Miracle du coronavirus: les prisons françaises ne sont plus saturées. La Chancellerie voudrait nous faire avaler que cette situation sans précédent est une bonne nouvelle!
Difficile d’y échapper : depuis quelques jours une communication appuyée de la garde des Sceaux s’enorgueillit d’une « régulation » de la population carcérale en ce temps de crise sanitaire. Avec 61 100 détenus pour 61 109 places, le taux d’occupation moyen des prisons s’établit tout juste à un taux de 100%. Brandi comme un trophée, encore récemment dans un entretien au Monde le 30 avril, ce triomphalisme de la chancellerie ne peut manquer d’étonner les différents acteurs de la sécurité intérieure, et au-delà tous ceux qui sont attachés de manière légitime aux droits et libertés, dont personne n’a le monopole. Car la réalité est bien différente des communications de Madame Belloubet : la libération de plus de 10 000 détenus depuis l’entrée en état d’urgence sanitaire, est le résultat d’une quadruple imposture.
Imposture du mot, qui est d’abord celle de la chose
Comme toujours la sémantique est une manière de manipuler la réalité. Parler de « régulation » pour évoquer la situation de la population carcérale (qui se trouve en prison, rappelons-le, par décision judiciaire), en exécution de peines définitives ou à titre préjudiciel dans le cadre d’informations judiciaires (détention provisoire avant jugement) revient à renoncer définitivement aux concepts du droit et de la procédure pénale fondée sur l’exécution et l’application de la peine. Une peine d’emprisonnement est en première intention exécutée par le parquet, avant le cas échéant d’être individualisée, « appliquée » par un juge de l’application des peines.
La régulation est un concept issu de ce qu’il est convenu d’appeler le « droit mou » (« soft law », un ensemble de règles non obligatoires et dont la « juridicité » est discutée) et de l’univers managérial, pourtant assez éloigné de la gauche étatiste dont Madame Belloubet est issue. Il s’agit d’un mode d’intervention consistant à privilégier un traitement souple de certains contentieux dans certains secteurs, économiques notamment.
On doit admettre que le marché ait besoin d’un droit et de procédures aussi souples que lui. Mais pour autant, peut-on admettre que l’exécution des peines de prison soit un marché, « régulé » par l’offre et la demande, et les capacités pénitentiaires ? Que les procureurs/prescripteurs, pire encore les présidents des cours d’assises et tribunaux correctionnels, les juges des libertés et de la détention aient l’œil rivé sur un tableau Excel dont les données l’emporteraient dans la décision sur les critères de gravité et d’atteinte à l’ordre public ou de lutte contre la récidive et de protection des victimes ? Renoncera-t-on demain à incarcérer un violeur ou un voleur de banque sous prétexte qu’un numérus clausus des places de prison risque d’être dépassé ? Que les magistrats deviennent des tenanciers d’hôtels en renonçant à leurs missions constitutionnelles ?
Qui a peur de parler d’exécution des peines ? La garde des Sceaux ? On attend avec impatience les instructions qu’elle voudra bien donner aux magistrats pour assurer leurs missions régulatrices à l’avenir… Avec à la clé, les éléments de langage à destination des services de police et des victimes.
Imposture des missions
La communication du garde des Sceaux en période de confinement, comme précédemment d’ailleurs, a été réduite à cette seule question, celle de la population carcérale. Au prix d’un double déni : celui de sa mission principale qui est la lutte contre la criminalité et la délinquance, et celui de la protection des victimes. Sur ce point précis, Madame Belloubet n’aura pas dit un mot, ni diffusé la moindre circulaire de politique pénale qui aurait pu notamment appeler les procureurs à lutter particulièrement contre les violences aggravées sur les personnes dépositaires de l’autorité publique (policiers et gendarmes), les personnes vulnérables, les escroqueries aux services de première nécessité sur internet. Sans oublier les trafics de tous ordres qui se sont réadaptés en temps réel à la nouvelle donne dans le cadre de la criminalité en bande organisée (ubérisation des trafics, redéfinition des territoires, digitalisation du marché).
Non, Madame la Garde des Sceaux, contrairement à ce que vos services laissent croire, la baisse de l’activité pénale n’est pas liée à la baisse de la délinquance. Quel déni ! La délinquance n’a pas disparu par l’effet du confinement. Malheureusement, seules les investigations ont été ralenties et les poursuites et condamnations au mieux différées par l’effet de la mise en œuvre des plans de continuation…
Les services de police et de justice, parquet notamment, ne peuvent plus agir avec l’efficacité et la célérité qu’on leur connaît. On a confiné un thermomètre, mais on n’a pas fait disparaître la fièvre…
La criminalité est toujours présente et active et ses acteurs vous ont bien entendue, Madame la Garde de Sceaux, claironner cette « régulation de la population carcérale ». Et ils ont compris qu’ils avaient carte blanche. Vous avez été aidée et précédée par le ministre de l’Intérieur qui, évoquant des attaques contre des policiers dans les quartiers, avait parlé des « activités ludiques », des « petits groupes » – surtout pas des bandes ! – dont la dureté du confinement et la pauvreté seraient les principales responsables. Car au-delà des libérations sanitaires ou prétendues telles (qui a posé un diagnostic épidémiologique en détention ?), à qui fera-t-on croire que la détention, modèle de confinement chimiquement pur, serait un danger quand il est un bienfait pour les gens honnêtes ?). Qui n’a pas encore compris que les prisonniers qui se sont mutinés exerçaient un chantage (réussi) à leur libération et redoutaient que la fin des parloirs assèche l’approvisionnement des prisons en drogues et autres téléphones de contrebande ?
Imposture de l’ambition
Une Nation de 67 millions dont la structure démographique révèle tant de diversité et de fragilités doit pouvoir assumer la détention de 80 000 personnes, pour l’application de la loi par ses magistrats et la sécurité de ses citoyens et au regard de l’état de sa délinquance structurelle et permanente, aggravée par un contexte économique et social plus qu’instable. Renoncer à l’exécution des peines d’emprisonnement fermes est, comme en matière de masques de protection, une adaptation de la doctrine aux moyens. La prison serait donc aussi inadaptée à la lutte contre la délinquance que le port des masques était inutile contre le Covid-19 au temps où on en manquait ? Mais qui n’a pas su se donner ces moyens si ce n’est une garde des Sceaux qui n’a pas défendu sa position – inscrite dans la loi de programmation ! – et a perdu, sans vraiment combattre, les arbitrages qui devaient conduire à la construction de 10 000 places nouvelles ?
« Ces événements nous dépassent feignons d’en être les organisateurs ». Jamais cette phrase de Jean Cocteau n’a résonné aussi juste depuis qu’on a fait de la fatalité des effets réels et supposés du Covid en détention, une nécessité vertueuse. Et on le théorise en nous expliquant que le niveau actuel de la détention correspondrait à une politique pénale douce, issue des effets de la loi du 23 Mars 2019 et de son « bloc peines. » En réalité : une loi qui vient blanchir une amnistie déguisée…
Imposture du droit enfin
Depuis trop longtemps, la qualité de la loi laisse à désirer mais avec l’état d’urgence, nous avons atteint un seuil d’illisibilité, d’incohérence et d’insécurité juridique sans précédent. En effet, quand la garde des Sceaux, ministre du droit et des libertés publiques, qui plus est juriste de profession, n’est plus capable de produire un texte ou une ordonnance qui permette de savoir clairement à quelles conditions il est ou non possible de prolonger la détention provisoire de prévenus, toute l’institution judiciaire est en insécurité. Et avec elle les droits fondamentaux des personnes à commencer par ceux des justiciables méconnus.
La cour de cassation pourrait très prochainement dire ce qu’elle pense d’une ordonnance bâclée, rédigée par un obscur chef de bureau livré à lui-même. Une ordonnance qui élude tout contrôle par un juge d’une atteinte – même légitime – à la liberté individuelle, à l’heure où des nouvelles technologies, de la visioconférence ouvrent des possibilités intéressantes.
Certes, nous n’ignorons pas que derrière le doux vocable de « dialogue des juges » se cache une compétition des cours suprêmes qui conduit chaque haute cour à se montrer mieux-disante en matière de libertés publiques ou à la recherche de son arrêt Canal. Nous savons également que face aux critiques adressées par certains avocats même et surtout minoritaires, grande est la tentation de poser un arrêt de remontrances comme jadis le Parlement de Paris au roi de France. Mais, il appartenait à la garde des Sceaux de veiller à ne pas donner d’occasions trop faciles de se voir donner une leçon de droit.
Face à tant d’impostures, tant de démissions, de lâchetés, de carences, un sursaut est nécessaire. L’autorité judiciaire est dans le respect des grands principes, le garant ultime des politiques publiques de sécurité. Le dernier maillon d’une chaîne, celui qui fait que cette chaîne rompt ou non. Force est de constater que la volonté politique qui inspire la politique pénale et qui fonde l’autorité sur les parquets fait cruellement défaut. Cela doit être l’un des enjeux du plan de déconfinement et de l’après 11 Mai.
Source: Causeur. 4 mai 2020.
Gil Mihaely est historien et directeur de la publication de Causeur.
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