Nous regardions hier en famille le film « Rabbi Jacob », sur France 2 à 14h, avec Louis de Funès, quand je reçus un appel de Matsa. Pour égayer les téléspectateurs confinés chez eux pendant le COVID, le service public audiovisuel a revu sa grille des programmes, en proposant des grands films du patrimoine français. La semaine dernière nous avions ri ensemble devant la Grande Vadrouille. Je me demandais bien ce que Matsa souhaitait, ne lui ayant pas parlé depuis près d’un an.
La scène du « chewing gum » étant passée, je décrochais, surtout qu’en ce moment chaque appel d’une connaissance permet potentiellement de conseiller sur une fièvre ou une toux.
Il y a quelques années, chaque famille avait un téléphone fixe à la maison. Depuis que les téléphones portables et internet sont arrivés, nos appareils ont remplacé les appels, qui sont devenus réservés pour les conversations avec nos proches ou pour les urgences. Aujourd’hui, nous pouvons faire presque tout sans avoir à parler à quelqu’un d’autre. Mon temps d’écran moyen cette semaine était de 6h32 quotidiennement. Sur mon Smartphone, je commande de la nourriture, je discute avec mes collègues, je ratisse les journaux et les réseaux sociaux…
Matsa, 55 ans, était ma voisine et la gérante du vidéoclub du quartier de mon enfance. A l’époque d’avant le téléchargement, les français louaient 25 millions de vidéos par an, à tarif unique. Elle travaille maintenant chez Netflix-France.
Matsa faisait partie des toutes premières patientes que j’ai traitées pour un cancer du sein en 2003, elle en est guérie. Ce moment de vie était resté léger, malgré l’incertitude provoquée par ce diagnostic. Cela était essentiellement dû à notre relation soignant-soignée, qui s’inscrivait dans la continuité de nos liens de 30 ans. La confiance était construite avant cette tempête.
Matsa voulait juste prendre de mes nouvelles
Matsa voulait juste prendre de mes nouvelles, à l’approche des fêtes de Pessah (Pâque juive), et certainement me donner des siennes. En effervescence logistique, pour provisionner les tonnes de mets à préparer, cette année est la première où elle resterait à Paris pendant les fêtes. Tout produit dérivé de la farine des 5 céréales : blé, orge, seigle, avoine, et épeautre, ayant levé ou fermenté, étaient interdits à la consommation pendant pessah (le hamets). Chaque foyer juif veille à ne plus en posséder pendant huit jours. Cela donne lieu à un grand concours de ménage inter-habitation, qui tombe bien, puisqu’il coïncide avec le ménage de printemps. Zouk Machine, dans Maldon, aurait chanté « Ka sa yé misyé bobo… nétwayé, baléyé, astiké, kaz la toujou penpan…».
Je demandais à Matsa des nouvelles de son job chez Netflix, elle qui était une entrepreneuse en série. Elle me dit ne pas être satisfaite des outils de télétravail que sa boîte lui avait fournis, mais que ce chômage partiel tombait à pic, pour faire le ménage dans sa vie. Elle se sentait mal à l’aise avec les web-réunions, elle qui prenait habituellement la parole pour plaire, pour émouvoir et pour convaincre.
Sa vie professionnelle était actuellement l’illustration de l’histoire des générations humaines. Des jeunes loups lorgnaient son poste en piaffant. Eux faisaient des Zooms pendant ce confinement, quand elle s’occupait avec la zumba. Ils attendaient l’heure de prendre le pouvoir à la génération précédente (X), qui vieillit, et parfois s’use et décline. Les guerres de successions peuvent être terribles.
Pourtant, elle comprenait bien le cycle de croisement entre un processus qui veut rester le plus longtemps au centre de la scène, et un cycle montant, qui veut occuper le centre le plus vite possible. Il y avait un antagonisme générationnel qui dégénérait en conflit. La génération Y (également appelée «digital native») dont ils faisaient partie, en référence à la forme des écouteurs sur leurs oreilles (en forme de «Y»), était de mèche avec les Z, dont la particularité est d’être nés avec «une tablette entre les mains». Cette génération Z passe 25% de sa vie devant des écrans et ce, quel que soit le lieu où elle se trouve (en voiture, en marchant, etc.). 79% des Z se déclarent même stressés lorsqu’ils sont trop éloignés de leur Smartphones. Peu leur importe d’être confinés, ou de flâner ensemble dans les parcs, ils vivent sur Facebook, Whatsapp et Insta.
La pensée de Matsa semblait être sa nostalgie, elle désirait je ne sais quoi.
« La nostalgie vient quand le présent n’est pas à la hauteur des promesses du passé ». Pendant son ménage de pessah, Matsa me racontait ce qu’elle avait retrouvé dans ses vieux cartons, où elle rangeait des souvenirs. Un magnétoscope avec la cassette VHS de Rambo, que je lui louais tous les mois à l’époque. Mieux que le DVD ! Le minitel sur lequel on avait regardé les résultats de mon baccalauréat en 1995, sur le 3615-Bac. La platine de vinyle où l’on passait Bill Withers et Earth Wind & Fire, pour la boom de mes 16 ans. Le walkman avec les K7 audios de Michael Jackson, dont la bande magnétique se déroulait tout le temps ; heureusement que nos crayons à papier étaient là. On s’y enregistrait sur le bouton Rec. Un téléphone filaire à cadran rotatif, où l’on redoutait de se coincer le doigt, ou de se tromper de chiffre pour ne pas tout recommencer. Chaque appel mimait un bruit de mitraillette. On mettait trois minutes pour composer un numéro à sept chiffres. Enfin, des pièces de 10 francs bicolores or et argent, et leurs ancêtres de dix francs en bronze.
Années 80, époque bénie où régnait une certaine insouciance
Tout au long de cette conversation, Matsa nous avait offert un voyage dans les années 80, époque bénie où régnait une certaine insouciance, et où les réseaux sociaux n’avaient pas encore leur mot à dire. On regardait trois chaînes à la télé en fabriquant des scoubidous. Avec la redécouverte de quelques objets cultes, disparus mais pas oubliés, elle évoquait ce passé qui a construit son avenir. Comme si la recherche du temps perdu passait par la quête d’objets périmés.
Eh oui, la maladie peut s’oublier, mais pas la vie d’avant
« La nostalgie, c’est comme les coups de soleil : ça fait pas mal pendant, ça fait mal le soir » disait Desproges. Pendant que Dalida chantait en arrière fond de notre conversation « Laissez-moi danser, laissez-moi, laissez-moi danser chanter en liberté, tout l’été ; laissez-moi danser, laissez-moi, aller jusqu’au bout du rêve… », je lui souhaitais bonnes fêtes, et oubliais notre passé commun en radiothérapie, pour ne me souvenir que des années magiques de mon enfance passée près d’elle.
Eh oui, la maladie peut s’oublier, mais pas la vie d’avant.
Docteur Alain Toledano, Cancérologue, est Président de l’Institut Rafael, Maison de l’Après-Cancer
Est-ce bien le moment ? Est-ce bien le sujet ? Quel est le sujet ? Oui c’est vrai l’époque a bien changé et le ton de l’article est bien contemporain.