Bonjour, Ce matin, un cosmonaute est passé sous ma fenêtre – j’habite au premier étage sur rue. Une combinaison blanche ceinturée l’enveloppait de la tête aux pieds, son visage était protégé derrière un genre de hublot en Plexiglas, et ses mains gantées. Ce n’était pas un préposé à la désinfection des rues, comme en montraient des photos glaçantes prises en février à Wuhan en Chine. Mon cosmonaute rentrait du supermarché voisin, un paquet de céréales et des poireaux dépassaient de son sac. S’il ressemblait à un fantôme parmi les autres masqués tirant des chariots à provisions, c’était du moins un fantôme qui mange des poireaux et des céréales. En temps normal, j’aurais apprécié l’art du décalage, une performance d’artiste sans doute destinée à alerter nos consciences écologiques. En temps de confinement, j’ai préféré rire – on se défend comme on peut des paranoïaques qui ont, hélas ! si souvent raison. En aspirant au déconfinement, j’ai eu la vision spectrale de ce qui nous attend. La liberté d’aller et venir, lorsque nous la recouvrerons, sera-t-elle réservée aux cosmonautes ? Mon frère Bruno, qui a tendance comme moi à souffrir des possibles que tout choix force à abandonner, adore les blagues idiotes du type : est-ce que tu préfèrerais avoir des jambes en mousse ou des bras de 3 mètres de long ? Eh bien, nous voilà dans une alternative similairement absurde. Est-ce que tu préfères vivre librement auprès des tiens mais sans jamais franchir la clôture de ton jardin, ou bien aller et venir où bon te semble, rencontrer qui tu veux, mais en revêtant en tout lieu une carapace étanche ? Va-t-il falloir choisir entre la liberté intérieure et l’enfermement dehors ? La liberté est une notion peut-être trop massive pour éclairer le problème. Prenons-le par la petite porte, une petite porte ouverte (ou fermée) : le dehors. Que serait un monde privé de dehors, une vie privée d’ailleurs ? Michel Foucault avait trouvé un mot savant pour désigner ces dehors du monde, ces bords hors-bornes du social, ces lieux autres : hétérotopies (littéralement : lieux autres). Sont hétérotopiques les “lieux réels hors de tous les lieux. Par exemple, il y a les jardins, les cimetières, il y a les asiles, il y a les maisons closes, il y a les prisons, il y a les villages du Club Méditerranée, et bien d’autres”. Mais s’il n’y a plus de dehors, il n’y a plus d’intérieur non plus ; s’il n’y a plus que les hétérotopies, tout lieu ressemble à un cimetière, à un asile, à un jardin clos. Dès lors, ce sont les rues, les cafés, les places publiques, les trains, les plages, les villes, le pays lointain qui disparaissent. Ils n’ont plus de lieux. Ils deviennent u-topies. Le monde est une utopie. Le seul lieu qui nous restera sera-t-il l’étroitesse d’une combinaison de cosmonaute ? Allez, on pourra quand-même en choisir la couleur ! Et rien de tel que le pessimisme joyeux du philosophe Pierre Zaoui pour nous apprendre à traverser la catastrophe sans peur irraisonnée ni fascination morbide. La conversation par e-mail que j’ai eue avec lui a commencé par une question simple : comment vas-tu ? De quoi prendre des forces avant de lire demain une enquête sur les conséquences de la pandémie de Covid-19 sur l’accompagnement de la fin de vie. Catherine Portevin |
Source: Philosophie magazine.
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