« Comment osons-nous pousser des caddies et abandonner nos morts ? » Julie a perdu sa mère en quelques jours. Après avoir contracté les premiers symptômes du Covid-19, Danielle a été hospitalisée, et à partir de ce moment, dans une violence inouïe et habillée de droit, son corps ne lui appartenait plus.
Julie a pris la voiture pour aller voir sa mère, être auprès d’elle dans ce moment décisif. Mais le médecin lui a dit qu’elle ne pourrait pas la voir, qu’elle pourrait seulement voir son corps avant qu’elle ne soit mise sans aucune toilette ni soin dans un sac mortuaire. Elle a donc attendu dans la chambre anonyme d’un hôtel de bord de route. Elle a regardé la télé, confinée dans son deuil impossible à faire. Elle est descendue commander un repas, un verre de vin. Elle a attendu pendant que sa mère attendait elle aussi sur son lit d’hôpital. Et puis elle a reçu un coup de fil. Elle était morte. Elle pouvait venir voir le corps. Ça lui a été présenté comme une fleur, un privilège. Elle est donc allée voir sa mère, le corps de sa mère encore tiède. Elle a dû mettre des gants, un masque. Elle a pu lui dire au revoir, commencer à réaliser ce que notre monde voulait lui voler : aimer sa mère.
Elle est retournée dans sa chambre d’hôtel, toujours anonyme. Elle a commencé à faire les démarches pour les obsèques : carte d’identité, livret de famille, choix du cercueil, de l’urne. Elle a appelé plusieurs pompes funèbres. Elle les a presque toutes appelées. Elles ont toutes répondu cette même réponse inaudible, impossible, inhumaine. Vous ne pourrez pas revoir le corps de votre mère, vous ne pourrez pas suivre le cercueil au funérarium, vous ne pourrez pas assister à la crémation, vous ne pourrez pas célébrer les obsèques. Vous pourrez venir chercher l’urne dans deux semaines.
Il n’est plus question ici de contagiosité. Il n’est plus question ici de coronavirus. On peut pousser son caddy au supermarché, mais on ne peut pas accompagner le cercueil de sa mère. On peut prendre sa voiture pour aller travailler, on peut planter des pommes de terre, on peut réparer des voitures, on peut transporter des marchandises, on peut livrer des colis, on peut faire le plein d’essence, on peut prendre l’autoroute, le train, où même l’avion. On peut quitter Paris, faire une location saisonnière, mais on ne peut pas dire adieu à sa mère, on ne peut pas assister à sa crémation, on ne peut pas dire lui dire un dernier poème, devant quelques proches réunis. Ça n’a rien à voir avec le coronavirus. Ça vient de nous, de notre inhumanité naissante.
Nous sommes dépossédés de nos défunts. L’État et son heuristique de la peur semble avoir conquis le monopole radical de la mort. Et je n’entends aucune voix, aucune rage, aucune fureur monter de la rue. Et je n’entends aucune plainte. J’ai passé le moment d’émerveillement face au retour de la nature. L’homme ne s’est pas retiré du monde, il s’est retiré de lui-même, il a retranché son humanité. Ne pas enterrer ses morts, c’est enterrer sa vie même.
Julie rentre demain. Elle ira chercher l’urne dans deux semaines. Elle ira chercher son deuil, et elle organisera les obsèques quand l’État lui en donnera le droit. Un corps représente encore une valeur marchande : cercueil, urne, funérarium, prestation des pompes funèbres. Le deuil, les larmes, le rituel, la chaleur humaine, le cœur, l’âme, les déchirements, les déchirures, les cicatrices, les colères, les rages, ça ne rapporte rien, ça ne mérite aucune case dans aucune attestation dérogatoire de déplacement. Mais c’est votre cœur que vous avez déplacé ! C’est votre cœur que vous avez oublié de cocher.
Julie ira faire les courses, elle ira sortir les poubelles, elle ira faire le plein, elle ira peut-être aider aux champs. Son deuil, elle s’en occupera plus tard. Quand elle n’aura plus le temps de s’en occuper. Quand on aura tous oublié, quand on voudra tous oublier. Elle lira un poème, peut-être au funérarium où sa mère a été incinérée. Peut-être qu’on y verra que du feu, qu’on fera comme si sa mère venait de mourir, comme si on avait pu lui dire au revoir, comme si on avait pu l’accompagner, lui tenir la main, la serrer, embrasser son front, comme si on avait entendu son dernier souffle, comme si on avait pu faire son deuil. Mais sera-t-on capable de faire comme si ? Comment osons-nous pousser des caddies et abandonner nos morts ? Comment osons-nous laisser les gens crever seuls ? Comment osons-nous regarder ailleurs ? Qui a l’autorité de nous dire comment accompagner nos défunts ? Qui a l’autorité de nous interdire un geste, un deuil, un murmure ?
Je ne vous pardonnerai pas de laisser crever les morts. Je ne vous pardonnerai pas d’avoir blessé ma compagne. Je ne vous pardonnerai pas votre inhumanité habillée d’urgence sanitaire. Vous voulez que j’écoute les oiseaux, que je regarde les rorquals dans les calanques, vous voulez que je visionne des séries, que je lise des livres. Vous voulez que je médite sur le sens de l’existence. La voilà ma méditation métaphysique : vous êtes des chiens aveugles qui piétinez nos âmes sur l’asphalte du progrès. Vous êtes les fantômes d’un monde mortifère détruisant nos songes. Vous avez presque le monopole radical de la mort, je ne vous laisserai pas celui de la vie.
Source: lundimatin#238, le 13 avril 2020
Vous ne pardonnerez quoi à qui ?
Chaque fois que vous mettez le moteur de votre voiture en marche vous tuez un oiseau.
Chaque fois que vous achetez un meuble vous déboisez la surface de la terre.
A longueur de vie vous détruisez l’habitat et exterminez des animaux sauvages.
Quoi d’étonnant que les pangolins et les chauves-souris envahissent le vôtre, d’habitat, puisque vous ne leur laissez pas le choix ?
Portant avec eux les virus auxquels ils sont immunisés ; pas vous.
C’est à vous-même que vous ne devriez rien pardonner.
Vous êtes l’auteur de vos malheurs et PERSONNE d’autre.
Votre texte me touche énormément. Nous maltraitons nos personnes agées, et ce qui s’est passé est abominable, et personne n’en parle. C’est inhumain, dégradant, écoeurant.