LA JOURNÉE DE – Patrick Grainville, écrivain membre de l’Académie française, dévoile un texte sur son expérience du confinement.Par Patrick Grainville
D’abord, j’ai acheté un caddie. Ce fut l’acte fondateur. Le premier jour du confinement. La quincaillerie était encore ouverte. Le lendemain, elle fermait. Un caddie noir, élégant. Tout le monde me félicita. En fait, il était resté seul sur le trottoir, en réclame, juste devant la devanture. Il aurait été bariolé et trivial que je l’aurais acheté tout autant. Puis je me suis coiffé d’une casquette offerte par un ami peintre et sculpteur qui vit au fond des Landes, isolé depuis longtemps. Ainsi casqué, bardé, j’étais Ben Hur sur son char, mais un Ben Hur sur le tard.
J’allais faire les courses tous les jours. Mes amis se sont récriés en chœur sur ma folie. Il fallait se limiter à une fois par semaine et tout fourguer dans mon congélateur. Mais je n’ai qu’un petit congélateur associé à mon frigo. Qu’à cela ne tienne! J’ai commandé un congélateur sur internet et je l’attends encore.
Chaque jour, il devient improbable. Les recommandations dont j’ai été assailli m’ont d’ailleurs dégoûté d’avance. Jette tout de suite les cartons aux ordures! Attends deux jours sans le brancher! Surtout, choisis la bonne prise, ma sœur m’a même expliqué qu’il fallait mettre la prise mâle du congélateur dans la prise femelle qui devait être dotée de je ne sais plus quelle caractéristique. Cela devenait tendancieux. Moi, qui aime la littérature épique et lyrique, je suis ramené au quotidien obsessionnel.
Je voudrais vous raconter que j’écris dix heures par jour. Qu’un écrivain est déjà souvent confiné, qu’il est entraîné et que la période n’est qu’une extension de sa pratique habituelle. Comme Proust. Pas du tout! J’écris peu mais surtout je relis mes manuscrits en cours. Je fais des ponctions, au pifomètre, et je découvre des passages que j’avais complètement oubliés ou je corrige un morceau qui, désormais, me semble inadéquat. Comme j’évoque souvent des peintres dans mes romans, je fais des cures de tableaux, en consultant mes albums ou directement sur internet.
Je recommande la profusion vitale de Rubens, ses tourbillons, ses fêtes de Vénus, ses bacchanales toniques. Mais l’idéal c’est Monet ou Bonnard. Les paysages. La lumière, le calme des meules immobiles. La splendeur du monde. Les paysages du midi de Nicolas de Staël aussi. Le bleu méditerranéen. Relisez Le Cimetière marin de Paul Valéry.
Pour me sortir des nouvelles accablantes, je regarde les chaînes animalières. Hélas, les bêtes ne pensent qu’à s’entre-dévorer. En s’attaquant d’abord aux plus faibles, comme le virus! Je connais par cœur tous les discours récents sur la haute pensée animale, la dignité des quadrupèdes. N’empêche qu’ils ne pensent qu’à égorger leur proie. Donc il faut aller voir ailleurs pour trouver une vision apaisante.
Chaque soir, j’écoute le professeur Jérôme Salomon. Jadis, souvenez-vous, on écoutait le procureur François Molins. Il me subjuguait, sa tête étrange qui dodelinait de côté, ses yeux noirs, cernés, de lémurien introspectif. Une tête de cinéma d’auteur, à contre-emploi. C’était au temps de l’horreur, on a changé de supplice. Le professeur Salomon est plus frontal, plus massif, plus rectiligne. Moins paradoxal. Il énumère les faits, sans modulation spéciale. Je l’admire, j’aimerais être comme lui, chauve, d’un seul bloc infrangible. Il est sans doute bien différent à la maison.
J’écoute de la musique, mais si elle est un tant soit peu lyrique, cela me plonge dans des envies de larmes. Je relis Recueillement de Baudelaire: «Ma douleur, tiens-moi la main…». Puis Bach, je sais! Le cristal de Bach et mes séances de méditation hypothétiques en ces temps de lourd souci, les problèmes de santé des proches et les affres du monde. Compliqué d’oublier tout cela pour se contenter de s’entendre respirer. Encore faut-il ne pas tousser.
Je sors comme la marquise vers cinq heures. Mon attestation comporte presque toujours une erreur compulsive, de jour, de date. J’aimerais aussi changer le lieu de ma naissance, né à Rio, à Djenné, à Tiruchirappalli. Je m’assois sur un banc paumé en bord de forêt, ce qui est interdit.
L’autre jour, une joggeuse s’est arrêtée juste devant mon fantôme, parée de son attirail, walkman et chrono. Elle sautillait sur place à toute vitesse. La vie est un jogging jaloux. Elle a regardé dans ma direction sans me voir. J’étais donc devenu invisible, confondu au bruissement des feuilles dans la scintillation solaire. Bouffée de molécules diluée dans l’azur. Une voiture de police est passée jetant un œil distrait sur le banc vide.
Source: Le Figaro. 10 avril 2020.
Patrick Grainville est écrivain et membre de l’Académie française.
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