des violences conjugales qui commencent à se produire.»
Contacté par Reporterre, le psychiatre Christophe André voit dans cette interdiction «un terrible gâchis. De nombreuses études scientifiques ont prouvé que l’accès à la nature renforce notre immunité. Cette situation est d’autant plus regrettable qu’elle renforce les inégalités sociales et fragilise les populations les plus vulnérables, qui n’ont pas accès à des jardins privatifs. L’accès aux espaces naturels, ce n’est pas du luxe».
Les autorités n’ont pas pour autant lâché du lest. «C’est comme si après avoir échoué sur les tests, les masques ou les élections municipales, le gouvernement avait voulu afficher un visage autoritaire et sanctionner la population pour faire peser sur elle la responsabilité de ses erreurs», analyse le guide de montagne Billy Fernandez.
En effet, les flâneurs du dimanche et les randonneurs ont eu intérêt à bien se tenir. À travers le territoire, des moyens démesurés ont été déployés pour les «traquer». Avec des hélicoptères, des drones, des moto cross, des 4×4, des quads, des patrouilles en VTT ou à pied… «Face au Covid-19, les gendarmes sont plus que jamais sur le terrain», titrait L’Essor, le journal de la gendarmerie. C’est le moins que l’on puisse dire.
Pendant le confinement, tous les deux jours, un hélicoptère a sillonné le ciel du Doubs, survolant ses prairies à vaches, ses forêts résineuses, ses villages au bord des rivières. Dans le massif des Trois-Pignons, à Fontainebleau (Seine-et-Marne), des motards de l’école de gendarmerie ont contrôlé les promeneurs chaque week-end. Un hélicoptère a aussi survolé la canopée. Dans le cockpit, un cavalier de la Garde républicaine orientait les gendarmeries mobile et départementale qui patrouillaient au sol.
Dans le Parc naturel des Ardennes, à l’île de Ré, dans la forêt de Bouconne à proximité de Toulouse, des drones avec des haut-parleurs ont aussi été utilisés. Dans la Meuse, à Verdun, une cellule drone a même été créée avec plusieurs télépilotes. «Le drone sert à aller dans des endroits où il n’y a pas de facilité d’accès avec nos véhicules, notamment les parcs», expliquait un gendarme au micro de France 3. La région Grand Est dispose de 18 drones de gendarmerie opérés par 30 télépilotes.
«L’appui de l’hélicoptère nous permet de couvrir rapidement de grands espaces»
Dans le parc naturel régional des Ballons des Vosges, un hélicoptère a également été de sortie. «L’appui de l’hélicoptère nous permet de couvrir rapidement de grands espaces sur de grandes distances», indiquaient les militaires dans un autre reportage de France 3 Grand Est. Samedi 4 avril, nous avons même repéré un vététiste au lac Blanc, que nous avons verbalisé. Il était parti de Colmar!»
Contacté par Reporterre, le major du peloton de montagne de Xonrupt-Longemer (Vosges) explique avoir fait avec ses hommes «deux patrouilles par jour dans le parc naturel des Ballons des Vosges pendant toute la durée du confinement. En quad, en 4×4 ou a pied sur les sentiers de randonnées. Mais mis à part les chevreuils, les chamois et les lièvres, on n’a pas vu grand monde», confie-t-il.
La question des moyens se pose. À Chamonix (Haute-Savoie), pendant le confinement, la gendarmerie a utilisé à plusieurs reprises un hélicoptère qui sert d’ordinaire au secours en montagne. Le coût d’une heure de vol d’un Choucas 74 est évalué, selon la Cour des comptes, à plus de 3.000 euros. «Son recours doit être rationnel et obéir au principe de juste suffisance», écrivait la Cour dans un rapport de 2012.
Les rondes dans les airs se sont pourtant multipliées. Partout. Dans les Alpes, France 3 Haute-Savoie a même proposé à ses téléspectateurs d’admirer depuis le ciel, «les belles images du contrôle du respect du confinement» prises par les gendarmes. Sur Twitter, les militaires ont aussi lancé le quiz «Reconnaîtrez-vous le sommet survolé dans cette vidéo?»
Sur la Côte Bleue, dans les Bouches-du-Rhône, le constat est identique. La surveillance des espaces naturels a nécessité des moyens démentiels. 60% du temps des gendarmes de la compagnie d’Istres a été consacré à ces missions. Embarqué à bord d’un hélicoptère Écureuil, un journaliste de la Provence a raconté la poursuite des «récalcitrants au confinement». On s’y croirait.
À quelques centaines de mètres du Rouet, un jogger s’époumone sur les hauteurs du vallon de l’Aigle. Le jogger se sent seul au monde, alors qu’il est passé sans le savoir entre les mailles du filet tendu par les gendarmes. L’hélicoptère le rattrape (…) Les gendarmes ont déployé les grands moyens, ce week-end. Des unités du [PSIG | Peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie], des gendarmes mobiles, des motards et des gendarmes mobiles sont venus prêter main-forte aux brigades territoriales. On croisera même des cavaliers de la Garde républicaine, en détachement pour arpenter le littoral sur leurs montures, tandis qu’au large, deux vedettes de la gendarmerie maritime et de la brigade nautique traquent d’éventuels plaisanciers. Un “show of force”, diraient leurs camarades de l’armée de l’air.
Reporterre a interrogé le ministère de l’Intérieur pour savoir combien avaient coûté ces dispositifs de surveillance au sein des espaces naturels et s’ils avaient été efficaces. Le ministère a répondu qu’il ne souhaitait pas transmettre ces informations.
Même fin de non-recevoir pour le photojournaliste et alpiniste Guillaume Vallot, dans le massif du Queyras (Hautes-Alpes). Excédé par le vol continu des hélicoptères et des drones dans sa vallée, il a posé plusieurs questions aux autorités, restées elles aussi sans réponse.
Je ne suis pas un libertaire acharné mais criminaliser des randonneurs, ça dépasse la limite du bon sens. Si on est en guerre, on doit avoir une gestion de l’effort de guerre qui doit être intelligente. Fliquer la montagne, faire la traque à de pauvres promeneurs et choper un ou deux contrevenants, ce n’est pas concevable, au niveau des moyens.
«Le gouvernement infantilise la population. C’est très français. En Suisse, la situation est différente»
Le philosophe Dominique Bourg parle, lui, de «dérive policière» : «Le gouvernement infantilise la population. C’est très français. En Suisse ou en Allemagne, la situation est complètement différente, les espaces naturels ne sont pas interdits. On demande juste aux gens de respecter les gestes barrière et les mesures de “distanciation sociale”.»
La France a préféré mettre en place «la société de vigilance» chère à Emmanuel Macron. La surveillance de tous par tous. Pour contrôler les espaces naturels, le gouvernement a mobilisé les fonctionnaires de l’Office français de la biodiversité et de l’Office national des forêts, aux côtés des forces de l’ordre. L’idée a fait polémique en interne.
«On n’est pas là pour faire de la police sanitaire, nous ne sommes pas assermentés pour ça, témoigne Patrick Saint-Léger, du Syndicat national de l’environnement. Pendant le confinement, les agents ont été très frustrés, d’un côté, on nous réquisitionnait pour contrôler le chaland. De l’autre côté, on ne pouvait pas faire nos missions environnementales.»
Début avril, le préfet de Seine-et-Marne a même tenté d’engager les chasseurs pour contrôler les promeneurs dans la forêt de Fontainebleau et les transformer en auxiliaires de police. Face au tollé, il a préféré abroger son arrêté.
Sur change.org, une pétition a recueilli plus de 158.000 signatures pour un accès responsable à la nature en période de confinement. La semaine dernière, la députée Delphine Batho a également déposé un amendement au cours du débat sur la loi prolongeant l’état d’urgence sanitaire. Mais il a été retoqué par le gouvernement, qui y voyait «un mauvais signal» et le risque d’un «appel d’air».
Jean Castex, coordinateur national à la stratégie du déconfinement auprès de l’exécutif, déclarait que «la réouverture des plages serait une tentation».
Dans une réponse adressée aux pétitionnaires, la ministre des Sports, Roxana Maracineanu, leur a prescrit de continuer «leur sacrifice».
«Le gouvernement n’a pas pris la mesure de l’importance de l’accès à la nature. Ce n’est pas seulement une question de loisir ou de sport, c’est un impératif de santé publique, une nécessité vitale», explique l’ancienne ministre de l’Environnement Delphine Batho. «Cette interdiction est le fruit d’une technobureaucratie vivant elle-même éloignée de la nature», dit-elle à Reporterre.
Pour le philosophe Dominique Bourg, cette position reflète,en effet, le rapport à la nature des gouvernants :
Pour eux, ça n’existe tout simplement pas. Ils vont d’une berline à un bureau climatisé en portant des dossiers. Leur sensibilité aux espaces naturels équivaut au néant. Édouard Philippe est un ancien lobbyiste d’Areva. La nature, c’est du capital qu’on exploite ou qu’on détruit. Elle sert à faire des babioles. J’aimerais les voir faire un stage de vie en milieu sauvage pour qu’ils apprennent à embrasser les arbres!»
Source: Reporterre. Le Quotidien de l’écologie. 14 mai 2020.
Gaspard d’Allens, titulaire d’un master Affaires Publiques à Sciences Po Paris, est l’auteur notamment de Les néo-Paysans.
Excellente analyse à laquelle j’adhère tout à fait.