Nicolas Weill. Hanna Krall : « Quand on écrit sur la Shoah, il est très facile de ne pas être juste »

L’auteure polonaise, journaliste sous le régime communiste, a vécu la guerre, enfant. Sur la Shoah, elle signe des livres laconiques, où le souvenir côtoie l’oubli présent, comme dans « Les Vies de Maria ».

L’écrivaine polonaise Hanna Krall, chez elle, à Varsovie, en 2019. Krysztof Dubiel

L’écrivaine Hanna Krall sait que la mémoire, comme le diable, se niche dans les détails. Le souvenir est à l’affût jusque dans le quartier périphérique de Varsovie construit au cours des années 1970 où elle habite, et où elle nous reçoit début mars. Les tasses en porcelaine blanche dans lesquelles elle sert le thé à ses hôtes viennent en effet d’un service du nom de « Maria ». Il avait été donné par une Allemande expulsée de Pologne en remerciement à un personnage central de son nouveau livre, Les Vies de Maria, un Polonais catholique pratiquant puis membre de la police politique du régime communiste. C’est aussi ce dernier qui avait, pendant la guerre, refusé de parrainer le certificat de baptême d’une fillette juive (qu’on identifie sans peine à Hanna Krall), par peur d’enfreindre l’interdit religieux du faux témoignage, fût-ce au prix de la vie de l’enfant.

« Tu ne mentiras pas », la huitième partie du Décalogue de son ami le cinéaste Krzysztof Kieslowski (1941-1996), a été filmé sur la base de ce récit. Hanna Krall, octogénaire charmante, pleine d’humour et obstinée, était mécontente du résultat. Elle a récemment décidé de reprendre l’histoire à son compte dans Les Vies de Maria et de chercher ce qu’était devenu ce parrain autorécusé : « J’ai voulu savoir ce qui s’était vraiment passé. Je connaissais l’adresse et le nom de famille du parrain et n’ignorais pas qu’il avait eu un problème avec la justice. J’ai exploré les archives du tribunal et j’ai fini par le retrouver. »

Démêlés avec la censure

Car les figures qui apparaissent dans ses livres ne sont pas ou pas forcément des êtres de fiction. Malgré sa réticence à l’autobiographie, elle-même assure « trotter » dans ses romans ; en particulier dans le dernier, où surgit la petite fille juive dont il était question, dotée d’une chevelure noir ­corbeau, à une époque où une semblable pigmentation pouvait conduire à la mort. Hanna Krall a survécu cachée par une famille polonaise. Confinée, elle ne pouvait sortir que le soir, avec un fichu, les yeux baissés. Son père et ses sœurs ont été assassinés au centre d’extermination nazi de Maïdanek, en 1942. Sa mère, nantie d’une chevelure blonde, travaillait sous une fausse identité dans une usine d’uniformes de la Wehrmacht. Sans doute la mort des siens comme le rappel de l’humiliation quotidienne lui rendent-ils pénible, aujourd’hui encore, toute confession autobiographique.

Son expérience de journaliste de terrain, passée à sillonner la Pologne, va l’aider à trouver un style adapté à son ­sujet : minimaliste, dominé par l’ellipse et la parataxe

Après la guerre, Hanna Krall devient une figure du « reportage littéraire » à la polonaise, au côté de son ami Ryszard Kapuscinski (1932-2007), genre qui a fait école chez la Prix Nobel de littérature 2015 biélorusse Svetlana Alexievitch. Elle a des démêlés avec la censure, mais publie dans la presse, d’abord à Zycie Warszawy (« la vie varsovienne »), puis pour l’hebdomadaire Polityka (ses articles sur la triste réalité de la Pologne socialiste ont été recueillis dans La Mer dans une goutte d’eau, Noir sur blanc, 2016) et, enfin, après la chute du communisme, à Gazeta Wyborcza. Son expérience de terrain, passée à sillonner la Pologne, va l’aider à trouver un style adapté à son ­sujet : minimaliste, dominé par l’ellipse et la parataxe. « Les modèles d’écriture d’avant-guerre ne fonctionnaient plus, explique-t-elle. Dans la littérature et le cinéma régnaient les canons de la beauté et du romanesque. Quand on écrit sur la Shoah, il est très facile de ne pas être juste. Tout ornement est à bannir. »

Mais ce ton « juste », elle le découvre également en 1977, à l’occasion d’un reportage sur une opération chirurgicale d’avant-garde, en croisant la route d’un cardiologue du nom de Marek Edelman (1919-2009), l’un des chefs de la révolte du ghetto de Varsovie (1943). De leurs entretiens naît un livre qui brise specta­culairement, en Pologne, un silence de trois décennies sur l’extermination des juifs, Prendre le bon Dieu de vitesse (Gallimard, 2005). Mondialement célèbre, il est désormais étudié jusque dans les ­écoles ­polonaises.

Perspective infinie

La vocation d’Hannah Krall puise cependant à d’autres sources. Elle dit avoir eu un choc en lisant Les Récits hassidiques (Le Rocher, 1963), de Martin Buber (1878-1965). La liste des lieux où enseignaient les Tzadikim (« Justes », dirigeants d’un groupe de hassidim – juifs orthodoxes), qui se trouve dans ce livre, correspondait à des bourgades qu’elle avait arpentées comme reporter. « J’étais loin de me douter que ces localités avaient abrité une vie spirituelle et intellectuelle bouillonnante ! Je suis repartie faire le tour de ces villes et de ces villages, sans en trouver la moindre trace. La mémoire avait disparu. Elle se trouvait en Israël, en Argentine, dans le livre de Buber, aux Etats-Unis… La mémoire était ailleurs et les lieux ici ! »

Ce hiatus entre l’absence de traces sur le terrain et le souvenir légué par l’histoire nourrit son travail de romancière. Une autre clé de son œuvre, selon elle, gît dans le texte que Theodor Adorno consacra à Kafka (Prismes, Payot, 2018). Pour le philosophe allemand, le modèle à suivre est de « redevenir enfant et oublier bien des choses » afin de voir les adultes dans une perspective déformée par l’éloignement, comme dans une image obtenue par une « caméra oblique ». Telle est bien l’impression que laissent la plupart des livres d’Hanna Krall. Leur laconisme ouvre des perspectives infinies où l’issue est suggérée sans être dite, où le silence guette chacune des phrases, ponctuées souvent de points de suspension… L’écriture d’un monde où « ce qui choque n’est pas le monstrueux mais le fait qu’il va de soi ».

Au monstrueux, Hanna Krall cherche à opposer des visages. « Je connaissais Axel von dem Bussche, raconte-t-elle, prenant l’exemple de cet officier du Reich qui avait participé au complot de 1944 contre Hitler. Je savais que, soldat, il avait été à Doubno, un petit village où on a exécuté 3 500 juifs sur le terre-plein d’un aéroport. Axel von dem Bussche faisait une balade à cheval et a vu l’exécution à la lisière d’un bois. Un bel homme, un comte sur son cheval, regardant des juifs nus avançant vers la fosse. J’ai vu cette image de centaines de gens anonymes, sans visage ni nom, hormis Axel von dem Bussche. » Cette histoire-là, elle ne s’est sentie le droit de l’écrire qu’en retrouvant le Livre du souvenir de Doubno, rédigé par les rescapés, truffé de noms de famille et d’anecdotes. « Quand on a vécu la guerre, on doit raconter. Si on a survécu, c’est quand même pour quelque chose. »

Parcours

1935 Hanna Krall naît à Varsovie.

1959 Elle épouse le journaliste Jerzy Szperkowicz.

1981 Elle quitte l’hebdomadaire Polityka pour se consacrer à la quête de la mémoire juive.

1993 Les Retours de la mémoire (Albin Michel).

2000 Là-bas, il n’y a plus de rivière (Gallimard).

2008 Le Roi de cœur (Gallimard).

Critique

Images de la Pologne occupée

« Les Vies de Maria » (Biala Maria), d’Hanna Krall, traduit du polonais par Margot Carlier, Noir sur blanc, 160 p., 18 € ; numérique 13 €.

Comme le Shoah de Claude Lanzmann (Fayard, 1985), Les Vies de Maria est écrit à partir de récits sur l’occupation allemande en Pologne qui ne cherchent pas à amputer la distance mémorielle. C’est pourquoi les photographies qui rythment les pages de ce bref ouvrage offrent aux regards les lieux de l’action dans leur état actuel. Ainsi l’une ­d’elles montre-t-elle un magasin où travaillait la mère d’Hanna Krall durant la guerre. La porte est récente, mais l’escalier d’époque. L’image crée un « effet de réel », en étalant des traces visuelles face à ce qui demeure pourtant indi­cible dans son intégralité.

Le monde d’« après » se mêle à celui des personnages d’une enfance volée : J. S., qui refuse de signer un faux certificat de baptême ; le comte allemand Eryk von Z., qui évoque une autre douleur, celle des déplacés allemands des « territoires recouvrés » (annexés à la ­Pologne après 1945) ; les Justes polonais, comme Apolonia ­Maczynska, mère de trois enfants et enceinte, exécutée pour avoir caché plus de vingt juifs ; les deux lieutenants Wislicki, qui ignoraient tout l’un de l’autre, dont l’un meurt et l’autre survit, comme dans La Double Vie de Véronique, film de Krzysztof Kieslowski (1991).

La galerie de portraits émouvants compose une tapisserie, qui tend à donner de la population polonaise une image plus nuancée que celle qui se dégage des Voisins, de l’historien Jan Gross (Fayard, 2002), racontant le pogrom de Jedwabne, en juillet 1941.

Extrait

« JUIN 1945. Les gens sont différents, les uns sont bons, les autres mauvais. Strugala, lui, était bon et il a hébergé des juifs qui étaient sortis de leur cachette à la fin de la guerre. Mais une nuit, des inconnus sont arrivés et ils les ont tués. C’étaient des juifs de chez nous. Nos voisins, Strugala aussi était du village, un homme simple, tantôt il égorgeait un petit veau, tantôt un mouton, pour ensuite en vendre la viande. Moi je tannais les peaux. (…) Un manteau ou un gilet taillé dans une telle peau, ça vous durait cinquante ans. Le lendemain de ce drame, de cette tuerie nocturne – eh bien ! il ne restait plus un seul juif au village. Ils sont tous partis dès l’aube. En direction de la gare, l’unique endroit où ils pouvaient aller. Ils ont pris la route vers le sud, la seule qui existe. »
Les Vies de Maria, page 147

Source: Le Monde. 19 avril 2020.

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