Saïd Mahrane. « Garçon, un café et une contravention, s’il vous plaît ! »

Saïd Mahrane

BILLET. Fermés depuis mars, les cafés ont une fonction sociale majeure. Notre journaliste raconte leur importance, non sans mélancolie, piété et choses vues.

Un bar-café fermé à Toulouse. © Alain Pitton / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Si le confinement devait durer, il me serait difficile de ne pas transgresser la règle commune. Mais comment m’y prendre ? Organiser une messe peut se faire, de nuit, avec la complicité du prêtre qui détient les clés de l’église et grâce aux murmures des fidèles. La foi exalte, excuse. Pour un café, c’est plus compliqué. Le propriétaire ne verrait aucun intérêt à m’ouvrir clandestinement son établissement, de jour ou de nuit, le temps pour moi de lire Le Parisien de la veille et de siroter bruyamment, mais pas trop, mon café. Cela lui ferait toujours 2,40 euros, puisque je consommerais assis. Mais la chose est vaine, en dépit du risque de m’acquitter d’une amende de 135 euros.

En fait, je suis prêt à les payer, ces 135 euros, pourvu que l’on m’ouvre un café et qu’on m’y enferme au milieu de ses tables graisseuses et auréolées, de ses banquettes en velours usé et des restes de laitue et de pomme-frites oubliés sous les chaises. Cela dit, en y songeant bien, être seul dans un café n’aurait pas grand charme, ce serait même idiot. Au café, en temps normal, tous les sens sont en éveil, et je crois qu’on appelle cela de la volupté. On s’y rend autant pour boire que pour voir. On hume les odeurs de café chaud et, en fin de matinée, celles moins agréables de friture. Il y a ceux qui sont debout, au comptoir, avec des tournevis et des marteaux qui dépassent des poches salies par la peinture ou le cambouis. On devine que pour eux c’est la pause. Et il y a ceux qui sont assis, en salle, un journal bourgeois à la main, en pleine méditation, et ils ont tout le temps devant eux. Parfois on refoule des idées de luttes des classes. Pas là, pas au café. La boisson et le marc sont les mêmes pour tous. Les toilettes et leur odeur d’urine alcoolisée aussi.

Je dis café, car quand je me rends dans un café, c’est pour boire un café. Je bois rarement autre chose. C’est triste, peut-être. C’est à ma connaissance la seule enseigne qui porte le nom du produit consommé. Certains disent le bar, mais dans le bar on voit moins la civilisation. On imagine des chaises en vrac, une musique quelconque, des coupelles de chips et des écrans plats. C’est aussi un mouvement de la bouche, une élocution. Dites « bar », et remarquez la vulgarité de l’expulsion. Le café, en effet, c’est autre chose. En prononçant son nom, on avoue une certaine grandeur, un snobisme, une filiation. On devine Huysmans, Zweig, Sartre. Blondin ? Lui, aussi génial fût-il, se contentait du bar. Il y a aussi des garçons de café, et j’en suis un sans en avoir la fonction et le nœud papillon. Il y a également des femmes de café. Elles existent. Mes sœurs.

Faire du vieux avec du neuf

Édouard Philippe a parlé de les rouvrir peut-être en juin. Ce n’est pas le meilleur moment pour s’y rendre, mais enfin. Chacun sait que c’est en automne que les cafés sont les plus appréciables. La porte d’entrée est fermée et on s’évite ainsi la rumeur du dehors qui couvre celle du dedans. Comme il n’y a pas d’examens à cette période, on n’y voit pas d’étudiants derrière des ordinateurs Apple constellés d’autocollants révolutionnaires, qui dénaturent les lieux. Les terrasses, par ailleurs, sont clairsemées. On a rangé les brumisateurs électriques et pas encore sorti les braseros à gaz. La saison estivale est terminée et, devant son tiroir-caisse, le taulier, s’il n’est pas heureux de sa recette, fera la gueule. Et alors il vous le fera payer. De deux manières : soit, à court terme, il mettra un temps fou à vous servir ; soit, pour vous embêter, il revisitera la décoration de son café, celle que vous aimez tant, en allant chercher ce qu’il y a de plus artificiel. N’est-ce pas la tendance ? Faire du vieux avec du neuf en supprimant l’authentique vieux, qui sent et qui craque. Et les clients suivent, conforment à la déco. Là où il y a un œuf dur et une salière sur un comptoir, vous trouverez accoudé à son rebord un vrai gars du coin. Là où il y a un café dont le nom revendique une convivialité, vous n’y trouverez que fadeur et entre-soi. Préférez donc les cafés qui portent le nom de la rue où ils se trouvent, ou bien, d’expérience, ceux baptisés « Le Rallye », « Le café de la Gare » – hors Paris – ou « Le Cantal », ou « Le Djurdjura ». Et fuyez ceux qui, pour leur mobilier ou leur appellation, vont chercher l’inspiration dans la filmographie de Marcel Carné. Du toc.

Mais passons aux choses un peu plus polémiques, puisque l’époque en est friande. Ce n’était pas le but de ce lamento, mais tout de même, les « professionnels du secteur » doivent entendre certaines vérités. Je ne vous reprocherai jamais d’être bourrus, l’étant parfois moi aussi, même si je me passerais bien de ramasser mon sucre dans une soucoupe inondée de café ou ne serais pas contre un « Bonjour, monsieur » en lieu et place de l’autoritaire « Qu’est-ce que je vous sers ? » Tel est donc mon grief : pourquoi faut-il que le couvert soit mis le matin à partir de 10 heures, et de façon systématique, y compris le week-end, ce qui interdit aux consommateurs de café, aux lève-tard, aux fauchés et aux télétravailleurs d’occuper plus longtemps la banquette ? La force mise par le garçon au moment de poser le couteau à viande sur la table voisine de la nôtre n’est rien d’autre qu’une invitation à partir. Comme le coup des chaises en rotin vivement replacées sous leurs tables, qui est une ruse visant à déconcentrer le buveur de café à 2 euros devant son journal depuis plus d’une heure.

Wi-fi et café latte

Le télétravail, justement, parlons-en. Après le confinement, il sera peut-être votre chance et votre malheur. Avez-vous du wi-fi ? Attendez-vous à cette question. Peu de cafés parisiens en disposent. Sachez seulement qu’à peine aurez-vous installé la « box » qu’un essaim de télétravailleurs, armés d’ordinateurs, de clés USB et de chargeurs – une prise électrique vous sera demandée –, se précipitera quotidiennement dans votre établissement, et le bruit des tasses qui cognent contre l’évier, cette musique si propre à votre petit théâtre populaire, sera remplacé par celui de clients aux gros doigts qui tapent sur leur clavier, de publicités hurlantes qui précédent soudainement une vidéo sur YouTube et de gloussements provoqués par des stories Instagram. Et puis, il vous faudra rebaptiser vos cafés crème, café latte, et prévoir le lait de soja qui va avec.

Quant à moi, je serai là, fidèle à vous, traumatisé par une si longue absence, et, d’un œil à la fois exigeant et reconnaissant, je continuerai de scruter vos mouvements, de boire en même temps vos cafés, même mauvais, tout en vous sachant gré d’exister, de perpétuer quelque chose de vital et d’antique qu’on appelle le rassemblement, qui deviendra peut-être, après l’hécatombe, un ralliement. Alors je serai, pour ainsi dire, dans mon église, parmi les miens.

Source: Le Point. 1er Mai 2020.

Saïd Mahrane est grand reporter au Point depuis 2005.
Il est auteur d’une biographie de son père, Mohamed Mahrane, messager du FLN pendant la guerre d’Algérie : C’était en 58 ou 59… (Calmann-Lévy).

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*