Henri Peña-Ruiz. Chronique intempestive : la laïcité réexpliquée aux responsables religieux

Henri Peña-Ruiz

« Il faut vraiment beaucoup de mauvaise foi pour qualifier une mesure de salut public de non-respect de la liberté dite religieuse, de mesure anticléricale anticatholique. Comme si la manifestation extérieure de la foi devait primer sur tout, et donner lieu à une exception qui relèverait évidemment du privilège. »

Définir la laïcité est simple. Faite pour tout le peuple, la République laïque libère le droit de ce qui divisait les hommes, à savoir de toute norme spirituelle imposée, comme de toute discrimination positive ou négative. Ni religions reconnues, ni athéisme consacré. Une même loi vaut pour tous, et elle ne doit viser que l’intérêt général. A la liberté de conscience se conjugue la pleine égalité de celui qui croit au ciel et de celui qui n’y croit pas. Donc pas de privilège pour une option spirituelle ni pour le mode d’accomplissement qui en découle.

Croyance religieuse et humanisme athée ou agnostique doivent jouir des mêmes droits. Ainsi le triptyque qui définit la laïcité épouse parfaitement celui de la République. Liberté de conscience, égalité de traitement de toutes les options spirituelles, universalité fraternelle de l’intérêt général qui fonde le bien commun. L’ordre public ne dérive plus de particularismes coutumiers ou religieux, mais des droits fondamentaux de l’être humain qui fondent la loi commune à tous et pour tous. De ce fait la laïcité est émancipatrice par rapport aux traditions rétrogrades du patriarcat, trop souvent justifiées par les religions. Les femmes, les homosexuels, les athées, les dissidents des religions, en savent quelque chose.

La religion n’a pas le monopole de la spiritualité

L’émancipation laïque est bonne pour tous, y compris pour les croyants qui ne confondent pas la spiritualité religieuse avec la volonté de domination. Pour la promouvoir, la République doit s’abstenir de toute intervention normative dans les domaines de la spiritualité, des modes d’accomplissement personnel, et des styles de vie de chacun. Ces choses relèvent de la sphère privée, ainsi délivrée de toute norme indue. La religion n’a pas le monopole de la spiritualité. Elle ne doit engager que les croyants, et il en va de même de l’humanisme athée ou agnostique. Victor Hugo, croyant, résumait tout cela par une formule limpide et simple : « Je veux l’Etat chez lui et l’Eglise chez elle ». Nulle hostilité, mais une séparation destinée à garantir l’indépendance de la puissance publique et son souci de faire valoir d’un même élan les trois principes de la laïcité. Liberté, égalité, universalité source de fraternité.

Aujourd’hui la tragédie que vit la France avec le Covid-19 a fourni à des responsables catholiques, associés à des responsables des confessions juive et musulmane, l’occasion de revendiquer un traitement de faveur pour les cultes.

On pensait tout cela compris et admis par les institutions religieuses. Or on découvre aujourd’hui qu’il n’en est rien. En France, l’Eglise catholique, entre autres, ne loupe aucune occasion de se voir reconnaître une utilité publique, et de reconquérir ainsi certains des privilèges que l’émancipation laïque lui avait ôtés. Elle ne se contente pas des deux privilèges exorbitants que constituent le financement public d’écoles privées religieuses (Loi Debré de 1959) et les prébendes que lui octroie le Concordat encore en vigueur en Alsace-Moselle.

Aujourd’hui la tragédie que vit la France avec le Covid-19 a fourni à des responsables catholiques, associés à des responsables des confessions juive et musulmane, l’occasion de revendiquer un traitement de faveur pour les cultes. Et ce au nom du droit à une assistance spirituelle pour les familles éprouvées par le deuil. Une demande qui réduit la spiritualité à la religion, et même à certaines religions. L’idée que les citoyennes et citoyens athées ou agnostiques, environ la moitié de la population, ont aussi une vie spirituelle, ne les a pas effleurés. Ce qui est plus grave que ce lobbying, c’est la nouvelle faute du président de la République, qui a dérogé à la laïcité en accédant à cette demande de privilèges, et en réduisant ainsi la spiritualité à sa version religieuse.

La religion n’est pas un service public

Le communiqué de presse du 9 avril 2020 est sur ce point accablant : « À l’occasion d’une réunion avec les représentants des principaux cultes, le président de la République a souhaité donner suite à une proposition commune de ces derniers, pour faciliter la mise en relation de ceux qui en éprouvent le besoin avec une personne à même d’assurer un soutien spirituel. Dans ce cadre, chacun des principaux cultes a mis en œuvre un dispositif téléphonique d’écoute qui est accessible via le numéro vert d’information sur l’épidémie de Covid-19 mis en place par le Gouvernement (0 800 130 000), ou par l’intermédiaire des équipes des établissements de santé et des professionnels médicaux à qui les numéros de contact mis en place par chaque culte ont été communiqués » Les tenants de l’humanisme athée ou agnostique, de la spiritualité des libres-penseurs ou des francs-maçons, mais aussi des autres cultes, apprécieront.

La religion n’est pas un service public, et il est scandaleux que nos dirigeants l’oublient. Ils devraient s’abstenir, non par indifférence, mais par égal respect des personnes de toutes convictions. Celles-ci doivent pouvoir choisir elles-mêmes le type de spiritualité qu’elles souhaitent pour affronter et exprimer leur deuil, et il n’appartient pas aux pouvoirs publics de favoriser les unes ou les autres.

Il faut vraiment beaucoup de mauvaise foi pour qualifier une mesure de salut public de non-respect de la liberté dite religieuse, de mesure anticléricale anticatholique.

Pour certains évêques, ces égards sélectifs ne suffisent pas, et ils ont demandé que soit faite une exception aux règles du confinement qui interdit jusqu’au 2 juin toute réunion publique. Ceci au nom de la liberté de culte, que l’on prétend ainsi affranchir de la loi commune et des exigences de santé publique qui en sont la source. De quel droit ? Imaginons que les francs-maçons, les libres-penseurs, les humanistes de l’Union rationaliste, les nombreux adeptes du boudhisme, ceux des cultes de Dionysos et d’Aphrodite, pour ne citer que ces options spirituelles, fassent de même.

Le confinement exploserait, et avec lui la difficile maîtrise de la pandémie. Tel est l’oubli de l’amour du prochain au profit du culte de soi narcissique. Pour Matthieu Rougé, évêque de Nanterre, le rappel de l’interdiction du culte jusqu’au 2 juin est « inacceptable ». Il est caractérisé comme une « un défaut de respect des croyants et de la liberté religieuse incompréhensible. Un tropisme anticlérical en général, et peut-être anticatholique en particulier, qui a pris le dessus chez le président de la République et le premier ministre.» (Déclaration sur KTOTV).

Rien que cela ! Il faut vraiment beaucoup de mauvaise foi pour qualifier une mesure de salut public de non-respect de la liberté dite religieuse, de mesure anticléricale anticatholique. Comme si la manifestation extérieure de la foi devait primer sur tout, et donner lieu à une exception qui relèverait évidemment du privilège. Pour la énième fois, des dignitaires catholiques accusent la séparation laïque de se convertir en volonté d’ignorer les religions, alors qu’elle n’a pas d’autre sens que l’universalisme destiné à traiter tous les citoyens de façon égale, conformément à la devise républicaine. Et ce dans l’intérêt général, qui apparemment n’a qu’une valeur relative au regard du souci de valoriser l’institution religieuse. C’est un témoignage partisan et sectaire alors qu’en ces temps d’angoisse collective un esprit de solidarité universaliste devrait prévaloir.

Philosophe et écrivain, Henri Peña-Ruizest l’auteur de Karl Marx penseur de l’écologie (Seuil, 2018), de Marx quand même (Plon, 2012), Entretien avec Marx (Plon, 2012). Il est également auteur de nombreux essais sur la laïcité, dont unDictionnaire amoureux de la laïcité (Plon, 2014), qui s’est vu décerner le Prix national de la laïcité 2014.

Source: Marianne. 6 mai 2020.

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