Un cardiologue, une infirmière et une anesthésiste de Wuhan témoignent de leur calvaire pour traiter les malades du Covid-19 au plus fort de la crise. Tracy Wen Liu, une Chinoise résidant au Texas, a recueilli leurs récits durant des semaines. Elle met en garde son pays d’accueil sur une réalité qui a été pour l’essentiel cachée
Le Dr Li, qui est cardiologue à l’hôpital N° 4 de Wuhan, a passé la troisième semaine de mars à préparer la réouverture des cliniques générales de l’hôpital, qui ont fermé le 22 janvier, lorsque l’hôpital N° 4 est devenu un établissement clé pour le traitement des patients du Covid-19. Après avoir travaillé durant deux mois en première ligne de l’épidémie, Li est mentalement et psychologiquement perdu quant à la suite des événements. Il n’arrive ni à dormir ni à manger, se sent souvent hébété et parfois, sans savoir pourquoi, il se met à pleurer.
Le traumatisme de Li contraste fortement avec l’image diffusée par les médias chinois, qui regorgent d’articles et d’émissions glorifiant la réponse du gouvernement à l’épidémie. Au milieu d’une telle exultation, Li est de plus en plus réticent à exprimer ses craintes ou ses préoccupations à ceux qui l’entourent. C’est un homme qui a changé – qui comprend à quel point «une vie est fragile et faible».
J’ai rencontré Li (son nom a été changé pour protéger sa vie privée) en ligne le 23 janvier, le jour où la ville de Wuhan a été confinée. Je vis au Texas, et mes amis et moi-même avions mis en place un groupe WeChat pour faire don de masques et d’équipements de protection individuelle (EPI) aux hôpitaux de Wuhan et de sa périphérie. Maintenant que le Covid-19 est devenu une pandémie mondiale, il est de plus en plus important que le reste du monde comprenne ce que les médecins et les infirmières de Wuhan – dont plusieurs sont à présent des amis – ont vécu et continuent de vivre. Si l’on peut dire que la Chine «a vaincu» le coronavirus, cette victoire a toutefois un coût humain énorme et durable.
Le service Covid
Mes échanges avec Li ont d’abord été impersonnels et se concentraient sur les problèmes logistiques de livraison d’EPI à son hôpital. Mais dans la soirée du 27 janvier, Li a soudain envoyé un message au groupe WeChat en disant qu’il avait besoin de dire ce qu’il avait sur le cœur. J’étais toujours en ligne, je suis donc restée à l’écouter décrire la situation à Wuhan, en me donnant des détails frappants et déchirants.
Ce matin-là, après avoir traversé plusieurs sas de désinfection, Li est entré dans la zone de contamination de l’hôpital, où il a tout de suite rencontré un homme qui s’est affalé sur le sol, portant un masque, recouvert d’un dessus-de-lit, avec un teint jaune vert. A deux pas de là, une autre personne était à plat ventre sur un banc, gravement malade et pouvant à peine respirer. Un jeune homme assis à côté hurlait dans un téléphone, demandant de l’aide. Et beaucoup d’autres patients étaient allongés sur le sol dans le couloir de la clinique, le souffle court. Tout autour, des patients et les membres de leur famille étaient assis, ou tout simplement allongés sur le sol. D’après Li, leurs visages étaient impassibles, comme s’ils s’étaient habitués – ou du moins résignés – à leur triste sort.
Certaines personnes s’effondraient pendant leur attente; d’autres, manifestement, étaient proches de la mort
Le sol était recouvert de déchets, de sang, de vomi et de crachats. Le nombre de patients a largement dépassé les effectifs du personnel médical. Li a vu deux infirmières chargées des admissions et de l’enregistrement des patients, entourées de membres de la famille des patients, dont certains demandaient de l’aide pour l’un d’entre eux en se mettant à genoux. Parfois une ambulance arrivait avec encore plus de patients. En regardant à l’extérieur, Li a vu une queue apparemment sans fin de personnes qui attendaient à la porte de l’hôpital, dont beaucoup ne parvenaient à rester debout qu’en s’appuyant contre le mur.
Dans les premiers jours de confinement, Li m’a dit que le nombre de patients hospitalisés chaque jour se comptait par milliers. Les gens attendaient quatre ou cinq heures pour s’enregistrer, puis attendaient quatre ou cinq heures de plus, soit pour recevoir des médicaments à emporter à domicile, soit pour être admis dans une salle de perfusion au deuxième étage, où ils rejoignaient plusieurs centaines d’autres personnes en attendant que des lits se libèrent.
Certaines personnes s’effondraient pendant leur attente; d’autres, manifestement, étaient proches de la mort. Les services de l’hôpital étaient si saturés que les couloirs et les salles d’attente des médecins ont dû accueillir des lits supplémentaires. Toutes ces salles d’attente ont été remplies – et le sont restées – parce que personne ne semblait se rétablir. «Il n’y a pas assez de main-d’œuvre, les traitements sont limités et les EPI rares», m’a dit Li. Il a eu du mal à expliquer pourquoi il ne pouvait pas aider ces gens. «Je fais de mon mieux, a-t-il dit à la fin. Qu’est-ce que j’aurais pu faire de plus?» Je suis restée pour bavarder avec lui jusqu’à ce qu’il doive retourner travailler.
Jours de panique
Deux jours plus tard, le 29 janvier, Li m’a appelée, dans tous ses états. Alors qu’il était de service ce jour-là, les membres de la famille d’un patient récemment décédé ont attaqué l’un de ses collègues, ont arraché son masque en criant: «Si nous sommes malades, nous serons malades ensemble. Si nous devons mourir, nous mourrons ensemble!» (L’organe de presse chinois Caixin a par la suite publié un article sur cet incident.) Li était furieux: ses messages au groupe étaient truffés de points d’exclamation.
Li, assis à côté des cadavres, tentait de se distraire en écrivant mécaniquement des ordonnances pour ceux qui étaient encore en vie. C’était un véritable enfer
Mais il était également épuisé. Il nous disait qu’il n’en pouvait quasiment plus. «Depuis longtemps, je me prépare psychologiquement à être infecté», m’a-t-il dit, en faisant de nouveau référence à la pénurie d’EPI adéquats. Mais ce à quoi il n’était pas préparé, c’était au traumatisme dû au fait de devoir se défendre face à des patients poussés à bout par la panique et le désespoir. Il avait vu d’autres médecins se faire insulter, battre et traîner par terre dans les couloirs de l’hôpital. Il craignait que ce ne fût qu’une question de temps avant qu’il ne subisse le même traitement. Les messages de Li témoignaient d’une situation qui empirait de jour en jour. De plus en plus de gens mouraient. Mais parce que les EPI étaient si rares, il y avait des moments où le personnel médical n’entrait pas dans les salles, même pour emporter les cadavres. Li, assis à côté des cadavres, tentait de se distraire en écrivant mécaniquement des ordonnances pour ceux qui étaient encore en vie. C’était un véritable enfer.
Dans les premiers jours du confinement, le funérarium local s’était équipé d’une camionnette pour transporter les cadavres de l’hôpital. Mais très vite, il a fallu utiliser un camion. Un jour, après son service, Li a vu les employés de l’hôpital mettre des cadavres – il en a compté sept ou huit – dans des sacs mortuaires et les jeter sur le plateau du camion. Cette scène l’a marqué. Eveillé, il ne pouvait cesser d’y penser. Quand il réussissait à dormir, il faisait des cauchemars. Il était submergé par un sentiment d’impuissance. Alors que les médias d’Etat décrivent les professionnels de santé comme des héros, il consacrait son temps et son énergie à soigner des patients qui ne se rétabliraient pas. «Nous sommes loin d’être des héros», dit-il.
Li a continué à m’envoyer des messages et à m’appeler environ une fois par semaine depuis notre première longue conversation. «Je me remets doucement», m’a-t-il dit le 11 mars. Pourtant, il continue de souffrir d’insomnie et il hésite à dire à ses amis et à sa famille comment il se sent vraiment. Au travail, la situation se dégrade encore, avec les pires effets sur son moral. Quand l’épidémie faisait rage, expliquait-il, certains administrateurs de l’hôpital se sont terrés dans leurs bureaux, trop inquiets pour s’aventurer dans les services. Mais maintenant que les remises de médailles sont à l’ordre du jour, les patrons sont au premier rang pour toucher des primes. «C’est beaucoup plus rentable de travailler dans le secteur de la finance, déplore-t-il. Vous pensez que je pourrais encore trouver un poste dans ce domaine?»
Dans les tranchées
Li n’est pas le seul qui pense à changer de métier. Un autre de mes contacts, une infirmière de 30 ans du centre hospitalier de Wuhan Changhang, se demande également si elle peut continuer. Mme Wang, comme je l’appellerai, a été parmi les premières à travailler dans la «clinique de la fièvre» de l’hôpital au début de l’épidémie. Dès le début, selon elle, tout était en quantité limitée, non seulement les EPI et les médicaments, mais aussi les provisions pour la cafétéria. Elle a dû assurer, avec peu de nourriture et d’eau, douze heures de service en commençant à 6h ou 7h du matin. Harassée, elle n’osait pas retirer son équipement de protection. Elle s’appuyait simplement contre le mur pour dormir.
Lorsque la ville a été mise en confinement, Wang ne pouvait pas prendre le bus pour aller travailler, elle a donc utilisé un système de location de vélo. Mais un matin, elle s’est levée à 5h et n’a pas trouvé de vélo disponible; à la place, elle s’est donc rendue à l’hôpital à pied. En chemin, plus désespérée et plus frustrée que jamais, elle m’a appelée et m’a demandé: «Pouvez-vous nous aider à lancer un appel pour que les médecins et les professionnels de la santé en première ligne puissent s’en sortir dans ce contexte?»
Wang est optimiste et gentille, mais elle ne cache pas ses émotions. Quand la famille d’une patiente lui a offert du thé et des en-cas, cela l’a beaucoup touchée. Elle a également son franc-parler et n’a pas peur des personnes au pouvoir. Au début de l’épidémie, lorsque les habitants de Wuhan ne mesuraient pas encore l’ampleur de la crise, Wang a acheté du Tamiflu – un antiviral utilisé pour traiter la grippe qui a été administré aux patients à Wuhan, même s’il n’y a aucune preuve scientifique qu’il soit efficace contre le Covid-19 – et en a donné à des parents et à des amis, en leur conseillant de rester chez eux.
Ensuite, lorsque le Conseil d’Etat chinois a mis en place une assistance téléphonique pour signaler des incidents de négligence dans la lutte contre l’épidémie, Wang a immédiatement averti que les dirigeants de son hôpital avaient caché des infections au sein du personnel médical. Sa meilleure amie a été parmi les premiers à contracter le Covid-19 et a été placée en soins intensifs avec insuffisance respiratoire et cardiaque le 23 janvier. Pour que Wang se fasse moins de souci, son amie lui a envoyé une photo d’elle, souriante derrière son respirateur. Mais ce geste a eu l’effet inverse. Après cette photo, m’a dit Wang, elle s’est sentie encore plus terrifiée et désespérée à l’idée de ne pas pouvoir éviter l’infection.
Mais Wang a continué de travailler et à peine deux jours plus tard – le 25 janvier – elle a commencé à tousser. Dans un SMS, elle m’a dit qu’une radio avait révélé une tache sur son poumon droit. Je lui ai dit de se reposer. Elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas, parce que son hôpital était de nouveau à court d’infirmières.
Soigne-toi toi-même?
En première ligne, Wang a vu un grand nombre de ses collègues craquer et pleurer dans la salle d’attente de l’hôpital. Elle m’a envoyé une vidéo d’une infirmière qui pleurait, recroquevillée dans un coin, et qui criait comme une hystérique qu’elle voulait démissionner. J’ai demandé à Wang ce qui était arrivé à cette infirmière, elle m’a répondu que des épisodes de ce genre étaient courants. Dès qu’un patient sonne depuis son lit, les infirmières se ressaisissent et se dépêchent de reprendre leur service.
Le 27 janvier, Wang a été testée positive au coronavirus. Ce jugement était fondé uniquement sur sa radiographie, même si la norme pour confirmer un cas de coronavirus à l’époque était d’utiliser un kit de test. Dans un délai de deux semaines, la Chine allait officiellement assouplir ses critères de comptage des cas, autorisant ainsi davantage de diagnostics fondés sur des symptômes caractéristiques.
Wang ainsi que d’autres collègues infectés ont reçu l’ordre de s’isoler chez eux. Fin janvier, des centaines de ses collègues étaient en quarantaine à domicile ou avaient été hospitalisés. Elle et son mari se sont installés dans des chambres séparées de leur appartement. Des semaines durant, Wang a vécu dans la peur, aussi bien pour elle-même que pour ses proches, notamment pour son fils de 4 ans, qu’elle avait laissé chez ses beaux-parents. Le superviseur de Wang lui a demandé de ne dire à personne qu’elle était infectée. Si quelqu’un lui posait la question, elle était censée répondre «non», pour éviter de semer la panique. A l’époque, de nombreux hôpitaux et médias avaient reçu l’ordre de ne pas parler de l’épidémie. Le 27 janvier, Wang m’a dit que le personnel médical avait été sommé de garder son sang-froid devant quiconque ne travaillant pas à l’hôpital.
Durant sa quarantaine chez elle, Wang n’a pas chômé: elle est entrée en contact avec plusieurs organisations de bénévoles en ligne qui s’efforçaient de fournir davantage d’EPI à son hôpital. Quand ses symptômes ont finalement diminué en intensité, le 27 février, elle a reçu deux tests de diagnostic à 24 heures d’intervalle, selon le protocole. Quand son test et celui de son mari se sont tous deux révélés négatifs, elle est immédiatement retournée au travail. «A ce moment-là, j’ai eu vraiment peur, me dit-elle. Je ne savais pas si je pourrais continuer. J’ai un fils. Je réalise maintenant que je veux un emploi où je suis plus en sécurité.»
En mars, l’entreprise technologique chinoise ByteDance (la société mère de l’application TikTok) a offert à chaque travailleur médical infecté la somme de 100 000 yuans (14 100 dollars). Mais comme l’infection au coronavirus de Wang n’avait jamais été confirmée par un test, elle s’est dit qu’elle ne pourrait pas prétendre à cette récompense. Quoi qu’il en soit, elle m’a dit qu’elle n’était pas intéressée par ce genre d’indemnisation. Ce qu’elle veut vraiment, c’est une enquête sur «les responsables gouvernementaux et hospitaliers qui ont dissimulé l’épidémie».
Une crise qui est loin d’être terminée
Un compte rendu final sur la crise du Covid-19 vient d’une amie de longue date, que j’appellerai Jing. Anesthésiste dans la ville de Shiyan, près de Wuhan, Jing n’aurait jamais imaginé qu’elle se retrouverait en première ligne d’une épidémie. Mais fin février, elle n’a pas eu le choix. La première vague de personnel médical était poussée à l’extrême limite de ses capacités physiques et psychologiques; pourtant le nombre de patients admis ne cessait d’augmenter.
En réponse à cela, l’hôpital de Jing a lancé un programme de formation destiné à enseigner aux spécialistes médicaux d’autres branches la façon de traiter des patients atteints de coronavirus en milieu clinique. Après un cours accéléré, Jing a été envoyée dans les tranchées. Quand je lui ai parlé le 22 février, elle a admis que lorsqu’elle a vu une ambulance amener un nouveau malade du Covid-19, son instinct immédiat a été de s’enfuir en courant. Mais elle a réprimé ce réflexe. En tant que prestataire de soins, son travail consiste à venir en aide aux personnes – et elle a donc réussi à travailler. Après sa première journée à la clinique, elle a une crise de larmes, longue et intense. Au début du mois d’avril, l’épidémie semble être pratiquement jugulée en Chine. Mais Jing est méfiante et hésite à baisser sa garde. Elle craint que les normes de sortie ne soient pas assez contraignantes et se demande si des tests adéquats ont été effectués dans des lieux comme les prisons et les services hospitaliers de long séjour. Compte tenu de la propagation du coronavirus à l’échelle mondiale, elle craint également qu’une vague de nouveaux cas ne soit importée d’outre-mer.
Alors que toute l’horreur de l’épidémie se déplace de mon pays natal vers le pays où je réside aujourd’hui, je veux que les gens sachent à quel point la situation a mal tourné à Wuhan
Quand j’ai parlé à Jing le 8 mars, elle m’a dit que ses supérieurs à l’hôpital ne partageaient pas son sentiment de vigilance. Au contraire, ils se comportaient comme s’ils avaient déjà remporté la bataille. «Bien que nous soyons reconnaissants envers les gens de tout le pays, ainsi qu’envers les équipes médicales qui sont venues nous soutenir à Hubei, envers les Chinois de l’étranger et envers la société civile pour leurs approvisionnements, m’a-t-elle dit, nous n’avons pas de remerciements à adresser à nos dirigeants, ni au gouvernement. La crise n’est toujours pas terminée et pourtant ils se précipitent déjà pour obtenir des récompenses au mérite.»
Alors que toute l’horreur de l’épidémie se déplace de mon pays natal vers le pays où je réside aujourd’hui, je veux que les gens sachent à quel point la situation a mal tourné à Wuhan. Quand je vois les gens dans mon quartier ignorer les appels à la distanciation sociale, cela me remplit de rage et de terreur. Tous ceux qui vivent hors de Chine doivent comprendre à quel point les travailleurs médicaux de ce pays se sont sacrifiés pour juguler l’épidémie.
Mais surtout, tout le monde doit reconnaître que la campagne contre le Covid-19 est loin d’être terminée et que nous allons tous vivre sous sa coupe pendant encore longtemps. Bien que le nombre de cas confirmés en Chine diminue et que les craintes immédiates de décès aient pu se calmer, les traumatismes du pic de l’épidémie vont rester. Et les médecins, les infirmières et les autres professionnels de santé, en particulier, vont continuer à affronter ce qu’ils ont vécu. Leurs blessures ne seront pas guéries de sitôt.
Tracy Wen Liu est auteure, journaliste et traductrice
Ce commentaire est publié en partenariat avec «ChinaFile», le magazine en ligne du Centre des relations Etats-Unis – Chine d’Asia Society. Copyright: Project Syndicate/ChinaFile, 2020. www.project-syndicate.org
Source: Le Temps. 7 avril 2020.
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