Les souvenirs de l’écrivain autrichien frappent par leur ampleur, leur richesse et leur puissance d’analyse. Ils sont l’écho d’un temps subitement détruit par une catastrophe.
Au beau milieu d’une tragédie mondiale, un homme se souvient. Cet homme, c’est Stefan Zweig, en exil depuis que l’Allemagne nazie règne sur l’Europe, et son livre s’appelle Le Monde d’hier. Sa lecture aujourd’hui frappe tant il oppose le monde de sa jeunesse et celui qui a surgi dès la victoire de Hitler. Déraciné, désespéré même, il évoque le passé en lui conférant d’autant plus de charme qu’il se souvient d’un temps où il était chez lui à Vienne, où la vie avait la douceur d’un spectacle raffiné.
Il analyse cette époque avec un œil de sociologue qu’on ne soupçonnait pas chez ce grand romancier. La Vienne et l’Europe d’avant 1914 Si Zweig idéalise la Vienne du début du siècle, c’est aussi parce qu’il y a vécu, dans une famille riche et cultivée, du côté ensoleillé de l’existence. Seul bémol, son éducation scolaire, qu’il juge rétrospectivement rigide et formelle. Il décrit sa jeunesse comme un long air d’opéra, dans un empire gouverné avec sagesse, qui traverse un temps de prospérité. Son père est à la première de Lohengrin dirigé par Wagner et, enfant, le petit Stefan voit Brahms qui, dit-il, lui «tapota gentiment l’épaule». Le monde d’hier est un paradis perdu, où une femme de chambre sanglotait à l’annonce de la mort d’une célèbre cantatrice.
L’écrivain établit un tableau vivant et passionnant de la société de l’époque, des mœurs, de la condition féminine, de la jeunesse: après la Grande Guerre, il montre qu’une explosion se produit, une fureur de vivre s’empare de tous: «On se révoltait contre toute forme établie par pur plaisir de la révolte, y compris contre la volonté de la nature, contre l’éternelle polarité des sexes.»
Sous la plume de l’écrivain, l’Europe de Berlin à Paris devient une vaste saturnale, gagnée par un esprit de modernité aux aspects quasi contemporains: «On croyait à ce progrès plus qu’à la Bible et son évangile semblait irréfutablement démontré par les nouveaux miracles quotidiens de la science et de la technique.» Dansant sur un volcan, les hommes de ce temps ne soupçonnent pas ce qui bouillonne, enfle et un jour se répandra sur tout le continent, en quelques semaines.
Historien des événements et des mentalités, Zweig ne laisse cependant pas d’être un merveilleux conteur. Son existence est non pas tant un roman qu’une histoire de la littérature européenne. Et de l’histoire tout court. Ainsi le feuilletoniste du premier journal viennois qui l’accueille s’appelle Theodor Herzl, le promoteur du sionisme. Plus tard, rentrant en Autriche au lendemain de l’armistice de 1918, il croise l’empereur Charles et l’impératrice Zita qui partent en exil.
Durant trente ans, ses amis, ses interlocuteurs – car pour Zweig la vie est une conversation – s’appellent Romain Rolland, Paul Valéry, Verhaeren, Yeats, Walther Rathenau, Pirandello. À Paris, il rencontre un Irlandais avec qui il parle traduction: c’est Joyce. Avec Rilke, il se rend à Picpus sur la tombe du poète Chénier. En 1940, réfugié en Angleterre, il revoit son ami Freud, avec qui il commence à discuter pour tenter d’éclaircir le mystère de la terrible malédiction qui s’abat une nouvelle fois sur les Juifs.
Pendant vingt ans, fort de ces amitiés et de son prestige, l’écrivain aura tenté de créer une conscience européenne, au service de la paix. En vain. Une seule fois, raconte-t-il, il aura gain de cause comme intellectuel: il obtiendra de Mussolini la grâce d’un prisonnier politique qu’il ne connaît pas mais dont l’épouse éplorée l’a attendri. Fresque riche et vivante Durant toutes ces années, Zweig travaille, et c’est naturellement qu’à ses réflexions sur le cours tragique du monde il mêle des remarques sur son travail, fictions ou biographies, sur ses sujets, sa méthode, son style. Sa sobriété notoire, explique-t-il, provient de son impatience de lecteur.
Et, faut-il s’en étonner, c’est un de ses livres qui sera le déclencheur de son départ d’Autriche, mais de la façon la plus dérisoire qui soit. Tandis que Brûlant secret, film tiré de son roman, est à l’affiche des cinémas allemands, les nazis incendient le Reichstag, imputant ce crime aux communistes. Le titre de Zweig fait rire l’Allemagne entière, comme une réponse ironique au cynisme des coupables. Le fim est aussitôt interdit et l’auteur du livre déchu de sa nationalité.
Prodigieuse fresque riche et vivante, Le Monde d’hier est l’histoire d’une stupéfaction, qui donne aux souvenirs qu’elle déclenche un parfum de nostalgie et de tristesse irrépressible. Le malheureux Zweig, l’homme de la douceur d’être, de penser et de vivre, ne s’en remettra pas.
«Le Monde d’hier», Stefan Zweig, Folio essais, 590 p.
Source: Le Figaro. 11 avril 2020.
Étienne de Montety, Directeur adjoint de la rédaction du Figaro et Directeur du Figaro littéraire depuis 2006, a dirigé les pages « Débats Opinions » du quotidien entre 2008 et 2012. Il assure une chronique quotidienne sur la langue française intitulée « Un Dernier mot ».
Poster un Commentaire