Le respect de la vie à l’heure du COVID : Un Rabbin et un Médecin qui se comprennent. Docteur Alain Toledano et Rabbin Michael Azoulay

Alain Toledano et Michael Azoulay

La crise sanitaire sans précédent du COVID19 pose de nombreuses questions médicales et éthiques. Leurs résolutions sont rendues plus complexes sous le feu des projecteurs médiatiques. Les « pseudo-scoops » alimentent nos échanges quotidiens et se répandent à vive allure, avant même d’avoir eu le temps d’y réfléchir ou de contextualiser.

Notre devoir d’honnêteté intellectuelle humaine, médicale et juive, est aussi de ne pas céder à l’immédiateté.

La philosophie religieuse porte un regard éclairant sur toutes ces problématiques. Le long de cet article à deux voix, nous poserons les éléments de contexte pour comprendre les enjeux de la discussion. Puis, nous réfléchirons ensemble à la double polémique ayant animé les débats de la semaine passée :

  • Celle de l’extension de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) du Rivotril*, pour faciliter la prise en charge des fins de vie.
  • Celle sur la hiérarchisation des patients (en nous focalisant plus spécifiquement sur les patients de cancérologie).

Ces discussions animent des « zoom-débats » en cette période de confinement, entre des autorités du monde rabbinique et médical.

La première zoom-discussion a eu lieu le 2 avril 2020, et la deuxième le 7 avril 2020, sous l’impulsion du rabbin Michael Journo, responsable de l’aumônerie israélite, et du Dr Bruno Halioua, président de l’association des médecins israélites de France (AMIF).

Nous partageons ces regards croisés, car comme disait Albert Einstein : « La science sans religion est boiteuse, la religion sans science est aveugle ».

Quelle est la situation de la fin de vie en France ?

En France, nous dénombrons près de 600 000 décès chaque année, 150 000 d’entre eux étant dus à des patients atteints de cancer et pratiquement autant de maladies cardiovasculaires. Le mardi 7 Avril 2020, on dénombrait plus d’1 million de cas de COVID19 dans le monde, dont 75 000 décès. En France ce jour-là, on comptait 8911 décès dus au COVID19, et 2417 en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).        

Classiquement, 58% des français meurent dans un établissement de santé. Dans le même temps, 27% des français meurent à domicile. La cause de la mort conditionne l’endroit où l’on meurt : on meurt plus souvent en établissement de soins lorsque la cause initiale du décès est une maladie infectieuse ou une tumeur maligne, que lorsqu’il s’agit d’une maladie du système nerveux.

Le lieu de décès varie également avec l’âge, le statut social et le sexe : les femmes, plus nombreuses en maison de retraite, y meurent au moins deux fois plus souvent. Le pourcentage de décès à domicile et de morts en clinique privée est plus élevé dans les régions du sud de la France. 86% des décès qui surviennent en établissement de soins ont lieu dans des services de courte durée, 12% en « soins de suite et de réadaptation » et 2% en « hospitalisation à domicile ».                                                                        

La surmortalité du COVID19 va modifier temporairement cette répartition, puisque cette crise sanitaire engorge les hôpitaux de façon générale et les réanimations de façon particulière. Du coup, les modalités d’accompagnement des fins de vie nécessitent une réflexion de fond plus accrue, afin de respecter nos principes moraux et philosophiques, y compris en temps de saturation du système de soins.   

Quelles sont les spécificités des patients de cancérologie ?

Le cancer est majoritairement une pathologie transitoire dont on peut guérir, surtout lorsque le diagnostic a été réalisé à un stade précoce, et le traitement adapté.

A des stades plus tardifs, le cancer diffuse dans l’organisme (métastases), et seuls certains rares cancers métastatiques guérissent. Les progrès thérapeutiques ont toutefois permis d’espérer vivre plus ou moins longtemps avec des maladies métastatiques, pour des patients qui ont des espérances de vie de plusieurs années, et s’apparentant à des maladies chroniques.

Ces précisions sont indispensables pour mieux appréhender les situations différentes de fin de vie dues à une infection au COVID avec un cancer avancé, ou un cancer disparu, ou encore un cancer contrôlé.  Lorsqu’un cancer n’est pas maîtrisé et l’espérance de vie est moindre, l’enjeu de la mortalité par infection reste aigu et différent d’une mort théorique par cancer à plus long terme.

La surmortalité des patients fragilisés par le cancer et le COVID fait souvent récuser certaines réanimations de patients, ce qui génère débat sur la priorisation des soins : ceci est dû à l’étiquette de cancer qui leur colle à la peau. Bien sûr, dans certaines phases de prise en charge palliative, avec une survie attendue restreinte à quelques mois, les problématiques diffèrent d’une phase de traitement actif et portant espoir à plus long terme.

Y a-t-il une pénurie de médicaments pendant le COVID19 : Oui

Oui. L’optimisation de l’utilisation des médicaments dans les services de réanimation est un défi, en raison du nombre toujours croissant de patients gravement touchés. L’anticipation de la surconsommation de certains médicaments est urgente, en raison de la crainte d’une pénurie de certaines molécules.  Cette réalité en Ile-de-France s’applique à tout le territoire français. Actuellement, les fournisseurs et les industriels ne sont plus capables de suivre la consommation médicamenteuse ou de certains dispositifs médicaux de nos hôpitaux. La crainte de rupture de stocks de la Pharmacie Centrale des Hôpitaux et la visibilité limitée à quelques jours incitent à prendre des mesures. Cette situation de pénurie est inédite mais assez logique. Au lieu d’avoir des malades variés qui requièrent des traitements très différents, les services de réanimation se retrouvent actuellement avec une majorité de patients Covid+ qui ont besoin des mêmes molécules : c’est cette quantité de patients identiques, inconnue jusqu’alors dans nos unités, qui entraîne la pénurie médicamenteuse.                                                                                   

Il y a une forte tension sur les hypnotiques, molécules utilisées pour maintenir endormis les malades en réanimation.  Nous craignons également une pénurie rapide de curares, qui permettent au patient, une fois endormi, de l’empêcher de bouger et ainsi de consommer moins d’oxygène.

Les curares sont nécessaires car ils permettent à ces malades présentant un syndrome de détresse respiratoire aiguë [SDRA] de se laisser complètement ventiler par le respirateur.

La dernière autre préoccupation concerne les antibiotiques. Il risque d’y avoir une surconsommation dans les jours et semaines à venir, parce que ces patients de réanimation sont fortement exposés au risque d’infection nosocomiale.  

Ces trois groupes de molécules sont essentiels pour sauver des vies. A ce stade, il a été proposé une optimisation des protocoles de sédation afin de limiter toute utilisation non absolument nécessaire.

Que veut dire dispensation du Rivotril* injectable par décret temporaire de facilitation ?

Le Rivotril*-clonazepam est un antiépileptique appartenant à la famille des benzodiazépines. Il peut s’administrer par voie orale ou par voie injectable, l’effet thérapeutique et les toxicités dépendent de la dose. Ces benzodiazépines sont des molécules qui agissent sur le système nerveux central et entraînent une dépendance ; leur prescription est soumise à autorisation spéciale. Ils possèdent 5 propriétés fondamentales mais à des niveaux différents en fonction de leur structure chimique : amnésiantes, anxiolytiques, sédatives et hypnotiques, myorelaxantes (décontractant les muscles), anti convulsivantes.                                                                                      

Un décret temporaire de dispensation du Rivotril* injectable en pharmacie d’officine vient d’être publié (et a fait couler à la hâte beaucoup d’encre). Jusqu’au 15 avril 2020, son obtention est plus aisée, sur présentation d’une ordonnance portant la mention « PRESCRIPTION HORS AMM DANS LE CADRE DU COVID-19 » pour permettre la prise en charge des patients atteints ou susceptibles d’être atteints par le virus SARS-CoV-2 et dont l’état clinique le justifie. La Prise en charge par l’assurance maladie (suppression franchise pour l’assuré) est garantie par l’Etat, pour éviter tous débours financiers supplémentaires aux nécessiteux.  Le médecin se conforme aux protocoles exceptionnels et transitoires relatifs, d’une part, à la prise en charge de la dyspnée (gêne respiratoire) et, d’autre part, à la prise en charge palliative de la détresse respiratoire.

Quel est le problème de la dyspnée de la fin de vie

Lorsque vient le moment où la dyspnée n’est plus « un symptôme intolérable qu’il faut combattre pour vivre correctement », mais « un symptôme intolérable qui doit être combattu pour mourir dignement », le médecin est souvent confronté à des difficultés aussi grandes que le sont ses responsabilités.

Ces prises en charge de dyspnée de fin de vie diffèrent lorsque cela se passe à l’hôpital, ou en EHPAD ou à domicile. Les hôpitaux étant saturés en période de COVID19, la sensibilisation de tous les médecins à cette situation clinique particulière, et l’adaptation des outils médicamenteux (dont les principaux font défaut actuellement), sont une mission salvatrice de santé public.

En cas de dyspnée, l’hospitalisation dans un service médical « aigu » est généralement considérée plus rassurante, au regard de la forte angoisse que ce symptôme suscite chez le patient et sa famille. Cela est le souvent possible, hors période COVID.

Par ailleurs, les unités de soins palliatifs sont peuplées dans 80 % des cas de patients traités pour cancer.  Le « diagnostic de fin de vie » est souvent porté avant l’admission, l’hospitalisation servant au meilleur accompagnement des personnes. Cette phase palliative signifie qu’il n’y a pas d’espoir de guérison ni de traitement curatif. De cette identification va dépendre la qualité de la prise en charge. Autant le diagnostic de fin de vie est souvent posé en cancérologie, autant il est plus rare, et plus difficile, dans le cas de maladies non cancéreuses comme les insuffisances respiratoires, notamment celles dues aux infections.

Qu’est-ce que la sédation en fin de vie ?

Face à une souffrance physique, les indications à la sédation sont salvatrices. La sédation est l’un des outils thérapeutiques disponibles en soins palliatifs, pour tenter de répondre à certaines questions complexes qui se posent à la fin de la vie. Dérivée de l’anesthésie, elle consiste à utiliser des médicaments pour diminuer la vigilance d’un patient lorsque tout espoir de guérison ou d’amélioration a dû être abandonné. La priorité est alors donnée au soulagement. Cette diminution peut aller jusqu’à une perte de conscience, un coma artificiel.  

Dans le cadre des soins palliatifs, l’objectif est de réduire la perception d’une souffrance vécue comme insupportable par le malade, quand – et seulement quand – tous les autres moyens supposés efficaces pour soulager cette souffrance ont déjà pu être proposés et/ou mis en œuvre sans résultat.

S’agissant d’une technique d’anesthésie, il est possible de moduler la profondeur du coma induit selon les médicaments utilisés et/ou les doses employées. Le coma léger permet de maintenir un contact minimum avec le patient, alors que le coma plus profond évoque une anesthésie générale. Toutefois, une véritable anesthésie générale requiert une assistance respiratoire sans laquelle le patient cesserait de respirer et mourrait asphyxié.

En soins palliatifs, l’idée de mettre une personne en train de mourir de sa maladie sous sédation, pour qu’elle souffre moins, et en même temps de la réanimer avec un respirateur, paraitrait paradoxale. La sédation ne vise donc pas des niveaux de coma aussi profonds que l’anesthésie générale.    

                                           Une sédation est toujours réversible : quand on arrête la médication, le patient se réveille. La décision de sédation, geste thérapeutique relevant du champ médical, doit donc être d’emblée clairement dissociée de ce que serait une décision d’euthanasie, avec laquelle certains discours la confondent volontiers. La Société française d’Accompagnement et de soins Palliatifs (SFAP) a publié en 2009 des recommandations visant à clarifier ce débat et à guider les médecins dans leur pratique.

Existe-t-il des situations extrêmes ? Oui

Oui. Il est important de différencier les situations de fin de vie à risque vital immédiat de celles à risque vital à court ou moyen terme. L’asphyxie peut être un tableau atroce que l’on peut soulager. Un patient en train de mourir est plus ou moins conscient, plus ou moins anxieux, et plus ou moins douloureux. Ces trois critères sont déterminants pour permettre au médecin d’envisager le meilleur accompagnement de fin de vie, qui n’est pas synonyme de précipitation.

La sérénité dans cet accompagnement est primordiale pour les patients, leur famille, et les équipes soignantes. Tous ces acteurs sont rassurés pendant le dernier combat, mais également avant celui-ci, de savoir qu’existe ce pouvoir de soulagement, cette possibilité de coma artificiel provoqué. Cela diminue le stress physique et mental.

Administrer des traitements de dernier recours nécessite de vérifier si toutes les alternatives ont été utilisées, et si les traitements ont été adaptés et bien conduits.

Peser soigneusement les bénéfices et inconvénients est indispensable. La morphine est le médicament le plus connu pour soulager les douleurs insupportables, le dosage est adaptable à chaque situation.   

Les souffrances morales ne se soignent pas forcément par des médicaments. La parole, l’espoir, ou encore la prise de recul peuvent apaiser en fin de vie. Les mots ont un pouvoir peu exploité. Le raisonnement médical doit être confronté au raisonnement humaniste dans les situations délicates. Lorsque cela est possible, un environnement adapté, une équipe formée et compétente, une confrontation de différents points de vue, sont indispensables dans l’accompagnement des fins de vie. Penser le temps d’accompagnement, quand les symptômes l’autorisent, est un gage de qualité. Les processus de sédation ne sont pas irréversibles et peuvent se réévaluer alors qu’ils sont en cours.

                                                                                 « Tout est poison, rien n’est poison, il n’y a que la dose » disait Paracelse, médecin ayant contribué à passer de l’alchimie à la chimie. Le principe d’augmentation progressive des doses, et celui des expertises partagées, sont importants à conserver.

Si nous souffrons de manque de places dans les hôpitaux, communiquer est facile et reste un devoir. Savoir passer la main, lorsque c’est possible, est un signe d’intelligence. L’obligation de moyens qui prévaut en médecine s’applique également à la fin de vie. La solution ultime, quand on n’y arrive pas, ce n’est pas la mort, c’est de trouver mieux, ailleurs, autrement.

L’action gouvernementale d’extension d’autorisation temporaire du Rivotril*, sous sa forme injectable, paraît donc être juste, solidaire, et adaptée à cette situation de crise sanitaire. Elle ne remet pas en cause les bonnes pratiques cliniques et éthiques établies en matière d’accompagnement des fins de vie. Mettre à disposition un sédatif supplémentaire diffère radicalement de l’utilisation euthanasique détournée que certains pourraient faire accroire.

Quelles sont les priorités en matière de soins médicaux en éthique médicale juive ?

C’est d’abord l’humilité qui doit caractériser les hommes de religion face à des questions aussi sensibles auxquelles sont confrontés in situ les soignants. Et ce, d’autant plus qu’il leur faut « penser la complexité du monde » (Edgar Morin) que constitue chaque être humain dont ils ont la charge. « Quiconque sauve une vie est considéré comme ayant sauvé un monde entier »[1]

Ces modestes réflexions ont pour seule prétention d’aider à éclaircir les processus de décision dans le contexte tendu de la crise que nous traversons.

Les décisionnaires[2] experts en éthique médicale du judaïsme ont déterminé un certain nombre de priorités en matière de soins dont nous exposerons les principales.

Précisons que cette hiérarchisation trouve à s’appliquer lorsque deux individus ou plus, requérant des soins vitaux, sont hospitalisés simultanément et que seul l’un d’entre eux peut être pris en charge :

  • Priorité sera donnée à celui dont les chances de guérison sont les meilleures. Une personne ne présentant pas de comorbidité sera donc prioritaire par rapport à celle affectée par des maladies associées.
  • Le meilleur pronostic vital de celui qui recevra les soins constitue un autre critère de priorité. C’est ce qui ressort d’un célèbre texte talmudique[3] mettant en scène deux hommes en chemin dont seul l’un d’entre eux possède une gourde qui lui permettra d’atteindre un point d’eau : s’il partage sa gourde avec son compagnon d’infortune, tous deux mourront, la gourde ne contenant pas assez d’eau pour assurer la survie des deux voyageurs. Deux sages s’opposent quant à la conduite à adopter. Le premier estime qu’il est préférable que les deux boivent et meurent plutôt que l’un survive en laissant mourir son prochain. Son contradicteur juge quant à lui que la vie du détenteur de la gourde a priorité sur celle de son prochain. Son argument est simple : en partageant la gourde, ils vivront certes tous deux un certain temps, mais en conservant sa gourde, son propriétaire vivra plus longtemps que le voyageur démuni : la « longue vie » doit primer sur la « vie éphémère », pour reprendre les termes des commentateurs de ce texte. On observera que dans ce débat on ne trouve aucun critère d’appréciation de la valeur d’une vie : ni l’âge ni le statut social par exemple ne sont invoqués pour estimer que l’un mériterait plus d’être sauvé que l’autre.
  • Toutefois, le rabbin Moché Feinstein[4] émet une réserve d’ordre psychologique : il faudra agir de telle manière que le patient écarté au profit de celui dont le pronostic vital est meilleur ne risque pas de perdre tout espoir en voyant qu’un autre patient lui est préféré.
  • Nonobstant le texte talmudique précité, les décisionnaires sont partagés quant à la question de savoir si une personne jeune prime ou pas sur une personne âgée selon qu’ils prennent en considération la vie à construire du plus jeune ou plutôt l’idée que toute vie a intrinsèquement une valeur infinie qui n’est en rien liée aux réalisations futures.

Y a-t-il une hiérarchie des patients accédant à la réanimation ?

Étymologiquement, la notion de hiérarchie est basée sur le caractère plus ou moins sacré attribué à une personne, un concept ou une chose. C’est, au départ, un critère qui permet d’établir un ordre de supériorité ou de priorité. Ceci explique son usage fréquent dans les classifications théologiques ou matérielles. Comment pourrions-nous moralement nous autoriser à l’appliquer pour l’homme ?

Depuis le début de la pandémie au COVID19, comme ce fut déjà le cas en Italie ou en Espagne, les services de réanimation saturés sont parfois confrontés à des choix difficiles. En France, des recommandations destinées aux professionnels ont été publiées.  Les choix que les médecins ont ou auront parfois à faire, face à l’afflux d’un trop grand nombre de patients atteints du Covid-19 dans les services de réanimation, s’invite dans l’espace public. Ne soigne-t-on que les personnes dont on a l’intuition qu’on peut les sauver ? Sur quels critères se basent les médecins pour prendre ces décisions ?

« Au quotidien, un homme de 77 ans qui ne quitte plus son fauteuil roulant a déjà moins accès à la réanimation qu’un jeune homme de 45 ans, ou un homme âgé de 86 ans en bonne santé. 

Dans le cadre de la pandémie de Covid-19, la question se pose autrement. Normalement, le lit de réanimation, on l’a. Aujourd’hui, il est possible, parfois, qu’un seul lit soit disponible pour deux ou trois personnes. Et là, il faudra effectivement choisir qui va bénéficier de ce soin.

Le tri des médecins militaires sur un champ de bataille en est la parfaite illustration, car « ne pas choisir, c’est encore choisir », comme disait Jean Paul Sartre.

Si beaucoup de patients infectés au COVID, admis en réanimation, n’en garderont aucune séquelle, d’autres peuvent demeurer handicapés ou mourir. L’évaluation des comorbidités est déterminante pour tenter de prédire leur devenir. La question de l’acharnement thérapeutique et des soins de fin de vie peut alors être posée.  Si les médecins doivent décider en leur âme et conscience, ils doivent avoir à l’esprit non seulement l’intérêt du patient, mais aussi les contraintes du service et les contraintes légales. Dans cette situation, la réflexion éthique trouve toute sa place.

L’admission en réanimation est discutée au regard des chances de guérison, sachant que le développement des techniques de suppléance d’organe (respiration artificielle, rein artificiel…etc.) permet parfois de traiter efficacement des maladies de gravité extrême.

C’est pour guider au mieux possible les praticiens durant cette période de pandémie que les deux sociétés savantes sur le sujet, la Société française d’anesthésie et de réanimation (Sfar) et la Société de réanimation de langue française (SRLF) ont publié, le 19 mars, une liste de recommandations communes destinées aux professionnels.

« Ces questions sont moralement et émotionnellement difficiles, source d’anxiété et de stress et un soutien (psychologique ou spirituel) devrait pouvoir être proposé à tous, patients, proches et soignants », préconise dès son introduction ce document de huit pages.

Quelles sont, concrètement, les recommandations faites par la Sfar ?

L’association définit plusieurs principes à respecter pendant cette période :       – La collégialité : si la décision reste la responsabilité d’un seul médecin, elle doit être prise, selon la Sfar et la SRLF, en concertation avec l’équipe soignante (ce qui est déjà plus ou moins le cas dans la plupart des services).  – – Le respect des volontés et valeurs du patient, qu’elles soient exprimées par le patient, ou par des proches.

-La prise en compte de l’état antérieur du patient, comprendre sa fragilité, son âge (à prendre « particulièrement en compte pour les patients Covid »), ses comorbidités, ainsi que son état neurocognitif.

-La prise en compte de sa gravité clinique actuelle, en procédant à l’évaluation du nombre de défaillances d’organes au moment de la prise de décision de placer un patient en réanimation.

– Enfin, l’évaluation de son confort : douleur, anxiété, agitation, dyspnée, encombrement, asphyxie, isolement.

Ce document rappelle « la garantie d’un accompagnement et de soins pour tous, respectueux de la personne et de sa dignité ».

Parle-t-on de hiérarchie des patients ou de hiérarchie de l’affectation des ressources allouées ?

Parle-t-on bien ici de la hiérarchie durant les organisations de crise où les ressources du système de santé sont limitées ? Ou bien de la hiérarchie des valeurs sociétales concernant la considération de la vie des individus ?

Chaque type de hiérarchie organise les pouvoirs et donc les organisations.

Notre république démocratique est fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité des hommes. Notre système de soins est basé sur une solidarité totale. Notre philosophie sociale est humaniste, l’état est laïc, mais la liberté de culte y est assumée. Craint-on une hiérarchie de dominance où des individus se pensant plus importants pourraient accaparer l’espace et les ressources ?

L’égalité neutralise toute forme de domination, elle doit rester une réalité en plus d’être une devise : il n’existe pas plus de hiérarchie entre les vies des uns et des autres qu’il n’existe de hiérarchie entre les intérêts des soignants.

La hiérarchie de l’attribution des ressources limitées est un sujet clé en cette période de pic d’épidémie. La hiérarchie entre les différentes valeurs que l’on donnerait à la vie aurait à nous alerter urgemment.

C’est la hiérarchie qui recèle le pouvoir, pas les individus qui la composent : un homme faible en haut de l’échelle hiérarchique est infiniment plus puissant qu’un homme fort resté à l’écart ; notre réaction sociétale à ce manque de ressources doit être collective.

Le danger physique est le virus, mais pas le danger moral. La défaite morale serait une hypothétique hiérarchisation des vies des patients quels que soient les critères. Ceci est différent de la hiérarchisation des choix d’allocation des moyens limités dont nous disposons pour soigner.

Pour une maladie passagère et le plus souvent curable comme le COVID, la problématique est différente que pour une maladie de cancer avancé à un stade palliatif, sur le plan éthique.

Même si une vie reste une vie, le problème de l’espérance de vie théorique interroge sur les moyens à allouer en période de manque. A l’acharnement thérapeutique on préfère le terme d’obstination déraisonnable. « En toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade, l’assister moralement et éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique » (article 37 du code de déontologie).

Une hiérarchisation de l’allocation des ressources s’inscrit simultanément dans l’espace, dans le temps, et dans un contexte sociétal. C’est une forme de responsabilité prêtée aux soignants par la société. Cette responsabilité n’est pas figée et appelle la remise en question perpétuelle en faveur de la vie.

L’établissement de la hiérarchie des ressources à allouer aux personnes se fait d’après le degré d’abstraction de notre évaluation de ce que sera le besoin futur de moyens à affecter.  Cette hiérarchisation d’allocation des ressources est une nécessité du moment et pas une valeur. Les valeurs du système de soins sont questionnables, alors que la valeur de la vie est absolue et pas aléatoire : il en résulte que si le problème du choix entre deux vies est insoluble, celui des moyens à allouer prioritairement en cas de nécessité relève de notre devoir.

La valeur de toute idée dépend de l’utilisation qui en est faite.

Des enjeux éthiques

Le comité consultatif national d’éthique (CCNE) a rendu publique le 1er avril 2020 sa « Réponse à la saisine du ministère des solidarités et de la santé sur le renforcement des mesures de protection dans les EHPAD et les USLD (Unités de soins de longue durée).  Le CCNE affirme les principes qui doivent éclairer toute décision de confinement renforcé de personnes âgées dans la chambre de l’établissement qui les héberge. L’arbitrage selon des critères respectueux soucieux de l’intérêt de la personne et de ses droits doit permettre d’envisager des mesures concertées, circonstanciées, proportionnées et évaluées de manière continue.

« Il faut faire confiance à celles et ceux qui, nuit et jour, sont les veilleurs de notre démocratie. Ce sont des professionnels responsables. Qu’on leur donne plutôt les moyens d’assumer la plénitude de leurs responsabilités. C’est le meilleur soutien qui peut leur être apporté, avec une reconnaissance publique réelle » a dit le Pr Emmanuel Hirsch. « Ils ne demandent pas ces hommages qu’on leur refusait pendant trop longtemps, mais d’être respectés pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils font. Ils sont ces acteurs de notre démocratie dont nous devons être fiers. Nous les remercions de leur engagement : il signifie tant pour nous, plus encore pour celles et ceux auxquels ils témoignent de notre humanité et qu’ils n’abandonnent pas. » 

Voilà que dans une société qui a plus l’habitude du gâchis et de gérer le surplus, nous apprenons dans l’urgence à nous confronter au manque et à ses dégâts ; quand on imagine que c’est la situation habituelle de certains pays, ça donne à réfléchir.

Nous aurons à repenser notre rapport au matériel et notre rapport au spirituel.


[1] Talmud de Babylone, traité Sanhédrin.

[2] Posqim en hébreu, désignant des autorités réputées pour leurs connaissances en matière de Loi juive.

[3] Talmud de Babylone, traité Baba Metsia page 62 folio a.

[4] Une des décisionnaires les plus éminents du judaïsme orthodoxe américain reconnu par l’ensemble du monde juif. Il est décédé en 1986.

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