Jacques Julliard: «Nous vivions heureux et nous ne le savions pas»

«À défaut de changer la vie, le Covid-19 est en train de changer, au moins provisoirement, notre manière de la voir», observe Jacques Julliard.
Illustration Fabien Clairefond
  • Pour soigner les malades?
  • Non. Pour passer à la télé!» Désormais, les camionneurs et les éboueurs sont enfin reconnus comme des acteurs essentiels. Que se passerait-il en temps de pandémie si mon éboueur faisait valoir son droit de retrait, comme mon facteur? Une horreur! L’idée que pendant trois mois les poubelles ne soient pas ramassées nous remplit d’effroi. Du coup, l’utilité sociale de mon éboueur apparaît comme considérable. C’est la revanche des invisibles ; on ne voit désormais plus qu’eux.
    Au Moyen Âge, il existait, du 26 au 28 décembre, une Fête des fous (ou Fête des innocents). C’est le plus humble qui était élu «pape des fous». Ou le plus demeuré (en ce cas, Donald Trump y eût conservé toutes ses chances de réélection). Sur fond de tragédie, et non pas de dérision, le coronavirus, c’est la Fête des fous des temps modernes.
    Mais ce n’est que provisoire. Voyez comme avec l’annonce du déconfinement du 11 mai les politiques sortent soudain de la pénombre où ils se dissimulaient. Mélenchon recycle son programme de 2017, Hamon son revenu universel, Montebourg refait son miel de la politique, Piketty songe à de nouveaux impôts, Jadot s’y voit déjà, Macron médite un remaniement, les présidentiables de la droite se mesurent entre eux. L’extinction de la pandémie sera la fin du cauchemar, c’est heureux, mais aussi la fin de la Fête des fous, c’est dommage. Même bouleversement en économie… … où il existe des lois réputées contraignantes et intangibles. Mais en réalité, elles ne sont telles qu’à condition d’accepter comme préalable le primat absolu de ladite économie sur toutes les autres activités humaines. Que ce primat soit remis en cause, et c’est toute cette construction qui s’effondre, tous ces absolus qui sont relativisés. Une société fondée sur l’économie du don n’obéit pas aux mêmes règles qu’une société fondée sur le prêt à intérêt.

    Au nom de la primauté du religieux sur le sanitaire et l’économique, les Juifs orthodoxes de Méa Shéarim, au cœur de Jérusalem, ont refusé les mesures de confinement édictées par le gouvernement israélien. Au sein de nos sociétés ultra-laïcisées, au contraire, on a le droit, malgré le confinement, de promener son chien chaque jour, mais non de participer à un office religieux.
    Mais surtout, à l’intérieur de notre monde économique ultraorthodoxe, on voit des principes tenus pour intangibles jetés cul pardessus tête. Qui eût dit, il y a trois mois, que la France accepterait de porter d’un coup sa dette de 100 à 120 % du produit intérieur brut, en attendant mieux, ou pis? Qui eût imaginé les ministres européens des Finances mettant d’un coup 540 milliards sur la table après les 1000 milliards de Mme Lagarde, pour soutenir les économies? La politique est, selon Carl Schmitt, le domaine de la décision extrême: le geste des Européens n’est pas de nature économique ou monétaire, mais politique. L’odeur des croissants au bistrot du matin, et même le goût de l’œuf mayo à la cantine, la flânerie dans les rayons d’une librairie rencontrée sur mon chemin, la conversation improvisée avec un visà-vis inconnu dans le train, et la poignée de main qui s’ensuit, il a fallu que le fléau nous en prive pour reconnaître ces petits bonheurs auxquels Teresa Cremisi a consacré dans le JDD une chronique remarquée.
    Rappelons-nous: c’était il y a trois mois! une éternité. La France qui depuis l’automne 2018 avait connu la tumultueuse péripétie hebdomadaire des «gilets jaunes», retentissait des cris, des lamentations, des invectives des futurs retraités, à cause du sort tragique qui les attendait.

    Depuis des années, du reste, la France n’était plus qu’une vallée de larmes et une montagne de gémissements. Quiconque s’enhardissait à trouver cela exagéré et, pour tout dire, surjoué, ne pouvait être qu’un privilégié au cœur insensible. Même les lycéens sanglotaient à l’idée des menaces qui pesaient sur leur troisième âge. On n’entrait dans la vie active qu’avec l’idée d’en sortir au plus vite. Il était interdit d’être heureux, en tout cas d’en faire l’aveu.
    L’avez-vous remarqué? On gémit beaucoup moins aujourd’hui, où nous avons pourtant de bonnes raisons de le faire. C’est que, comme disait Tristan Bernard sous l’Occupation, au moment de son arrestation: «Jusqu’ici nous vivions dans la crainte, désormais nous vivrons dans l’espoir.» Le bonheur n’est pas une idée neuve en Europe, mais c’est une idée relative. Le confinement souligne a contrario la place envahissante du tourisme dans nos vies et nos esprits. Cela ne date pas d’aujourd’hui ; voilà des années que les journaux télévisés ressemblent à des bulletins de la chambre syndicale de l’hôtellerie. Les chefs étoilés y ont pris le premier rôle, presque à égalité avec les médecins. Plus que le nombre de morts vite expédié, ce qui domine l’information, c’est cette question lancinante: irons-nous à la plage cet été? Et si l’on renvoyait l’été à l’automne prochain? À l’heure où j’écris, le suspense reste entier ; nous suffoquons d’inquiétude.
    Que le tourisme soit bon pour notre balance commerciale n’est pas discutable. Qu’il en vienne à se substituer à notre commerce, à notre industrie, à nos beaux-arts est à la fois un désastre et une humiliation. Une grande nation ne saurait vivre du tourisme, c’est-à-dire se comporter en cicerones et en mendiants. Quand un peuple ne parvient plus à concevoir l’avenir autrement que comme une exploitation commerciale de son passé, c’est qu’il ne croit plus beaucoup à son présent, c’est-à-dire à lui-même. La France est un pays presque entièrement «houellebecquisé» (Étienne Gernelle). La France est devenue un pays de deuxième ordre La preuve par la tour Eiffel et le Mont-Saint-Michel. Certes, nous le savions déjà, mais le coronavirus nous interdit de feindre de l’ignorer plus longtemps. Est-ce que par hasard les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Allemagne compteraient sur le tourisme pour développer leur puissance? Non, bien sûr que non, tout au plus pour assurer leurs fins de mois difficiles. À la veille du coronavirus, remarquait récemment Nicolas Baverez, la France oscillait entre son génie industriel et son tropisme méditerranéen. J’ai peur que si nous ne faisons rien pour inverser la tendance, les événements récents nous précipitent définitivement du côté de la plage. Oh! certes, nous le ferons avec cette superbe qui nous a si souvent servi de cache-misère. «Mendiant, mais gouverneur d’une gamelle», dit Henri Michaux. Mais loqueteux tout de même.
    Depuis un demi-siècle, la France n’a cessé de perdre du terrain aux chapitres de l’économie, de la diplomatie, du militaire. Encore un peu de temps, et l’événement décidera à notre place. Nous resterons sur place à attendre nos riches visiteurs. Nous y perdrons notre
    indépendance d’abord, notre chemise ensuite. Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, n’a pas craint de dire: «La France joue sa survie.» C’est bien en effet de cela qu’il s’agit.
  • Dans ces conditions, peut-on compter sur l’École pour remonter le courant? Rien n’est moins sûr. Le passage obligé au téléenseignement a déchiré le voile et révélé au grand jour une vérité si contraire à la doxa républicaine: l’École, c’est-à-dire l’institution, avec ses bâtiments, ses personnels, ses rituels, a perdu le monopole de la transmission des savoirs. Certes, l’enfant et l’adolescent auront toujours besoin de maîtres pour les accompagner dans leurs apprentissages ; mais le lourd appareil scolaire a un rendement si faible, au cours des treize années que dure l’obligation, en y comprenant la maternelle, qu’il est de plus en plus concurrencé et remis en cause par tout ce que permettent la télévision ou internet, qu’il est à terme menacé de dépérissement.
    Les nouveaux pédagogues ont décrété que si la culture est un facteur d’inégalité, la meilleure façon de rétablir l’égalité était de supprimer la culture
    En donnant la priorité aux «décrocheurs», en rendant l’École provisoirement facultative, en ouvrant prioritairement les maternelles (et non les universités!), le gouvernement vient de l’avouer: la première mission de l’École n’est plus la transmission des savoirs, c’est la lutte contre les inégalités.
    Mais tandis que la IIIe République avait su tenir les deux bouts de la chaîne en faisant de l’École un puissant moyen de mise à niveau pour les plus modestes, tout en encourageant l’excellence, les nouveaux pédagogues ont décrété que si la culture est un facteur d’inégalité, la meilleure façon de rétablir l’égalité était de supprimer la culture. D’où le désastre actuel ; en matière d’éducation aussi, la France est devenue un pays de deuxième ordre dépassé par l’ardeur de pays nouveaux comme la Corée du Sud.
    L’autre fonction de l’École, reconnue désormais comme telle, c’est celle de garderie, pour ne pas dire de gardiennage, afin d’empêcher les enfants de traîner à la maison et les ados de traîner dans la rue. L’ordre social des temps modernes repose sur un apartheid générationnel: les jeunes à l’École, les adultes au boulot, les vieux à l’asile. Le voilà, l’autre confinement, le confinement à perpétuité! L’Europe survivra-t-elle au coronavirus? À défaut d’un Fête des fous, le coronavirus se présente ici comme un trouble-fête. Envolés, la règle des 3 % et le schwarz Null («zéro décfiit», NDLR) chers à Angela Merkel. Oui, en temps normal, il faudrait applaudir cette audace. Mais l’Europe a besoin d’aller plus loin pour survivre comme concept politique et comme puissance. Face aux grands acteurs planétaires que sont les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Europe actuelle ne pèse pas lourd, car elle ne dispose ni de système de défense, ni de diplomatie, ni de frontières, ni de l’unité de commandement.
    Nous tous, fédéralistes ou nationalistes, n’avons une chance de survie à l’échelle planétaire que par la souveraineté européenne
    Et pourtant cette entrée dans la zone des tempêtes peut fournir une occasion unique. Débarrassé du Royaume-Uni, qui interdisait toute avancée, et des États-Unis, dont la tutelle encourageait tous les immobilismes, ce grand ensemble, le premier du monde par le potentiel, n’a plus le choix qu’entre la marche en avant ou l’effondrement. Nous tous, fédéralistes ou nationalistes, n’avons une chance de survie à l’échelle planétaire que par la souveraineté européenne. Rien ne dit pourtant que nous choisirons Eros plutôt que Thanatos. Un dernier mot L’ensemble des perspectives révélées par le coronavirus est très sombre, je le reconnais. Nous pouvons nous retrouver cet automne avec une nouvelle vague de cette peste, une crise économique majeure et son cortège de faillites et de chômage, sans compter une sécheresse carabinée au nord de la Loire, des émeutes dans les banlieues, et, pour y faire face, la classe politique la plus médiocre de notre histoire.

    Pourquoi ai-je tant pensé à Charles de Gaulle depuis le début de ce confinement? Parce qu’il n’était lui-même, c’est-à-dire le plus grand homme de cette histoire, que dans des circonstances exceptionnelles, celles où la bourgeoisie capitule, où les intellectuels disjonctent, mais où le peuple demeure disponible à qui l’invite à se dépasser: pour surmonter l’épidémie, restructurer l’économie selon le critère de
    l’utilité sociale, revitaliser et moderniser notre appareil industriel, redonner à l’École l’ambition de l’excellence et à l’Europe celle de la souveraineté. Rien de cela n’est impossible. Mais nous ne saurions y parvenir sans le recours au seul outil dont dispose le peuple: l’union sacrée. Non à celle des politiciens, mais à celle de la nation tout entière. Qui saura l’appeler à la révolte?
    À cause de «l’exorbitance de mes années», comme dit Chateaubriand, on excusera, je l’espère, ce langage un peu solennel. Nous sommes à un point critique. J’ai toujours pensé avec Bernanos que l’optimisme est la vertu des imbéciles, et que la seule espérance que puisse se permettre un patriote lucide, c’est le désespoir surmonté.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*